Il y a un siècle....

Jaurès 1911
Internationalisme et patriotisme
Chapitre 10 de l’Armée nouvelle

Groupements humains et vie commune

Les individus humains ont toujours été capables de rapports plus étendus que les rapports de descendance et de consanguinité, qui sont la base plus ou moins large de la famille.

Mais les conditions mêmes de la vie sur la planète ont rendu impossible jusqu’ici la formation d’une société unique. La terre a été longtemps plus grande que l’homme, et elle a imposé à l’humanité la loi de la dispersion. C’est par groupes multiples, séparés, défiants, souvent ennemis, que la race humaine a dû tout d’abord se constituer.

Les patries, les groupements distincts ont été la condition des groupements plus vastes que prépare l’évolution. Et en chacun de ces groupes une vie commune s’est développée qui garantissait et amplifiait la vie de tous et de chacun; une conscience collective s’est formée en qui les consciences individuelles étaient unies et exaltées. Même pour les exploités, même pour les asservis, le groupement humain où ils avaient du moins une place définie, quelques heures de sommeil tranquille sur la marche la plus basse du palais, valait mieux que le monde du dehors, plein d’une hostilité absolue et d’une insécurité totale.

Pour l’esclave aussi le dur foyer qu’alimentait sa peine avait parfois un reflet réchauffant, une lueur joyeuse, et les ténèbres extérieures l’épouvantaient. L’esclave, dit le grand Homère, n’a que la moitié de son âme, mais cette moitié même il risquait de la perdre en se séparant du milieu social où il avait du moins un abri et quelques liens d’affection réciproque.

Un fonds commun d’impressions, d’images, de souvenirs, d’émotions

A l’intérieur d’un même groupement régi par les mêmes institutions, exerçant contre les groupements voisins une action commune, il y a forcément entre les individus, même des classes les plus opposées ou des castes les plus distantes, un fonds indivisible d’impressions, d’images, de souvenirs, d’émotions. L’âme individuelle soupçonne à peine tout ce qui entre en elle de vie sociale, par les oreilles et par les yeux, par les habitudes collectives, par la communauté du langage, du travail et des fêtes, par les tours de pensée et de passion communs à tous les individus d’un même groupe que les influences multiples de la nature et de l’histoire, du climat, de la religion, de la guerre, de l’art, ont longuement façonné. Même pour se railler, même pour s’outrager, deux individus de classes hostiles, en un même pays, sont obligés de faire appel à des ressources communes. De cette présence en chacun de toute une vie collective, résulte, pour toutes les consciences individuelles, un étrange agrandissement. La multiplication de l’âme individuelle par l’âme de tous…

Des forces… au service du droit de la force !

[Ce phénomène crée des forces] Forces à demi instinctives et par là même immenses […] Forces grandioses et bonnes, mais aussi pleines de péril et pleines de trouble. [Car] ces patries, ces grands groupements historiques, dans leurs rapports mutuels ne sont pas aisément disciplinés par la raison et gouvernés par la justice. De patrie à patrie, de nation à nation, d’Etat à Etat, pendant des siècles et des siècles, il n’y a pas eu de droit certain, garanti par des sanctions certaines et efficaces. C’est le droit de la force, c’est l’état de nature qui a prévalu jusqu’ici dans les relations des peuples. […]

La patrie, en absorbant ou plutôt en exaltant les égoïsmes individuels en un grand égoïsme collectif, couvre trop souvent les convoitises les plus brutales d’un semblant de générosité. Les hommes peuvent avoir l’illusion qu’ils servent la justice quand ils se dévouent pour les intérêts, même injustes, d’une force où ils sont compris, mais qui leur est infiniment supérieure. De là les entraînements aveugles et les maximes brutales. De là l’adhésion donnée même par de hauts esprits à la détestable formule : « qu’il ait tort ou raison, c’est mon pays ». A mesure que les hommes progressent et s’éclairent, la nécessité apparaît d’arracher chaque patrie aux classes et aux castes, pour en faire vraiment, par la souveraineté du travail, la chose de tous. La nécessité apparaît aussi d’abolir dans l’ordre international l’état de nature, de soumettre les nations dans leurs rapports réciproques à des règles de droit sanctionnées par le consentement actif de tous les peuples civilisés.

