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RÉCIT« Les religions ne meurent jamais vraiment » (1/6). A l’instar des civilisations, l’histoire regorge d’exemples de cultes autrefois tout puissants puis réduits à néant. Mais le phénomène religieux semble, lui, toujours bien vivant.

« Egypte, Egypte, il ne restera de tes pratiques religieuses que des histoires et, pour tes descendants, elles seront sans crédibilité. » Cette prophétie consignée dans l’Asclépius latin – un manuscrit rédigé aux alentours du IVe siècle, à l’époque où l’Egypte se trouvait sous la domination de Rome – annonce en réalité, avec une implacable lucidité, le devenir tragique de la plupart des religions. Alors qu’elles se présentent comme dépositaires de l’éternité des mondes, elles ne sont pourtant pas éternelles.

Paul Valéry l’écrivait au sortir de la première guerre mondiale : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » Telle est la leçon de l’histoire : même les empires les plus puissants – celui des Perses, celui des Romains – n’ont su résister aux assauts ou à l’usure du temps.

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Ce constat peut bien sûr s’appliquer aux religions. A ce titre, exhumer la mémoire des croyances tombées dans les oubliettes de l’humanité résonne comme une invitation à questionner nos propres certitudes. A l’époque de Babylone la superbe, joyau du dieu Mardouk, qui aurait deviné que cette merveille du monde deviendrait la « grande prostituée » de l’Apocalypse de Jean ? Et, à l’époque où le paganisme était la religion officielle d’un Empire romain triomphant, qui aurait parié sur son interdiction prochaine, au profit du christianisme jadis assimilé à une subversive superstition ?

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De fait, « chaque croyant pense que sa religion ne va jamais mourir, qu’elle va durer pour toujours, que ce sont les religions des autres qui vont disparaître », relève l’historienne Anne Morelli, qui a codirigé, avec Jeffrey Tyssens, un ouvrage sur ce thème (Quand une religion se termine… Facteurs politiques et sociaux de la disparition des religions, EME Editions, 312 pages, 31 euros). Or, poursuit la professeure honoraire à l’Université libre de Bruxelles, « la religion est un phénomène vivant. A ce titre, elle a naturellement une naissance, une phase d’épanouissement et une fin. Lorsque le déclin se manifeste, des mécanismes communs sont généralement à l’œuvre ».

Discrète résistance

Parmi eux, le politique joue un rôle prépondérant. Il est bien évident quelorsqu’il décide de faire du christianisme sa religion personnelle, en 312, l’empereur Constantin change drastiquement le cours de l’histoire. « Un des principes pouvant expliquer la disparition d’une religion, processus complexe et multifactoriel, réside dans l’installation d’un nouveau mouvement qui tient progressivement lieu de pôle religieux de référence », analyse Vincent Mahieu, docteur en histoire des religions, dans le même livre. Les hommes se convertissent, les bâtiments également. C’est ainsi que le Panthéon de Rome, dédié autrefois à toutes les divinités païennes, devient chrétien.

Pour violent qu’il soit, le processus se fait rarement du jour au lendemain. La résistance souterraine peut s’avérer tenace. C’est ainsi qu’en Mésopotamie le temple de Bêl-Mardouk, à Babylone, se trouve toujours en activité au IIe siècle de notre ère. A l’autre bout du monde, en Amérique latine, malgré les efforts des conquistadors pour éradiquerles anciennes religions indigènes, des prêtres aztèques poursuivent clandestinement leur culte, au moins jusqu’au XVIIe siècle. Et les effets de cette conquête se révèlent parfois inattendus : « L’écriture alphabétique, enseignée aux indigènes dans les collèges franciscains, devint en effet un moyen privilégié pour consigner et diffuser ce qui avait trait à l’ancienne religion », constate Sylvie Peperstraete, spécialiste des religions du Mexique ancien à l’Université libre de Bruxelles.

Face à la déliquescence des temples et du clergé mis à mal par l’arrivée d’un nouveau culte, croyances et pratiques populaires se maintiennent souvent plus facilement, en toute discrétion. Voire se transforment en revêtant les apparences de la religion victorieuse. De sorte qu’une religion, même morte, laisse toujours un héritage – aussi modeste soit-il.

