Il y a un siècle....

Si Jaurès était vivant
ITV V Duclert
Libération Juillet 14

Comment Jaurès aurait-il réagi face à une montée du FN ?

L’uchronie est toujours un exercice périlleux, on se projette dans l’incertitude, néanmoins, avec Jaurès, nous disposons de nombreuses certitudes grâce à l’ampleur de ses écrits et par ses positions qui furent souvent tranchées. Il a fréquemment pris des risques et n’a pas hésité à s’élever contre son propre camp. Ainsi, face au boulangisme, ce populisme puissant qui défiait les institutions, Jaurès a commencé par dénoncer la faillite des politiques républicaines et notamment celle des partis de gauche tentés d’y répondre par encore plus de populisme.

Les nationalistes, à raison, craignaient ses interventions. En 1903, il a aussi pris le risque de relancer l’affaire Dreyfus en demandant la pleine réhabilitation du capitaine, persuadé que, pour gagner face aux nationalistes, il est toujours nécessaire de réaffirmer les grands principes républicains et démocratiques. Face au FN, Jaurès serait naturellement monté au combat.

Se serait-il présenté comme Jean-Luc Mélenchon à une élection municipale contre une liste FN ?

Oui, mais sans doute de manière différente. Il se serait appuyé sur l’éducation populaire, partant du principe que les électeurs du FN méritent d’être éclairés et ne peuvent pas être considérés comme des victimes ou des délinquants. Il se serait appliqué aussi à dresser des perspectives d’avenir. Ses articles ont souvent rempli cette fonction. Il a toujours affiché des projets avec une passion qui fait aimer la politique. Sans avoir participé à l’exercice du pouvoir, il en a été très proche de 1899 à 1906. Il a compris les sacrifices qu’il pouvait exiger. Ceux-ci ne doivent mettre en péril, selon lui, ni l’intérêt général incarné dans la République ni la justice sociale portée par le socialisme.

Comment aurait-il réagi face à la déroute de la gauche ? Vous avez eu des échanges à ce propos avec Lionel Jospin…

Oui, en 2009, au sujet d’un livre sur la gauche devant l’histoire. Il était alors question de la présence du FN au second tour de la présidentielle de 2002, bien avant les européennes de 2014. Nos constats ont divergé. Ce qui ne retire rien aux qualités de Premier ministre de Jospin. Mais j’estimais que les socialistes n’avaient pas pris la mesure de l’événement et du retrait de Lionel Jospin au lendemain du premier tour.

Vous craignez un remake pour 2017 ?

Ce qui est passionnant en politique, et Jaurès le montre bien, c’est qu’il est toujours possible de rétablir la situation. Les démocraties finissent toujours par reconnaître les grands hommes d’Etat et ceux qui justement se révèlent dans les plus grandes difficultés. Rien n’est perdu pour 2017. Le PS gagnerait beaucoup à être à la fois un grand parti d’intellectuels et un grand parti populaire, c’est l’exploit et la synthèse que Jean Jaurès réalisait. Jaurès pensait que la gauche devait avant tout représenter le progrès. Il aurait défendu la question sociale, à partir de laquelle, selon lui, se repense la question politique. Il savait transmettre une confiance dans la capacité de la politique à changer les destins individuels et collectifs.

Aurait-il proposé le pacte de stabilité ?

C’est un homme de la synthèse qui ne renonçait pas à ses convictions. Il a souvent fait des choix pragmatiques, il a ainsi accepté de s’allier avec un gouvernement bourgeois lors de l’affaire Dreyfus en faisant confiance à Waldeck Rousseau qui, en effet, mènera une vraie politique sociale. Il aurait voté le pacte dès lors qu’il aurait permis de meilleures conditions de vie pour les plus pauvres et un retour général de la confiance dans la société.

l y a aujourd’hui une vraie fracture entre élites et peuple, cette figure de l’intellectuel qui agit n’existe plus ?

Jaurès était en effet à la fois un intellectuel et un homme de terrain. Il a passé beaucoup de temps dans les trains, toujours au contact des gens, très accessible. Il allait facilement au-devant des grévistes, comme les mineurs de Carmaux ou les verriers d’Albi. Par ailleurs, il avait compris, avant tout le monde, que la diffusion de ses idées ne passerait pas uniquement par le Parlement, c’est ainsi qu’il s’est plongé dans le journalisme et a créé l’Humanité. Et c’est aussi parce qu’il est armé intellectuellement qu’il peut rester indépendant. Il ne rejette pas le pouvoir mais sait garder ses distances dans le jeu des carrières politiques. En mai 1898, il échoue à se faire réélire à Carmaux parce que les milieux patronaux l’empêchent de faire campagne, et parce qu’il a pris une position dreyfusarde que dénoncent tous les partis politiques, y compris le sien. Comme il manque cruellement à l’Assemblée, on lui propose un siège à Paris, qu’il refuse pour rester fidèle à ses électeurs du Tarn. Il comprend qu’une fois en dehors du Parlement il peut agir différemment. Il va donc mobiliser autrement, par ses discours, ses articles, son engagement dreyfusard. Cette période sans mandat parlementaire, loin d’être une traversée du désert, le remet au centre du débat politique, avec les enjeux démocratiques et sociaux qu’interroge l’affaire.