Agir localement pour agir et penser globalement…

Mais cette transformation nationale et internationale des parties n’est possible qui si chacun des hommes qui portent en eux l’idée nouvelle agit dans sa patrie et sur sa patrie. Par l’espérance, par l’action commune et concentrée, tous les prolétaires, tous les hommes de justice sociale et de paix internationale appartiennent d’avance à la même patrie humaine, à la patrie universelle du travail affranchi et des nations réconciliées. Mais ce haut idéal, ils ne le projettent pas dans le vide. Ils ne peuvent le réaliser que dans la nation autonome, selon les méthodes d’action et de combat que suggère ou qu’impose l’histoire de chaque pays, avec les éléments fournis par chacune des substances nationales.

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Quand on dit que la révolution sociale et internationale supprime les patries, que veut-on dire ? Prétend-on que la transformation d’une société doit s’accomplir de dehors et par une violence extérieure? Ce serait la négation de toute la pensée socialiste, qui affirme qu’une société nouvelle ne peut surgir que si les éléments en ont été déjà préparés dans la société présente. Dès lors, l’action révolutionnaire, internationale, universelle, portera nécessairement la marque de toutes les réalités nationales. Elle aura à combattre dans chaque pays

des difficultés particulières, elle aura en chaque pays, pour combattre ces difficultés, des ressources particulières, les forces propres de l’histoire nationale, du génie national. L’heure est passée où les utopistes considéraient le communisme comme une plante artificielle qu’on pouvait faire fleurir à volonté, sous un climat choisi par un chef de secte. Il n’y a plus d’Icaries. Le socialisme ne se sépare plus de la vie, il ne se sépare plus de la nation. Il ne déserte pas la patrie; il se sert de la patrie elle-même pour la transformer et pour l’agrandir. L’internationalisme abstrait et anarchisant qui ferait fi des conditions de lutte, d’action, d’évolution de chaque groupement historique ne serait qu’une Icarie, plus factice encore que l’autre et plus démodée.

Vers une mondialisation-uniformisation ?

Il n’y a que trois manières d’échapper à la patrie, à la loi des patries. Ou bien il faut dissoudre chaque groupement historique en groupements minuscules, sans lien entre eux, sans ressouvenir et sans idée d’unité. Ce serait une réaction inepte et impossible, à laquelle, d’ailleurs, aucun révolutionnaire n’a songé […].

Ou bien il faut réaliser l’unité humaine par la subordination de toutes les patries à une seule. Ce serait un césarisme monstrueux, un impérialisme effroyable et oppresseur dont le rêve même ne peut pas effleurer l’esprit moderne.

Vers une fédération de nations indépendantes et amies

Ce n’est donc que par la libre fédération de nations autonomes répudiant les entreprises de la force et se soumettant à des règles de droit, que peut être réalisée l’unité humaine. Mais alors ce n’est pas la suppression des patries, c’en est l’ennoblissement. Elles sont élevées à l’humanité sans rien perdre de leur indépendance, de leur originalité, de la liberté de leur génie. Quand un syndicaliste révolutionnaire s’écrie au récent congrès de Toulouse : A bas les patries! Vive la patrie universelle! il n’appelle pas de ses vœux la disparition, l’extinction des patries dans une médiocrité immense, où les caractères et les esprits perdraient leur relief et leur couleur. Encore moins appelle-t-il de ses vœux l’absorption des patries dans une énorme servitude, la domestication de toutes les patries par la patrie la plus brutale, et l’unification humaine par l’unité d’un militarisme colossal. En criant : A bas les patries ! il crie : A bas l’égoïsme et l’antagonisme des patries ! A bas les préjugés chauvins et les haines aveugles ! A bas les guerres fratricides ! A bas les patries d’oppression et de destruction ! Il appelle à plein cœur l’universelle patrie des travailleurs libres, des nations indépendantes et amies.

[…]

 

Patriotisme et internationalisme

Mais ce qui est certain, c’est que la volonté irréductible de l’Internationale est qu’aucune patrie n’ait à souffrir dans son autonomie. Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes de militarisme et aux bandes de finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini de la démocratie et de la paix, ce n’est pas seulement servir l’Internationale et le prolétariat universel, par qui l’humanité à peine ébauchée se réalisera, c’est servir la patrie elle-même. Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’Internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie; c’est dans les nations indépendantes que l’Internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène.