Il y a un siècle....

« Il n’est pas si facile de récupérer l’héritage de Jean Jaurès »


Cent ans après la mort de Jean Jaurès, assassiné le 31 juillet 1914, l'historien Gilles Candar, président de la Société d'études jaurésiennes et coauteur avec Vincent Duclert de Jean Jaurès (Fayard, 688 p., 27 €), revient sur l'héritage très disputé, y compris à droite, de cette figure de gauche.

 

A quel moment l'héritage de Jaurès a-t-il commencé à être revendiqué et par qui ?

Dès le départ. Comme il meurt à la veille de la guerre, deux camps se constituent : ceux qui mettent en avant la défense nationale et ceux qui expliquent qu'il faut se défendre mais pas faire de la guerre un absolu, maintenir un langage internationaliste. Les socialistes essaient de transcender ces différences mais ne peuvent éviter, à la fin de 1920, la scission, avec la création du Parti communiste.

Par la suite, les premiers comme les seconds s'en réclament. Depuis l'effondrement des systèmes soviétiques, les communistes ont pleinement réinvesti la tradition jaurésienne et mettent l'accent sur son combat prolétarien qui vise des réformes sociales très étendues.

Les socialistes, eux, insistent sur le versant réformiste et évolutionniste de Jaurès, son humanisme serein. Il était à la fois un homme d'Etat et un rebelle. Certains aimeraient faire la synthèse entre les deux mais cette synthèse jaurésienne est art très difficile à réaliser.

Comment définir le socialisme du fondateur de la SFIO ? Ceux qui se réclament de la pensée socialiste aujourd'hui s'inscrivent-ils dans sa lignée ?

Pour ses contemporains comme pour lui, le socialisme signifie à terme la propriété sociale des moyens de production et d'échange. C'est une société où, estime Jaurès, il n'y aura plus d'injustice puisque tous les hommes seront appelés à profiter des richesses de la planète.

Est-ce toujours la ligne d'horizon ultime des socialistes ? A lire les déclarations de principe du PS, je n'en suis pas sûr. Aujourd'hui, pour nombre d'entre eux, il s'agit plutôt de corriger la société capitaliste que de la remplacer par une société socialiste.

Comment François Mitterrand a-t-il utilisé la figure de Jaurès ?

C'est un Jaurès assez classique, républicain, laïque. Revendiqué par les socialistes comme par les communistes, Jaurès a toujours été le parrain bénisseur des unions de la gauche. Mais Mitterrand s'inspirait peut-être davantage de Blum. Quand on est au gouvernement, c'est toujours plus difficile de se réclamer de Jaurès, qui n'a jamais été ni ministre ni décoré…

Jaurès reste le combattant, proche des mineurs de Carmaux, des paysans de Pampelonne tonnant contre les « lois scélérates » ou démontrant contre la justice militaire l'innocence de Dreyfus, manifestant contre l'exécution de Francisco Ferrer et prenant des coups avant d'être exfiltré. Il n'est pas si facilement récupérable par ceux qui sont du côté des institutions. Ce qui contribue peut-être à sa popularité !

Est-ce la raison pour laquelle François Hollande s'est fait huer en avril à Carmaux en présentant la figure d'un Jaurès réformiste ?

Les procès en légitimité de l'héritage de Jaurès sont anciens. Je ne crois pas que les habitants de Carmaux aient accueilli fraîchement le président de la République en lui reprochant sa présentation d'un Jaurès réformiste. Les critiques portaient sur une politique jugée inefficace et injuste, ce qui fait partie du débat démocratique normal.

Jean-Luc Mélenchon a, lui, critiqué cette visite, jugeant que François Hollande jouait « la version moderne de “J'irai cracher sur vos tombes” »…

Les historiens ne peuvent pas départager les uns et les autres en attribuant des brevets d'authenticité jaurésienne. Nous devons essayer d'analyser, de mettre en perspective. Le citoyen peut se demander si Jean-Luc Mélenchon est bien inspiré de jouer un remake des deux cortèges (l'un officiel, radical et socialiste, l'autre révolutionnaire et communiste) de la panthéonisation de 1924. Ne serait-il pas plus efficace de se concentrer sur le contenu concret de la politique présidentielle et sa critique éventuelle ?

Comment la droite, voire l'extrême droite, peut-elle également se revendiquer de cette figure de la gauche ? Cela ne contribue-t-il pas à le dépolitiser ?

Jaurès reste une référence assez faible à droite. Certes, Nicolas Sarkozy s'en est servi lors de sa campagne présidentielle de 2007 face à une gauche hésitante sur ses références et ses valeurs. Mais on a vu la limite : cinq ans plus tard, il n'en a plus du tout parlé. Nathalie Kosciusko-Morizet dira même que sa campagne de 2012 s'inspirait de Maurras !

A l'extrême droite, les nationalistes qui cherchent à incarner une certaine dimension plébéienne s'en servent parfois. Mais si on s'intéresse à Jaurès, à sa défense de la République, à ses combats pour l'émancipation et à son internationalisme, la contradiction apparaît vite. On ne récupère pas Jaurès si facilement.

Que vaut la pensée du député de Carmaux aujourd'hui, à une époque où la classe ouvrière n'est plus majoritaire ?

Avant 1914, la France est majoritairement rurale et la classe ouvrière n'est encore qu'une minorité. Jaurès ne parle pas seulement à la classe ouvrière. Son analyse de la société se réfère à l'exploitation du travail par le capital. C'est son terrain d'entente avec Marx mais il fonde le socialisme sur une revendication de justice qui dépasse la lutte de classe.

Il participe aussi sur le plan doctrinal et pratique de cette génération qui apporte au socialisme son ancrage rural. La France est habituée à avoir une définition large du monde ouvrier et c'était celle de Jaurès.

Et quelle que soit notre pensée sur la forme de la propriété ou de la société de l'avenir, le combat pour les droits, la dignité, l'émancipation des milieux populaires, ouvriers et autres, demeure d'actualité.

Selon vous, Jaurès est-il toujours cité comme une référence indépassable justement parce que certains de ses combats restent d'actualité ?

C'est ce que je crois. Même si la société a beaucoup changé, de nombreux problèmes du XXIe siècle émergent dès le début du XXe siècle. La mondialisation des échanges était déjà présente, tout comme les migrations de population. Il y a déjà un million d'étrangers dans la France de 1914. Pour Jaurès, c'est une question extrêmement importante et il se bat pour la défense des droits des travailleurs immigrés.

Il y a aussi quelque chose d'extrêmement moderne chez lui : sa façon de faire de la politique qui sort du cadre parlementaire. Son but : que tous les citoyens prennent en charge le débat politique. S'il y a une question qui se pose au XXIe siècle, c'est bien celle-ci.