Il y a un siècle....

«Ils ont tué Jaurès !»
Libération juillet 14
LAURENT JOFFRIN


ANALYSE. Il y a un siècle, le 31 juillet 1914, le fondateur du socialisme français était assassiné. Pourtant, par ses écrits, par son verbe, par sa philosophie, par son message à la gauche, il est toujours vivant.

 


Au café du Croissant, ce soir-là, un simple rideau le protégeait de la rue. Un fragile pan de toile pour arrêter la haine… Le 31 juillet 1914, insouciante au cœur de l’été, l’Europe roulait vers l’abîme. Déclenchée par un lointain attentat dans les Balkans, la mécanique infernale des alliances conduisait inexorablement à la déflagration. Anxieux, ardent, infatigable, Jean Jaurès méditait un article solennel, une sorte de «J’accuse» qui aurait dénoncé les fauteurs de guerre à l’opinion. Avant de dicter, il était descendu dîner avec ses amis de l’Humanité, Renaudel, Landrieu, Longuet, Poisson et sa femme, d’autres encore. Longuet voulait aller au Coq d’or : il se méfiait du café du Croissant, leur bistrot habituel où on avait vu des Camelots du roi. Mais Jaurès trouvait le Coq d’or trop bruyant ; on alla s’attabler au café du Croissant. Jaurès s’assit entre Landrieu et Renaudel, adossé à la fenêtre ouverte, seulement séparé de la rue Montmartre par un brise-bise de toile que Renaudel avait tiré pour le masquer aux passants. Il faisait chaud, on avait laissé les fenêtres ouvertes, les Parisiens déambulaient la veste sur l’épaule, les femmes étaient en corsage, la nuit tombait doucement sur Paris engourdi par l’été (1).

Depuis plusieurs semaines, les articles haineux essaimaient. «Jaurès, c’est l’Allemagne», avait écrit Charles Maurras dans l’Action française. Critias, un de ses lieutenants, était plus explicite : «Nous ne voudrions déterminer personne à l’assassinat politique. Mais que M. Jaurès soit pris de tremblement.» Dans Paris-Midi, Maurice de Waleffe allait droit au but : «Le général qui commanderait à quatre hommes et un caporal de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle n’accomplirait que son devoir.» Depuis le débat sur la loi de trois ans, quand Jaurès avait bataillé de toutes ses forces contre l’allongement du service militaire qui était pour lui promesse de guerre, la vindicte nationaliste se déchaînait. Les proches du tribun étaient inquiets pour sa vie mais, au bout de quelques semaines sans incident, la vigilance s’était relâchée. Au café, le rideau cachait Jaurès aux passants du côté de la rue Montmartre mais on pouvait le voir de la rue du Croissant…

On dîna sans hâte, dans un mélange de badinerie et de gravité. Jaurès devait encore écrire son éditorial mais il prenait son temps. Il n’avait pas l’angoisse de la page blanche. Quelques jours plus tôt, retenu en province, il avait dicté son article d’une traite à la sténographe, sans aucune préparation, avant de le répéter mot pour mot pour qu’elle puisse vérifier qu’il n’y avait pas d’erreur. Ce soir aussi, il avait tout en tête. La guerre l’obsédait. La Russie et l’Allemagne mobilisaient. Les chancelleries s’agitaient, les cris de guerre résonnaient partout, l’ombre hideuse du massacre montait à l’horizon d’une Europe inerte. En France, en Allemagne, les socialistes tentaient de conjurer le sort. L’Internationale s’affairait. On espérait une médiation britannique pour régler le différend entre les Serbes et les Autrichiens. On songeait à faire appel au président américain Wilson, on remuait des projets de grève générale. A la fin du repas, alors que Jaurès entamait sa tarte aux fraises, René Dolié, un journaliste du Bonnet rouge, vint saluer le groupe de l’Humanité et montra à Landrieu une photographie de sa fille. Jaurès demanda à la voir.

Silence.

Soudain une main écarta le rideau sur la rue. Un pistolet surgit. Deux coups de feu claquèrent. La première balle frappa Jaurès à la tempe, l’autre se perdit dans le mur d’en face. Un étrange silence se fit dans la salle. Jaurès s’affaissa sur Renaudel qui passa sa main dans les cheveux drus de la victime et sentit le sang chaud s’écouler. Puis Mme Poisson cria : «Jaurès est tué !» On se pressa autour du leader abattu, on courut à l’extérieur, on chercha un médecin. Il était trop tard. Quand le praticien arriva, le pouls de Jaurès était imperceptible. Quelques jours plus tard, dans les récits de l’assassinat, le cri de Mme Poisson fut changé. C’est la version apocryphe qui a survécu, celle qui accuse les nationalistes : «Ils ont tué Jaurès !»

«Ils ont tué Jaurès !» Comment ne pas ressentir, aujourd’hui encore, si l’on a un tant soit peu la fibre républicaine, un serrement de cœur ? Jaurès mort, la guerre s’engouffre en Europe comme dans une brèche. Jaurès mort, la haine sans fard l’emporte chez les nationalistes - Raoul Villain, son assassin, était grand lecteur de leur prose. Jaurès mort, les grands pays civilisés se jettent dans la barbarie et le massacre. Jaurès mort, le fanatisme progresse au sein même du mouvement ouvrier, qu’il maintenait par le verbe et l’écrit sur la voie de la réforme et de la liberté. Car si un leader aussi juste est tué, alors la force brute domine tout, il n’y a plus de quartier, il n’y a plus de pardon, il ne reste que la guerre civile.

Canons.

Pourtant Jaurès vit encore dans les cœurs. C’est qu’il était l’homme de la paix. Non pas un pacifiste irénique : Jaurès avait étudié la guerre, les armements, les stratégies, les assauts. Voyant la mortelle efficacité des canons et des mitrailleuses, il avait fait ses calculs. Si un conflit lointain et délimité comme la guerre russo-japonaise cause 300 000 morts, disait-il, combien de millions de victimes fera une guerre entre les grandes nations au cœur de l’Europe industrielle ? Contre la loi de trois ans, que la France voulait voter pour équilibrer la force démographique de l’Allemagne, il avait mobilisé toute son éloquence. S’appuyant sur des experts reconnus, il avait présenté un contre-projet, une «armée nouvelle», populaire, civique et défensive. Féru de diplomatie et de géopolitique, il analysait jour après jour, dans l’Humanité ou dans la Dépêche de Toulouse, la dangerosité du conflit balkanique et l’absurde emballement des rivalités coloniales. Humaniste, philosophe, historien, il ne croyait pas que la guerre, selon le mot de Clausewitz, prolongeait la politique par d’autres moyens. Il pensait que la guerre dégradait la politique, qu’elle la salissait, la brutalisait, entraînant les hommes dans l’abjection et la cruauté, faisant reculer d’autant l’espoir d’une société réconciliée. Au contraire de Lénine, il ne voyait pas la guerre comme une chance mais comme une calamité pour le socialisme.

Alors il se battait, d’éditorial en meeting, de discours public en réquisitoire parlementaire. A Lyon, à Bruxelles, dans les congrès de l’Internationale ou à la tribune de la Chambre, sa voix rocailleuse et chantante forçait les applaudissements par des péroraisons magistrales. Jaurès était né orateur. Il possédait, pour ainsi dire de nature, toutes les ressources de la rhétorique, les périodes amples, les raccourcis fulgurants, les exergues personnelles, les démonstrations limpides, les envolées fiévreuses. Erudit, normalien, littéraire autant que politique, il puisait dans son immense culture pour enrichir son éloquence, le tout appuyé sur une cohérence doctrinale jamais prise en défaut.

Bolcheviques.

Antipatriote, Jaurès ? L’extrême droite le clamait. C’était tout le contraire. Il avait en horreur le militarisme et tous les flonflons belliqueux. Mais il aimait la France, qu’il voyait comme la patrie de la liberté et la mère du progrès. Si elle était attaquée, il acceptait le combat. Son projet de grève générale simultanée qui empêcherait le conflit était conditionnel : il fallait qu’en Allemagne on fît comme en France. Sinon, il fallait se battre. Ainsi on lisait en filigrane de ses discours le triomphe inévitable de l’Union sacrée. Les sociaux-démocrates allemands acceptèrent la mobilisation : Jaurès vivant eût, selon toutes probabilités, rallié le camp de la guerre défensive, puisque le plan Schlieffen, qui prévoyait en priorité un assaut contre la France, conduisait à une attaque soudaine des Allemands sur les frontières de l’est. Voyant la patrie agressée, Jaurès, comme le firent Blum, Guesde, ou les syndicalistes de la CGT, aurait accepté la logique de la défense nationale.

C’est qu’il était le contraire d’un léniniste, lui que les bolcheviques dénonçaient pour son réformisme et son «ministérialisme». Il voyait le socialisme non comme un renversement dialectique et violent, mais comme le prolongement naturel de la République, dans un mouvement continu de réformes mises en œuvre dans la lutte et dans la liberté. Sous cet angle, son message est vivant. Le désastre communiste a tué l’idée d’un renversement violent de l’ordre établi. Jaurès le socialiste a eu raison contre Lénine le communiste. La violence ne mène qu’à l’oppression ; les libertés publiques sont aussi le bien de la classe ouvrière. Mais Jaurès le réformiste est à l’opposé de la grisaille gestionnaire. Il se gardait toujours«de l’excès d’idéalisme et de l’excès d’opportunisme ; de la tentation de capituler, au nom de la raison, devant les résistances du réel». Il n’a jamais été ministre et toujours il a exalté l’utopie, le rêve politique, l’avenir et l’espérance.

Républicain à l’origine, il est devenu socialiste en se liant à la classe ouvrière. C’est la bataille de Carmaux, un condensé de lutte des classes, qui a fondé son engagement. Jean-Baptiste Calvignac, mineur syndicaliste, est licencié pour absence par le marquis de Solages, propriétaire de la mine. Calvignac a été élu maire, il doit prendre sur son temps de travail pour accomplir ses tâches civiques : son licenciement est une iniquité. Les mineurs votent la grève. Jaurès les rejoint et mène le combat politique aux côtés du peuple. A la fin, Calvignac est réintégré et Solages est battu aux élections. Le Bien a triomphé avec les ouvriers. Ainsi naît la légende du tribun du peuple.

Spiritualiste.

Tout empreint de solidarité de classe, le socialisme de Jaurès est un socialisme du réel. Intransigeant dans sa lutte pour Dreyfus, Jaurès devient l’homme du compromis dès qu’il s’agit d’arracher, ici et maintenant, un progrès tangible en faveur des ouvriers. Il plaide l’arrangement avec l’Eglise dans la bataille de la Séparation, il propose amendements et aménagements dans les lois sociales, il soutient les grévistes contre Clemenceau et plaide sans relâche pour les revendications immédiates. Il est législateur autant que tribun. Spiritualiste, démocrate, républicain, il pratique un marxisme agnostique, au grand dam des guesdistes, et ne sacrifie jamais la liberté à l’égalité. Quand la gauche socialiste juge que l’affaire Dreyfus, qui oppose des fractions de la bourgeoisie, ne concerne pas la classe ouvrière, il a cette phrase magnifique : «Si Dreyfus est innocent, il n’est plus un officier ou un bourgeois : il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer.» L’humanité… Sa philosophie est une philosophie morale. Pour lui, le socialisme, c’est la Justice en actes et non, comme le pensait Marx, le décret implacable de l’Histoire. Ainsi donne-t-il une définition civique du courage, loin des vertus guerrières, comme dans le «Discours à la jeunesse» : «Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe […]. Le courage, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie […]. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale […]. Le courage, c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel.» Le réel, certes, mais aussi l’idéal. Que manque-t-il d’autre à la gauche d’aujourd’hui ?

 

 


(1) Le récit détaillé de l’assassinat se trouve, notamment, dans l’excellent ouvrage de Jacqueline Lalouette, «Jean Jaurès, l’assassinat, la gloire, le souvenir», Perrin, 2014, 24 euros.