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Inappétence

Reprendre lentement le fil de ce bloc-notes que j'ai bien un peu négligé cette année … Non tant pour n'avoir rien écrit : j'ai achevé non sans hésitation ni retours en arrière, cette morale en forme de lexique. Je l'ai appelé Faire bien l'homme songeant à ce passage de Montaigne qui me semble assez bien résumer ce que je voulais esquisser.

La grandeur de l'âme ne consiste pas tant à aller vers le haut et à aller en avant qu'à savoir trouver son rang et s'y limiter: Elle tient pour grand tout ce qui est suffisant et elle montre son élévation en aimant mieux les choses moyennes que les choses éminentes. Il n'y a rien d'aussi beau et d'aussi légitime que de faire bien l'homme, et comme il faut, ni de science aussi ardue que de savoir bien et naturellement vivre cette vie ; et parmi nos maladies, la plus sauvage c'est de mépriser notre être.
Montaigne, Essais, III, Sur l'expérience

La chose est à peu près terminée : me reste à vérifier, par une ultime relecture, que d'insupportables coquilles, fautes d'orthographe ou de frappe ne gâchent pas la présentation.

L'honnêteté me pousse à avouer que mon silence ne tient pas seulement à ceci : si je verse si spontanément dans la photographie ce n'est pas seulement pour y rechercher un autre moyen d'expression ou encore une incitation à mieux regarder c'est aussi parce que l'actualité, non seulement politique, économique ou environnementale, mais jusqu'à celle, culturelle, me lasse, désespère et parfois angoisse.

Ce désintérêt, cela fait un moment que j'en traque et redoute les prémices. Je devine qu'elles perceront, si discrètes d'abord qu'inaperçues, bientôt éclatantes avant, tonitruantes, d'effilocher insidieusement le lien qui rattache à l'être, de fissurer le moindre promontoire où se gargariser de toiser encore le monde. Faut-il le regretter ? Lutter là contre ? ou plutôt prendre son parti, sans maugréer et avec le moins de nostalgie possible, de ne plus faire partie du film comme l'écrivit si joliment Mauriac ?

Certes, les gesticulations immatures et si souvent grotesques de la macronie n'offrent rien qui suscite l'intérêt ou éveille le commentaire ; assurément les gesticulations guerrières des uns et des autres sur fond d'un monde qui semble craqueler de toute part au point que s'embraser cesse d'être une métaphore, sollicitent trop pour ne pas être tenté de s'écarter. Avant d'être un naufrage, la vieillesse est le creusement trop silencieux d'un fossé qui ne fut d'abord qu'élégante fissure, qui nous sépare de tout. Ce n'est peut-être rien de mourir quand même cet inconnu-ci inquiète toujours un peu ; c'est aventure bien plus pesante que celle qui vous abandonne seul face à soi-même, sans fioriture ni faux-semblant, sans tous ces intermèdes complaisants d'un quotidien qui ne semble s'ébrouer que pour faire perdre trace de soi-même. Impossible de réécrire le passé, de soutenir le futur d'un quelconque regard … et si malaisé, déjà, de colorer le présent.

Il n'est pas de volonté qui ne dénude sa cruelle vanité, nulle muraille qui n'entreprenne de s'effondrer déjà sous vous yeux sans égard seulement pour votre fierté meurtrie, si peu d'œuvre mais tant d'affairements inutiles, tant de traces sitôt effacées …

Se retrouver seul, face à son image, et ne pas fuir, pour une fois, devant la seule question qui vaille.

Je sais que dans les prochains mois, je n'écrirai plus tout-à-fait sur les mêmes sujets qu'auparavant ni de la même manière. Non, je ne cherche pas à m'accrocher ; seulement à ne pas perdre tout de suite la grande bataille du sens.


1) Bloc-Notes, Août 1959

C'est à ces heures-là qu'un homme de mon âge se l'avoue : la vieillesse nous met, d'une certaine manière, hors la loi ; nous n'en avons qu'une conscience sourde, dans notre vie de chaque jour, nous parlons, nous écrivons, il nous arrive d'occuper le devant de la scène : ce n'est qu'une apparence. Nous ne faisons plus partie du vrai film. Mais le pire est qu'il ne nous intéresse plus.