index précédent suivant

 

 

Statue

Il m'est arrivé souvent de croquer telle ou telle statue en photo m'agaçant à l'occasion qu'elles glorifiassent plus souvent des militaires et des politiques que des écrivains, musiciens ou philosophes. Ceux que l'on glorifie ainsi disent assurément plus sur nous-mêmes que sur eux ! Le plus souvent, c'est une société tout entière, une Nation, un peuple, une ville qui de manière délicieusement narcissique se glorifie elle-même en se projetant en un symbole exaltant. Il y a quelque chose d'à la fois religieux et laïque, rituel en tout cas, dans cette manière de se rassembler périodiquement autour d'une statue - celle de Strasbourg, place de la Concorde à Paris après 1875 ; celles de Jeanne d'Arc qui prolifèrent alors tout en reflétant des significations très contradictoires etc - c'est bien pourquoi elles ne sont jamais anodines et semblent remplir les mêmes fonctions souvent - car elles ne sont jamais seulement décoratives - que les temples grecs ou romains.

Si je n'ai, dès lors, pas été étonné par la présence d'une statue de l'enfant du pays - Albert Schweitzer, à Kaysersberg - j'ai été néanmoins surpris tant par la sévérité trop sourcilleuse et la gravité tellement pesante ici gravée qui heurte et grève le souvenir que j'en garde et la réalité bien plus complexe du personnage.

Une des rares gloires de l'Alsace, qui n'en compte pas tant que l'on imaginerait, Schweitzer aura aussi été controversé, surtout après 1945 … et surtout en France.

Je ne reviendrai certes pas sur les polémiques pas toujours honnêtes qui firent de lui un thuriféraire sournois du colonialisme, non plus que je ne commenterai le mépris pas même caché de son cousin Sartre (1) non plus que ses jugements hâtifs, mais qui sentent tellement son époque, sur l'Afrique, son impréparation à une quelconque indépendance … D'autres se seront trompés qu'il serait cruel de rappeler.

Je retiens surtout de cet homme : sa vocation à l'universalité que son statut d'homme de frontières souvent bousculées a sans doute favorisée. Cette envie de tout embrasser qui fit de lui à la fois un pasteur - il n'aima rien tant que la prédication - théologien ayant par là-même touché aux choses de la philosophie, organiste, proche de la dynastie des Munch, fin connaisseur de la facture d'orgue, très soucieux de l'entretien et de la préservation des orgues Silbermann, il fut également médecin, concertiste - c'est même ainsi qu'il finança régulièrement Lambaréné - que ne fit-il d'autre ?

Génial touche-à-tout, aimerait-on écrire, sans pour autant être dilettante, je l'imagine assez bien épris de connaissances sans pour autant tolérer de se laisser enfermer dans aucune. A la lisière des sciences, des arts et de la foi, mais y demeurant : aucun de ces trois continents ne suffirait seul à le définir. Mais plutôt cette délicate mais impossible jonction - car surtout pas une synthèse - des trois. Se refusant à en privilégier un plutôt que l'autre, il semblait vouloir demeurer à califourchon : un pied d'un côté, un pied de l'autre, campé juste au-dessus de la frontière.

Ainsi fit-il pour les deux langues dont il hérita de l'histoire : né allemand en 1875, il en parla couramment la langue qu'il privilégia pour ses écrits tant théologiques que musicaux, mais maîtrisant parfaitement le français qui était la langue de ses nombreuses lectures, de sa correspondance etc … J'avoue aimer cette posture qui fait de l'alsacien un Arlequin toujours bousculé, parfois déchiré mais rechignant à choisir parce qu'à sa manière elle avoue l'inanité mais aussi la sottise de toute référence à de quelconques racines, la bêtise souvent dangereuse qui vous fait écrire je suis … quand en réalité nous ne faisons jamais qu'appartenir à tel ou tel groupe en même temps qu'à d'autres. Au péril de tous les fanatismes, suspecté de toutes les trahisons l'alsacien partage avec le juif cette destinée étrange de ne pouvoir être pleinement de nulle part ; d'être le traître de tous ! Que dire lorsqu'il relève à la fois des deux catégories : Dreyfus en sut quelque chose ?

Faut-il prendre à la lettre ce qu'il affirma des deux langues ?

Certes je m'exprime depuis mon enfance de même façon en Allemand et en Français, mais je ne ressens pas le Français comme ma langue maternelle,bien que je l'ais utilisé depuis toujours dans ma correspondance avec mes parents, parce que c'était l'usage dans ma famille. Pour moi, c'est l'Allemand qui est ma langue maternelle parce que le dialecte alsacien dans lequel j'ai mes racines linguistiques, est allemand. La différence entre les deux langues se manifeste pour moi par l'impression que j'éprouve avec le Français d'avancer dans un beau parc aux chemins bien entretenus et avec l'Allemand, d'errer à travers une forêt magnifique. Les dialectes avec lesquels l'Allemand a gardé contact apportent constamment à la langue écrite une vie nouvelle. Le Français a perdu ce côté enracinement au terroir. Ses racines sont dans sa littérature. Le Français est devenu par là même, dans le meilleur et dans le pire sens du mot quelque chose d'achevé, alors que l'Allemand demeure dans le même sens quelque chose d'inachevé. 
La perfection du Français réside dans la faculté d'exprimer une idée de la façon sa plus claire et la plus brève, celle de l'Allemand, d'en restituer toute la complexité." (2)