Victimes de la mode

D’autres fois, c’est tout simplement le temps et le manque de vitalité qui ont fait leur œuvre. Nombre de communautés se sont éteintes de leur belle mort, sans que quiconque soit venu leur chercher querelle. En y regardant de plus près, c’est peut-être parce que ces courants n’ont pas su évoluer, figés dans des rites ou des traditions ne faisant plus vraiment sens dans le monde alentour, qu’ils ont fini par s’évanouir. C’est le cas, apparemment, des très austères elkasaïtes, au Moyen-Orient, ces judéo-chrétiens des premiers siècles de notre ère tellement obsédés par la pureté qu’ils baptisaient jusqu’aux légumes avant de les consommer.

Des mouvements s’inscrivant à rebours de l’air du temps, tels les fondamentalismes islamiques et chrétiens, connaissent un regain d’intérêt contre-intuitif

Mais, si tout ce qui n’évolue pas finit par périr, comme le veut la leçon du darwinisme, il ne faudrait pas en conclure trop vite que, pour rester en vie, les religions doivent nécessairement adapter leurs traditions aux changements sociétaux. « On considère souvent que c’est parce que le catholicisme n’a pas su se mettre au diapason des évolutions des mentalités, en particulier sur le plan des mœurs, qu’il a perdu du terrain, note Anne Morelli. Or, le protestantisme historique, plus ouvert sur ces questions, connaît cependant une forme de déclin. » Au contraire, des mouvements qui semblent s’inscrire à rebours de l’air du temps, tels les fondamentalismes islamiques et chrétiens, connaissent un regain d’intérêt contre-intuitif.

D’une certaine manière, les religions seraient aussi soumises à une forme de diktat de la mode. Ainsi l’Europe a-t-elle connu la vogue du spiritisme au XIXe siècle et un fort attrait pour l’ésotérisme au début du XXe. A l’heure actuelle, le bouddhisme, volontiers perçu comme une philosophie non religieuse en Occident, connaît un engouement notable, dont il est périlleux de prédire l’évolution à moyen terme.

Imperturbable judaïsme ?

Il existe quelques rares exemples de religions au demeurant imperturbables – ou presque – face aux contextes sociopolitiques qu’elles traversent. Le judaïsme en constitue un exemple particulièrement éloquent. Alors qu’il n’a jamais concerné qu’une infime minorité de la population mondiale, que sa terre d’origine a été à maintes reprises sous le joug d’occupants très puissants – au premier rang desquels l’Empire romain –, il a traversé les siècles et vu s’effondrer des religions bien plus solidement installées que lui. Titus détruit le Temple de Jérusalem en 70 : les textes sacrés des juifs deviennent leur sanctuaire. Hadrien envoie sur la route de l’exil le peuple de Judée après la révolte de Bar Kokhba, en 135 : il se renouvellera dans la diaspora.

Une telle capacité de résistance ne laisse d’interroger. « Tout concourait à ce que les juifs finissent par disparaître au sein des nations », écrivent le rabbin Moshe Sebbag et l’essayiste Armand Lafferère dans un ouvrage où ils tentent d’expliciter les raisons de cette remarquable longévité (L’Eternité des Juifs, Odile Jacob, 256 pages, 23,90 euros). Et de dégager trois caractéristiques qui auraient contribué à la survie du peuple juif, en dépit de l’adversité millénaire qu’il a rencontrée – jusqu’au paroxysme que l’on sait au XXe siècle.

S’il n’existe pas de recette qui permette à une religion de se maintenir, la vitalité de son clergé est un signe qui ne trompe pas

La première concerne l’identité du groupe, qui « ressemble davantage à celle d’une famille. Ce peuple-famille a toujours accordé une importance essentielle à la transmission de ses traditions », relèvent les auteurs. La deuxième concerne les idéaux politiques et sociaux : « Depuis l’origine de leur peuple jusqu’à nos jours, les enfants d’Israël ont poursuivi le même objectif : retourner sur leur terre pour y construire une société en accord avec les commandements et les valeurs que l’Eternel leur avait enseignés sur le mont Sinaï. » Enfin, terminent Moshe Sebbag et Armand Lafferère, ce qui a permis aux juifs d’échapper à l’extinction tiendrait en outre à leur rapport au sacré : « Les textes religieux d’Israël (…) instaurent une relation avec l’Eternel qui permet d’engager avec lui un débat sans fin, de faire l’expérience du sacré au milieu même du monde profane et de surmonter la crainte universelle de la mort grâce aux efforts consacrés à la survie du groupe. »

