Il y a un siècle....

Contre la loi des trois ans
Jaurès à la Chambre 17 juin 1913

 

Le projet [que la commission et le gouvernement] soumettent à la Chambre, en accroissant la durée du service de caserne, rend plus difficiles à tous les points de vue, au point de vue financier, au point de vue militaire, au point de vue social, la grande organisation militaire que réclame le pays républicain, la préparation et l’éducation physique de la jeunesse, l’éducation, l’entraînement, l’encadrement des réserves et, par cela seul que ce projet ferme à l’institution militaire en mouvement les routes de l’avenir, il la refoule nécessairement, vers les formes du passé, vers le type suranné de l’armée de métier. A ce projet j’oppose maintenant un ensemble de dispositions [...]

Notre projet, Messieurs, est d’accroître la puissance défensive de la France. Plus nous voulons qu’elle porte haut son idéal, son action sociale et humaine, plus nous voulons qu’elle puisse mettre toute sa force au service de cet idéal en pleine sécurité et en pleine indépendance. J’ai déjà [...] cité le mot de Machiavel : «L’histoire se rit des prophètes désarmés.» Nous qui [...], maintenant l’affirmation du droit, voulons répudier à jamais toute politique d’aventure et de revanche, nous qui voulons préparer par la paix définitive et garantir une civilisation supérieure où la force partout présente de la démocratie et de la liberté, réparera les antiques violences, nous voulons que nul ne puisse imputer cette offre magnanime de paix à la débilité peureuse d’un peuple mal assuré de lui-même.

Et non seulement nous voulons porter au maximum la force défensive, la force d’indépendance de ce pays, mais nous voulons l’organiser pour la défense en prévoyant les pires hypothèses, c’est-à-dire en prévoyant le cas où la France aurait à se défendre toute seule, sans secours extérieur et sans alliance, contre ses ennemis éventuels. Ce n’est pas que nous fassions fi des concours que la France, par l’habileté et la sagesse de sa diplomatie, pourrait s’acquérir dans le monde, mais nous pensons qu’un peuple, quand il calcule les chances de l’avenir et l’effort nécessaire d’indépendance et de salut, ne doit compter que sur sa force.

À l’heure où s’est vérifiée, où s’est réalisée, l’hypothèse prévisible et prévue de l’accroissement des armements de l’Allemagne, le devoir des dirigeants français était non pas de se rejeter vers la routine, vers la formule trop facile de la loi de trois ans, mais de développer énergiquement, par l’éducation de la jeunesse, par l’organisation des réserves, par l’armement du peuple sur place, par le perfectionnement de tous les moyens techniques de mobilisation et de concentration, les garanties d’avenir qui conviennent à un grand peuple de démocratie, et le plus déplorable, Messieurs, dans la solution hâtive d’expédients subalternes qui a été adoptée, c’est qu’elle désapprend au pays de France la vertu qu’elle a le plus besoin d’apprendre : l’esprit de suite et de continuité.

Voilà des années qu’à ce peuple nerveux, aux impressions fortes, aux émotions soudaines, on dit : Si le péril allemand grandit, si le militarisme allemand trouve dans la croissance de sa population et dans l’utilisation plus intensive de ses contingents des ressources nouvelles, ne t’émeus pas, ne te trouble pas. Tu as dans tes ressources de démocratie, dans la possibilité de mettre en oeuvre et en action toutes les forces populaires, des garanties incomparables.

Et voici qu’au jour où, en effet, se réalise l’hypothèse prévue, annoncée, au lieu de dire au peuple : Creuse et ouvre plus vite le sillon que tu avais commencé à ouvrir, on lui dit : Tout est perdu si tu n’abandonnes pas l’effort commencé, et si tu ne te rejettes pas brusquement vers des solutions que, depuis huit ans, tu avais dépassées et jetées aux choses mortes.

Eh bien, Messieurs, un gouvernement manque à la France, lorsque, à ce pays qui a toutes les forces, tous les élans, toutes les énergies, auquel ni la persévérance, ni la méthode ne font défaut, ses gouvernants, selon les caprices de l’heure, changent brusquement de direction. C’est là qu’est la diminution morale et la diminution militaire de ce pays.

Et où le mène-t-on ? Que lui propose-t-on ? Qu’est-ce qu’on substitue à la solution de démocratie qui a été par là même la solution française ? Ce qu’on propose, c’est un plagiat du militarisme allemand, le plagiat le plus absurde, d’abord, et le plus inopportun, ensuite. Le plus absurde, parce que vous allez porter votre lutte avec l’Allemagne précisément sur le terrain où vous êtes sûrs d’avance d’être vaincus.