 

Je n'en suis pas certain : une langue n'est jamais achevée que lorsqu'elle cette être parlée par quiconque (latin, grec ancien etc) : il ne me semble pas ainsi que le français eût perdu son enracinement dans le terroir. Ses sources sont ailleurs depuis que le pays n'est plus essentiellement agricole et si même elles puisent son inspiration en d'autres langues (l'anglais surtout, en ce moment) c'est également le cas de l'allemand qui va puiser de surcroît dans la langue française. Ce que j'ai ressenti pour ma part de cette différence c'est effectivement cette dilection de la langue française pour l'analyse, la précision, la distinction … en un mot pour la raison ! et celle de l'allemand pour la synthèse, le mélange - qu'atteste très bien son aisance à former des mots composés - et donc sa capacité à configurer l'épaisseur des choses, leur noirceur parfois, leur inquiétant mystère. L'allemand ne parle pas qu'à la raison - en dépit des Kant, Hegel - mais laisse parler les sens - au risque du pathos. Sturm und Drang : je souris de penser que ce courant débuta en partie à Strasbourg avec Goethe ! La raison n'entend que le même et y ramène tout ce qu'elle saisit ; les langues font de même et ne le peuvent autrement. Tout au plus y a-t-il dans la langue allemande quelque chose comme une fissure, une porosité qui laisse, comme par éclairs, mais très fugacement, entrevoir, entendre ou ressentir cette part tremblotante où la lumière le dispute à l'ombre qui fait les choses ne pouvoir jamais n'être que des choses.

J'aime encore, chez cet homme, ce sentiment qu'il éprouva vite, que quiétude, bonheur et paix éprouvés durant sa jeunesse étaient grâce dont il était redevable à l'égard de tous. Qu'un homme réalise et aille jusqu'au bout du chemin où ceci le conduit que son existence ne saurait tourner autour de son propre ego mais ne se justifie que dans le rapport à l'autre me paraît être, oui, un des fondements, à mes yeux indiscutable, de toute morale.

Dès lors, plutôt que ce regard sévère, que semble lancer cette statue, je préfère conserver l'image de cet aimable vieillard d'un autre temps, ne semblant jamais vouloir quitter col cassé et nœud papillon, qui se bat avec un chat facétieux tandis qu'il joue de ce piano à pédale qu'il avait emmené à Lambaréné et avec lequel il joua tout au long de son existence et s'exerça en vue de ses concerts en Europe qui financèrent son village-hôpital.

Voici peut-être ce qui me touche le plus chez cet homme : cette manière sidérale de porter marques et travers de son époque au moment même où il tutoyait l'universel ! Il n'est pas de plus grand mystère que celui-ci, qui engage autant la pensée que l'acte, l'émotion que la raison, l'individu que le collectif : ce chemin si étroit, jamais prévisible, ronceux à loisir, pierreux à s'y blesser, piégeux si sournoisement, tellement désiré pourtant, qui du particulier conduit à l'universel. Nous récusons n'être qu'exemplaire d'une généralité désincarnée et froide mais savons, à en pleurer parfois, n'être qu'éclisse, brute et souvent mal formée, de cet être que nous prétendons exprimer.

Eloise, écrivit Montaigne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 


 


 1)

«C'est le plus grand filou qui soitIl a bâti Lambaréné grâce au pognon de la mère Éléonor Roosevelt. (...) Il lui a fait le coup du saint ermite qui joue de l'orgue sous les palmiers.

cité dans cet article du Figaro

2)

Wohl spreche ich von Kindheit auf Französisch gleicherweise wie Deutsch.Französisch aber empfinde ich nicht als Muttersprache ,obwohl ich mich von jeher für meine an meine Eltern gerichteten Briefe ausschliesslich des Französischen bediente,weil dies so Brauch in der Familie war.Deutsch ist mir Muttersprache,weil der elsässische Dialekt,in dem ich sprachlich wurzle, deutsch ist.
Den Unterschied zwischen den beiden Sprachen empfinde ich in der Art ,als ob ich mich in der französischen auf den wohlgepflegten Wegen eines schönen Parkes erginge,in der deutschen aber mich in einem herrlichen Wald herumtriebe.Aus den Dialekten,mit denen sie Fühlung behalten hat,fliesst der deutschen Schriftsprache ständig neues Leben zu.Die französische hat diese Bodenständigkeit verloren.Sie wurzelt in ihrer Literatur.Dadurch ist sie im günstigsten wie im ungünstigsten Sinne des Wortes etwas Fertiges geworden,während die deutsche in demselben Sinne etwas Unfertiges bleibt.Die Vollkommenheit des Französischen besteht darin, einen Gedanken auf die klarste und kürzeste Weise ausdrücken zu können, die des Deutschen darin,ihn in seiner Vielgestaltigkeit hinzustellen