Il y a 100 ans ....

Edouard Teutsch, discours au Reichstag
le 18 février 1874 :

 

« Messieurs,

« Les populations de l'Alsace»Lorraine, dont noua sommes les représentants au Reichstag, nous ont confié une mission spéciale et des plus graves, que nous avons à coeur de remplir sans retard. Elles nous ont chargés de vous exprimer leur «pensée sur le changement de nationalité qui leur a été vio* îemment imposé à la suite de votre guerre contre la France. L'Allemagne a intérêt à entendre l'exposé que nous voulons lui faire; et nous osons compter, Messieurs, sur quelques instants de votre bienveillante attention.

« Votre dernière guerre, terminée à l'avantage de votre nation, donnait incontestablement à celle*ci des droits à une réparation. L'Allemagne a excédé son droit de nation civilisée en contraignant la France vaincue au sacrifice d'un million et demi de ses enfants. Au nom des Alsaciens'Lorrains, vendus par le traité de Francfort, nous protestons contre l'abus de la force dont notre pays est victime.

« Si, dans des temps éloignés et relativement barbares, le droit de conquête a pu quelquefois se transformer en droit effectif, si, aujourd'hui encore, il réussit à se faire absoudre, lorsqu'il s'exerce sur des peuples ignorants et sauvages rien de pareil ne peut être opposé à 1'Alsace-Lorraine. C'est à la fin du dix*neuvième siècle, d'un siècle de lumière et d* progrès, que l'Allemagne nous conquiert; et le peuple qu'ait réduit en esclavage.— car l'annexion, faite sans notre consent tentent, constitue pour nous un véritable esclavage moral, — ce peuple est un des meilleurs de l'Europe, celui peut=êtrfe qui porte le plus haut le sentiment du droit et de la justice.

« Arguerez=vous de la régularité du traité qui consacre la cession en votre faveur, de notre territoire et de ses habi» tants? Mais la raison, non moins que les principes les plus vulgaires du droit, proclame qu'un semblable traité ne peut être valable. Des citoyens ayant une âme et une intelligence ne sont pas une marchandise dont on puisse faire commerce; et il n'est pas permis dès lors d'en faire l'objet d'un contrat. D'ailleurs, en admettant même, ce que nous ne reconnais» sons pas, que la France eût le droit de nous céder, le contrat que vous nous opposez n'a pas de valeur. Un contrat, en effet, ne vaut que par le libre consentement des deux con» tractants. Or, c'est l'épée sur la gorge que la France, saignante et épuisée, a signé notre abandon. Elle n'a pas été libre; elle s'est courbée sous la violence; et nos codes nous enseignent que la violence est une cause de nullité pour les conventions qui en sont entachées, -

« Pour, donner à la cession de l'Alsace=Lorraine une apparence de légalité, le moins que vous deviez faire, c'était de soumettre cette cession à la ratification du peuple cédé.

« Un célèbre jurisconsulte, le professeur Bluntschli, de Heidelberg, dans son Droit International codifié, page 28?, enseigne ceci : « Pour qu'une cession de territoire soit valable, « il faut la reconnaissance par les personnes habitant le terri» « toire cédé et y jouissant de leurs droits politiques. Cette « reconnaissance ne peut jamais être passée sous silence « ou supprimée; car les populations ne sont pas une chose « sans droits et sans volonté dont on transmet la propriété. »

« L'Allemagne a invoqué les besoins de sa défense contre una agression française. Mais elle eût pu, sans démembrer la France, atteindre ce but, en imposant à son ennemie vaincue le démantèlement des forteresses d'ÂisâcesLorrame. « Il faut donc chercher dans l'ivresse de la victoire» et dans cette ivresse seule, la véritable cause de l'exorbitante pré» tention en vertu de laquelle nous sommes, aujourd'hui, des vassaux de votre empire. En cédant à cette ivresse, l'Allemagne a commis la plus grande faute, peut-être, qu'elle ait à inscrire dans son histoire.

« Il dépendait d'elle, après ses triomphes, de conquérir par sa générosité, non seulement l'admiration du monde entier, mais encore les sympathies de son ennemi vaincu, et surtout les nôtres, à nous, habitants de l'AIsace=Lorraine H dépendait d'elle d'amener un désarmement de l'Europ* et de fermer à tout jamais peut=être l'ère sanglante des guerres entre peuples faits pour s'aimer. Il lui suffisait pour cela s'inspirant du libéralisme que nous aurions - supposé chez une nation aussi éclairée, de renoncer à toute idée d'agrana dissement, et de laisser intact le territoire français. L'Aile* magne, à cette condition, devenait la plus grande et la plus estimée des nations, et s'élevait à une place sans égale parmi les peuples de l'Europe.

« Pour ne pas avoir suivi, en 1871, les conseils de la modéa ration, que récoite=t=elle aujourd'hui ? Toutes les nations de l'Europe se défient de sa puissance envahissante et multiplient leurs armements. Elle=même, pour maintenir cette chose vaine qu'on appelle le prestige guerrier, s'épuise en hommes et en argent. Et quelles sont, Messieurs, vos perspectives pour l'avenir? Au lieu de cette ère de paix et de fraternité des peuples que vous étiez maîtres d'inaugurer en 1871, vous entrevoyez, nous en sommes sûrs, avec le mime effroi que nous, de nouvelles guerres, c'est=à«=dire la ruine et la mort «'abattant de nouveau sur vos foyers.

« Croyez=nous, renoncez à cette politique qui nous anéantit, tn même temps qu'elle compromet l'avenir de votre nation. « Vous êtes forts et puissants aujourd'hui, et vous pourrez par conséquent nous donner satisfaction, sans faire, à votre point de vue, aucun sacrifice d'amour=propre. Rendezvous, ainsi que nous ,vous le demandons, la libre disposition de nous=rnêmes.

« Rendezvous justice, Messieurs, nous oublierons alors trois années de souffrances pour ne plus songer qu'à votre noblesse de la dernière heure. Nous serons, de ce moment, unis à vous, comme peuple ami, par la seule fraternité qui soit solide et durable, celle qui se fonde sur l'estime. »