Dans la concurrence numérique des effectifs de caserne, vous êtes d’avance les vaincus. Vous êtes obligés de reconnaître que vous êtes vaincus tout de suite. Malgré la loi de trois ans, vous aurez d’emblée, comme entrée de jeu, dans la partie nouvelle, une infériorité de près de 200 000 hommes ; et comme vous avez dit à ce pays, monsieur le ministre, que c’est dans la force de caserne que réside la garantie principale d’une nation, comme au lendemain même du sacrifice que vous aurez demandé au pays, le pays, regardant vers l’horizon, constatera qu’il est encore en infériorité de 200 000 hommes, le sacrifice que vous lui demandez s’aggravera du malaise de l’infériorité persistante. [...]

Ainsi, à l’heure où ce pays, en face de l’énorme force brute qui grandit de l’autre côté de sa frontière, aurait besoin d’un immense effort, d’élan, de confiance et d’espérance, vous, vous lui dites : la bataille, la vraie bataille, celle où se mesureront les forces qui décident, elle va se livrer sur la question d’effectifs de caserne où la France est d’emblée vaincue de 200 000 hommes et où sa défaite ira grandissant d’année en année. [...]

Je dis qu’à l’heure où l’on proclame dans tous les pays du monde et où vous tous, Français de tous les partis et de toutes les confessions, chrétiens, socialistes, démocrates de la Révolution française, à l’heure où vous tous, malgré vos dissentiments, vous êtes d’accord pour dire que, dans le conflit des nations, la force morale, la force de confiance en soi est un élément décisif, vous inscrivez la France d’office, par vos déclarations et par l’institution militaire qui en est la formule, à un niveau de confiance et de force morale inférieur au niveau de l’adversaire, alors que, si vous mettiez en oeuvre vos institutions de démocratie, vous pourriez élever ce peuple à un niveau de confiance supérieur !

Plagiat absurde ! messieurs, plagiat singulièrement inopportun et je dirai inconvenant, à l’heure où ce militarisme allemand, copié par vous, plagié par vous dans ses procédés et dans sa technique, est lui-même aux prises avec des difficultés insolubles.

[...]

Et voilà pourquoi, messieurs, je vous demande de réfléchir profondément à l’intérêt qu’il y a, dès aujourd’hui, à marquer, pour le pays, que la durée de temps de caserne n’est pas le noyau, l’essentiel de sa force défensive, qu’il faut une éducation militaire qui se continue avec la vie même de la nation, une armée qui repose non pas sur la permanence de la caserne, mais sur la permanence de la nation elle-même, constamment éduquée, constamment entraînée. Voilà, le sens de la proposition que nous vous avons faite.

Elle s’inspire de la loi dc deux ans, de son esprit véritable. [...] Nous la défendrons passionnément devant le suffrage universel, comme devant le Parlement, et nous tâcherons d’infliger en ce point à la réaction militaire incapable de sauvegarder la France une défaite qui prévienne tout retour offensif de ces formes du passé. [...]

Oh ! messieurs, la politique, on en dit beaucoup de mal dans cette Assemblée. C’est une grande mode d’en dire du mal. Mais comment donc la comprend-on ? Et qu’est-ce que c’est que la politique? La politique c’est, pour chaque parti, chaque grand parti, représentant de vastes intérêts, représentant des classes en lutte, les unes en régression, les autres en ascension – la politique, c’est le point de vue le plus haut où puisse s’élever un parti, pour concilier, à l’intérieur, l’intérêt de la classe qu’il défend et l’intérêt de la civilisation, et dans l’ordre international, l’intérêt national et l’intérêt humain. Voilà ce que c’est que la politique.

De ce point de vue, aujourd’hui comme hier, nous avons le droit de refouler les diversions trop savantes et de demander des comptes à ceux qui ont perdu la patrie, parce qu’ils sont prêts à recommencer si on les laisse faire. [...]

Quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas revenir pleinement aux armées de métier, avec cette organisation technique qui assurait du moins à une poignée d’hommes isolés je ne sais quelle existence professionnelle distincte de la nation vous ne pourrez pas la construire fortement et la preuve c’est que, dès maintenant, vous êtes envahis par le doute, que les demandes de congés, de libération, de dispenses commencent à se glisser sournoisement, comme des serpents, dans les crevasses du rempart. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Vous ne pourrez donc pas réaliser pleinement votre type, et pendant ce temps vous négligez la constitution nécessaire de l’armée vraiment populaire. Voilà le péril.

Il en est un autre que je signale discrètement avant de descendre de cette tribune, c’est que plus vos raisons de fond pour justifier la loi sont faibles, plus vous serez obligés, pour la faire accepter au pays, de hausser le ton, de noircir les couleurs, de prononcer peut-être des paroles imprudentes. Nous avons, Messieurs, nous, la conviction profonde que nous travaillons à la fois pour la force de l’armée nationale, pour la puissance défensive de la Patrie et pour la paix du monde à laquelle la République doit donner son concours.