Et s’il n’existe pas de recette universelle qui permette à une religion de se maintenir dans le temps, la vitalité de son clergé est un signe qui ne trompe pas. Partout où les rangs des officiants tendent à se clairsemer, la transmission se perd progressivement, les lieux de culte se vident, et c’est un cercle vicieux qui s’enclenche. Un tableau qui n’est pas sans rappeler celui du catholicisme, du moins dans le contexte de l’Europe sécularisée. « Un monde a basculé, note l’historienne Anne Morelli. Des valeurs qui étaient prégnantes au début du XXe siècle sont tombées en désuétude à la fin du même siècle. »

« Un monde furieusement religieux »

Dès lors, « le christianisme va-t-il mourir ? », se demandait l’historien Jean Delumeau dans un livre publié en 1977 (Hachette). Difficile de répondre à cette question, bien que l’augmentation ininterrompue de personnes se déclarant « sans religion » en France ne paraisse pas y annoncer un avenir radieux pour le catholicisme. En 2018, 58 % de la population de l’Hexagone se déclare « sans religion » (catégorie rassemblant indifférents religieux et athées convaincus), contre 27 % en 1981 (enquêtes EVS).

Pour autant, prévient Anne Morelli, « les évolutions peuvent être surprenantes et un revival n’est jamais impossible ». Jean Delumeau lui-même manifestait une prudence similaire, quelques années avant sa mort survenue en 2020. « A vrai dire, déclarait-il en 2016, je ne me sens pas du tout l’âme d’un prophète. Ce que sera l’avenir de l’humanité, je ne le sais pas. Cependant, je ne pense pas du tout que nous allions vers une société sans Dieu, même si on peut en avoir l’impression en Occident. Je ne crois ni à la mort du christianisme ni à la mort de la religion. »

Dieu semble encore avoir de beaux jours devant lui

Hors du « canton » – pour reprendre le mot de Régis Debray – qui est le nôtre, la religion se porte bien. D’où le constat dressé par le sociologue Peter L. Berger dans son essai Le Réenchantement du monde (Bayard, 2001) : « L’idée selon laquelle nous vivons dans un monde sécularisé est fausse. Le monde d’aujourd’hui est aussi furieusement religieux qu’il l’a toujours été. » Si les religions, au pluriel, ne sont pas éternelles, la religion au singulier ne s’apparente-t-elle pas à un phénix renaissant de ses cendres, sous des attributs certes différents ?

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Selon Raymond Aron, la raison de cette permanence réside dans le fait que « l’homme a besoin de religion, parce qu’il a besoin d’aimer quelque chose qui le dépasse. Les sociétés ont besoin de religion parce qu’elles ont besoin d’un pouvoir spirituel, qui consacre et modère le pouvoir temporel et rappelle aux hommes que la hiérarchie des capacités n’est rien à côté de la hiérarchie des mérites » (Les Etapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967).

Et tandis que nombre de penseurs prophétisaient, en particulier au XIXe siècle, la mort de la religion, Dieu semble avoir encore de beaux jours devant lui, comme l’illustre une légende urbaine bien connue. Elle raconte qu’en mai 1968, à Paris, un anonyme aurait écrit sur un mur : « Dieu est mort. Signé : Nietzsche. » Et qu’à la retentissante déclaration du philosophe allemand, un esprit facétieux aurait ajouté ce correctif : « Nietzsche est mort. Signé : Dieu. »


En quoi croyaient les humains préhistoriques ? Sur la trace des premiers grands récits mythiques

Par Jean-Loïc Le Quellec

RÉCIT« Les religions ne meurent jamais vraiment » (2/6). A première vue, le problème semble insoluble. Comment espérer retrouver ne serait-ce qu’une partie des mythes du paléolithique ? Directeur de recherche au CNRS, Jean-Loïc Le Quellec nous entraîne dans le laboratoire du préhistorien pour tenter de ressusciter ces premiers mythes.

Comment savoir si les premiers humains connaissaient des pratiques susceptibles d’être considérées comme religieuses ? Parler de religion à leur sujet, ne serait-ce pas courir le risque de commettre un énorme anachronisme ?