Jaurès, patron et fondateur de l’Humanité, aurait-il une solution à la crise de la presse ?

L’Humanité pouvait tirer jusqu’à 200 000 exemplaires avec un étiage autour de 60 000. C’était un journal très ambitieux, intellectuel et populaire, avec une équipe nombreuse. Il fallait apporter des informations sûres et vérifiées aux lecteurs. Cela dit, les problèmes n’étaient pas très différents d’aujourd’hui : l’information de qualité coûte chère. L’Humanité était constamment à la recherche d’argent. Les lecteurs étaient fiers de ce journal, les universitaires et les intellectuels qui y collaboraient ont bien sûr dû faire un effort de pédagogie pour être accessibles à tous. Le journal innovait aussi sur le plan graphique, il accueillait des artistes. Le nombre de lecteurs n’était pas le seul critère, l’Humanité c’était aussi un journal d’influence qui comptait dans les cercles au pouvoir. Aujourd’hui, le nom de Jaurès est revenu à la une du journal après une longue absence.

Serait-il intervenu en Afrique ou ailleurs ?

Jaurès n’était pas un pacifiste intégral. Mais cette image lui reste attachée parce que les grands pacifistes l’ont toujours mobilisé pour leur cause. Il était le contraire d’un homme préférant la servitude à la guerre. Il était certes hostile aux guerres injustes mais acceptait la guerre pour la défense nationale. Il prônait une profonde réforme de l’armée, le soldat citoyen, l’officier intellectuel. Il estimait que les moyens militaires pouvaient être mis au service de populations opprimées. Mais toujours en dernier recours, car il était très lucide sur les conséquences d’une guerre : la ruine, l’extrême violence, la mise en péril des régimes démocratiques. C’est un grand analyste de la guerre, comme le montre son livre l’Armée nouvelle. Il aurait refusé une intervention visant à protéger des intérêts impérialistes, mais il aurait sûrement soutenu une intervention humanitaire.

Son appel à la grève générale en 1914 est encore très discuté…

C’était un appel conditionnel, il ne s’agissait pas de faire la révolution générale en Europe mais d’exiger des gouvernements tentés par la guerre d’aller vers l’arbitrage dans leurs conflits. Sur l’Union sacrée, Jaurès n’aurait jamais accepté une soumission du gouvernement civil et de la liberté intellectuelle au pouvoir du haut commandement et d’une conduite de la guerre échappant aux civils. Jaurès aurait été incontestablement un nouveau Gambetta en 1914. Il considère aussi que les peuples qui se battent après avoir tout tenté pour la paix ont plus de chances de vaincre car ils savent les raisons de leur lutte, ils mettent les forces morales de leur côté. Avec Jaurès, l’héroïsme devient une valeur civile et démocratique. Cette redéfinition lui vaut des haines terribles, surtout dans un camp qui cultive une sorte de nationalisme mortifère. En juillet 1914, il est le seul à se comporter comme un homme d’Etat. Il est très actif alors que tout le monde semble paralysé. Car, pour reprendre l’expression de l’historien australien Christopher Clark, l’Europe va vers la guerre comme une «somnambule».

En 1914, Jaurès fait appel à tous ses réseaux, ses correspondants de l’Humanité, les délégués de l’Internationale ouvrière, mais aussi le réseau international des juristes et des parlementaires européens. Il est une énorme agence d’information à lui tout seul. Il tient la place d’un véritable chef de gouvernement. Son action ne sera pas suffisante pour éviter la guerre, mais il aura déployé des moyens et une énergie considérables pour éviter que l’Europe ne se jette dans la catastrophe sans que les peuples l’aient choisie.

Il fut le premier mort de 1914-1918. Pour reprendre les mots d’Anna de Noailles : «Ce héros mort en avant des armées»…

Le centenaire de la mort de Jaurès coïncide avec le centenaire de la Grande Guerre. Cette convergence permet de comprendre que, si la guerre est un phénomène total qui s’impose aux sociétés, elle est aussi un processus politique et une succession de responsabilités - ou d’irresponsabilité dans le cas de la Grande Guerre. Ce centenaire est l’occasion d’une réflexion approfondie sur la guerre et la politique : Jaurès a su réaffirmer le primat du politique, de la décision commune et réfléchie, sur les instincts de mort. L’assassinat de Jean Jaurès, parce que suivi d’une guerre mondiale, a donné une dimension historique au crime politique et a contribué à faire de l’assassinat politique un cataclysme en démocratie, un tabou.