index précédent suivant

 

 

De l'autre côté …

C'est assurément un vieux rêve ; c'est peut-être l'un des plus vieux que l'humanité eût jamais fomenté : il a autant à voir avec la connaissance qu'avec la curiosité ; avec le fantastique qu'avec l'irrationnel ; avec nos peurs qu'avec nos craintes. Dans les nouvelles de Buzzati, ce peut-être une paroi d'un tunnel de métro que l'on perce et qui ouvre vers l'étrange, une trappe qui semble s'ouvrir dans un jardin trop calme d'au milieu d'une nuit sans sommeil ; ces mains d’Orphée passant traversant le miroir dans le film de Cocteau … L'autre côté c'est l'enfer, la mort ; plus rarement le ciel ou l'espérance. L'inversion de toutes les perspectives signifiant non pas ce que l'on voit ou devrait voir, mais ce regard que nous n'atteignons jamais mais se porte néanmoins sur nous. L'anti-matière ; l'anti-monde … cette partie manquante de l'univers qui pèse invraisemblablement, qui nous hante ou plus exactement obsède mais qui pourtant nous s'échappe ; s'échappe ; glisse entre nos doigts .

Kant avait savamment buté sur cette aporie : non ! nous ne pouvions nous extirper ni de notre entendement ni de notre sensibilité ; le monde ne nous sera jamais qu'une représentation et ce qui s'intercale ainsi d'entre nous et lui nous le fait définitivement inaccessible ; infranchissable.

Et pourtant ce ne sont ici que miroirs : quand bien même l'image fût-elle inversée - ce que nos entendements savent parfaitement corriger - elle ne donne rien à voir que nous ne sachions déjà ; que nous n'ignorions définitivement.

C'est ce que j'espérais en montant sur les hauteurs du Haut-Kœnigsbourg : un perspective ouverte sur la plaine autant que sur la Forêt-Noire bien plus que le château proprement dit, bien trop grosse meringue prussienne à mon goût, suintant un imaginaire médiéval d'insistantes pacotilles idéologiques.

Une perspective que j'escomptais bien répéter, de l'autre côté, sur les hauteur du Mummelsee d'où l'on peut repérer tout aussi bien le Vieil-Armand, que le Grand Ballon voire en s'approchant et en regardant vers la droite repérer Strasbourg et la flèche de la cathédrale.

 

La géographie retrace une histoire bien différente de celle bégayée par trois guerres successives. En se formant, les Alpes provoquèrent des cassures qui à la fois séparèrent Vosges et Forêt Noire et créèrent un espace qui, s'effondrant, permit à la plaine de se former et au fleuve de s'y insinuer. N'excédant jamais les quarante kilomètres de large, cette plaine que traverse plus que ne sépare le Rhin offre pourtant des paysages semblables, des populations aux parlers délicieusement ressemblants. Il fallut sans conteste la Révolution pour rendre les frontières plus tangibles et moins aisément franchissables. Mais décidément, si frontière il doit y avoir, elle ne passe pas par là. Mais par les Massifs. L'Alsace qui n'a jamais rien tant qu'aimé que de cultiver son particularisme, le tient assurément de cet espace étroit mais efficacement protégé, adossé à ces deux lignes bleues - celle de la Forêt Noire l'est tout autant que celle des Vosges. J'entends encore ma vieille mère proclamer avec insistance têtue : ici c'est différent ! Elle n'avait pas tort … pas autant que je le présumais alors. L'Alsace occupe cet espace étrange ou le même et l'autre pointent avec égale ressemblance - espace presque calme - en dépit des péripéties historiques, calfeutré à l'abri des deux massifs, une unité jamais totalement réussie mais à laquelle nul ne veut renoncer.

Je viens seulement de comprendre que cet autre côté que nous lorgnons n'existe pas ou, très exactement, qu'il doit bien se conjuguer au pluriel et jamais au singulier. Nous en avons besoin pour nous définir - ce que Levi-Strauss avait parfaitement compris - nous rassurer ou nous consoler face à la mort mais peut-être aussi nous permettre de distinguer - et nous y (en) distinguer - bien et mal ; beau et hideux ; vérité et mensonge ou erreur.

Si j'ai reconnu sans peine sa cathédrale avec ce profil si caractéristique que lui concède son unique flèche, en revanche j'eus difficulté à y reconnaître Strasbourg elle-même, que même de loin, j'aurais imaginée plus grande, plus étendue. J'aime cette humilité à quoi nous invite - oblige - l'autre côté … ou seulement la distance. Elle dit non pas l'inanité mais l'irrémédiable tremblement de chacun de nos regards qui ne sait s'extirper de ses engonçures encore moins s'épargner le risque de l'orgueil qui répugne à se glisser ne serait-ce que d'un petit centimètre … et s'étonner de l'insolite.

Peut-être, finalement, ne passe-t-on jamais de l'autre côté, tout simplement parce qu'il n'y en a pas ; peut-être ne voyageons-nous pas tant que nous l'espérons de simplement embarquer avec nous notre petit univers si étriqué d'habitudes et de certitudes ; peut-être ne parvenons-nous jamais à partir à l'aventure parce qu'il n'y a pas de destinée ni au-devant de nous ni en arrière mais seulement cette tâche bien humble d'être à notre place capable de regarder l'autre sans honte, sans vanité. Faire bien l'homme écrivait Montaigne, oui, décidément, tout est dit en ces quatre mots. C'est peu ? Non tellement ! et tellement difficile.