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Je n'avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m'endormais comme le bruit.

 

Nulle part où vivre et mourir, n'être de nulle part prend des formes abruptes parfois maladroitement camouflées sous des circonlocutions ou euphémismes épris de modernité et de paradoxe (SDF) … qui pourtant retrouvent avec étonnante fidélité gestuelle antique comme si elle avait été inscrite dans nos mains et dans ce regard indifférent à tout.

Je connais illustrateurs qui s'en délectèrent ou photographes qui en arrachèrent émotions, il n'empêche que ceux-là même qui réduits à la cloche comme on disait autrefois, qui mendiaient, nous dérangeaient bien un peu mais au moins les regardions nous avec un sourire amusé voire intéressé : ils faisaient partie d'un décor qui, sans eux nous eût paru vide.

Nous les suspectons désormais d'avoir été acteurs plus que victimes de la pente où ils glissèrent. Quand nous n'avons rien fait pour les en empêcher ni les aider, ni les accueillir ni même seulement les regarder. Oh certes, ce n'était pas mieux avant et le sens de l'hospitalité comme la générosité se fracassent aisément dans ce cadre étroit des grands principes que nous n'évoquions que pour autant qu'ils ne nous engageassent pas trop.

Ils sont l'autre face, l'envers du miroir : à l'instar de la mort, ce qui nous angoisse ; quelque chose comme la matière noire d'un monde pourtant déjà tellement alourdi de matière triste et épaisse.

Non l'errance dont on parle est celle à la fois tragique et magnifique qui de nous fait des êtres en constant devenir, n'entrant dans aucune case, excédant toute définition, aspirant sempiternellement à être ailleurs et autre, ne se reconnaissant ni tout-à-fait dans ce monde qu'il nous arrive de vouloir remplir et parfois même, sottement, dominer, mais que nous ne parvenons pas véritablement à habiter.

Ni surtout en poète.

Où nous ne faisons que passer, empressés la plupart du temps. Quand les temps sont aux places qu'on nous y fait, temporairement;

Où nous errons, triste et las, si souvent.

M'émeut le déséquilibre de ce grand corps dégingandé déjà las qui ne s'accommode pas encore de lui-même et traîne quand on l'y pousse, faute de savoir faire autrement ni de savoir où aller ni surtout pourquoi. Ce serait injuste de s'en moquer - quoique la tentation en soit forte - tant l'adolescence moins qu'un âge trace surtout une de ces mystérieuses lignes de partage, pures abstractions qui feignent de nous aider à comprendre mais qui n'occupant nul espace, étant nulle part et partout à la fois, ressemblent plus à des forteresses imprenables qu'à des corridors même étroits même anguleux. Ligne d'entre une enfance qu'empressé de quitter, on biffe et d'une maturité d'adulte dont on pressent tous les ridicules et déteste déjà les clichés convenus

M'étreint cette voussure quasi-identique d'un grand corps moins las qu'exténué qui ne doit sa droiture chancelante qu'à cette canne dont on aimerait qu'elle participe comme autrefois au souci d'élégance mais non tout suinte pis que la souffrance, l'effroi. Lui, non plus ne va nulle part et se contente, contraint par quelque injonction médicale hâtivement drapé de bon sens, moins de marcher que de passer.

La rumeur chez le poète, monte, enfle jusqu'à la démesure et au fracas avant que s'effacer aussi efficacement qu'elle avait surgi. Tel est le point commun des Djinns, de la calomnie ou de la tempête de sauterelle. Traçons ironiquement le fil de nos vies : oui, décidément voici d'un côté ce bruit qui naît dans la plaine. Il tarde à s'ébrouer comme s'il hésitait : regardez-là. A l'autre extrémité, l'espace efface le bruit. Il est presque déjà passé, et s'il s'attarde encore un peu, c'est presque par habitude ou de ne savoir autrement.

Amour et demeure nous laissent provisoirement accroire en une place qui nous fût destinée, en une existence qu'il nous échût de colorer si bien que nous nous précipitons oublieux de nos hésitations juvéniles et, insensiblement, de cette inclination sourde et discrète que seuls les félins savent opposer à leur proie, ce qui avait été une évidence, ne se peut plus désormais qu'avec infinies précautions ; ne se tient plus mais se maintient à peine.

Le passant, bientôt, sera passé et cela se produira dans un silence abyssal.

 


 


 ce film en est plutôt bien révélateur