Certes, les préhistoriens ont identifié des comportements qu’ils considèrent comme « symboliques ». Ils se manifestent dès Néandertal, attesté il y a au moins 400 000 anset qui s’est éteint il y a 28 000 ans environ : tracés géométriques, ornements corporels, constructions énigmatiques, sépultures… Et le décor somptueux de certaines grottes, réalisé cette fois par les humains anatomiquement modernes qui finirent par supplanter l’humanité néandertalienne, a fait considérer ces cavités –telles les grottes de Lascaux, de Chauvet ou d’Altamira – comme des « sanctuaires ».

Pourtant, malgré de très nombreuses tentatives, l’art pariétal reste muet. Comment faire parler ces images, quand l’avis des artistes préhistoriques ne pourra jamais être connu, non plus que le témoignage des autres membres de leur société ?

Paroles, paroles

Les plus hardis des préhistoriens les ont expliquées par le chamanisme, le totémisme, la magie de la chasse ou d’autres explications encore, mais tous savent bien, au fond, que malgré la très grande technicité actuelle de la science préhistorique, nous ignorons toujours la signification de l’art des grottes. D’ailleurs, sa fonction était-elle seulement de signifier ? Nous ne le savons pas.

Malgré cette irrémédiable incertitude, même les plus prudents spécialistes admettent que ces images durent être accompagnées de paroles. Paroles injonctives des commanditaires des œuvres ? Peut-être. Paroles échangées entre artistes autour des secrets du métier ? Possible. Paroles de commentaires et d’appréciation ? Probable. Paroles rituelles prononcées face aux images ou en les réalisant ? Pourquoi pas ? Toutes ces hypothèses sont recevables, mais une seule semble totalement incongrue : celle d’images sans paroles.

Plusieurs préhistoriens ont supposé que les figures des cavernes auraient illustré des mythes

Or, il est une catégorie de paroles qui, dans mille et une cultures du globe, accompagne souvent les images : celle du mythe. Plusieurs préhistoriens ont donc supposé que les figures des cavernes auraient illustré des mythes, et ont tenté d’en retrouver le discours (puisque c’est ce que ce mot signifie en grec). Dans cette perspective, les animaux figurés sur les parois des grottes représenteraient autre chose qu’eux-mêmes. Par exemple, telle figure montrant un homme coiffé de cornes serait une préfiguration du Minotaure, ou six ponctuations jouxtant telle peinture d’aurochs évoqueraient les Pléiades associées à la constellation du Taureau.

Mais comment dépasser de telles intuitions ? Comment les vérifier ? Il faudrait au moins pouvoir démontrer qu’à l’époque où ces figures ont été tracées circulait déjà un mythe tel que celui du Minotaure, ou bien que certaines étoiles étaient arbitrairement regroupées en des ensembles significatifs, dont l’un aurait été interprété comme l’image d’un bovin céleste.

En effet, toute démarche interprétative des images préhistoriques devrait en premier lieu s’assurer que l’interprétation qu’elle propose n’est pas anachronique. Par exemple, avant de tenter de rechercher, sur les images des grottes, des indices de pratique chamanique, il conviendrait d’abord de s’assurer que le chamanisme existait à l’époque à laquelle elles furent tracées.

Avant de les dire associées à une organisation de type totémique, il faudrait savoir s’il existait alors une conception qualifiable de totémisme. Supposer que telle image féminine serait celle de « la Grande Déesse » ne devrait pouvoir se faire qu’après avoir démontré qu’une telle divinité était alors vénérée. Ne pas respecter cette étape fait courir le risque de construire a posteriori une réinterprétation moderne des images, sans grand rapport avec leur signification originelle.

Machines à voyager dans le temps

A première vue, le problème semble insoluble. Comment espérer retrouver ne serait-ce qu’une partie des mythes du paléolithique ? Les paroles ne se fossilisent pas, et aucun fragment de mythe ne surgira jamais sous la truelle de l’archéologue. Une fois les mythes disparus, aucun procédé de fouille ne permet d’espérer en retrouver la trace. C’est pourquoi, dans leur grande majorité, les archéologues pensent actuellement que la question du sens de l’art préhistorique n’est, au fond, pas scientifique. Si l’on pose le problème en ces termes, il est bien difficile de leur donner tort.

Pourtant, il est possible d’aborder les choses différemment. S’ils ont réellement existé, bien sûr que les mythes paléolithiques ont désormais disparu. Mais n’en reste-t-il vraiment plus rien ? N’existerait-il pas une méthode qui pourrait utilement nous aider à y répondre ?

La réponse est simple : oui, une telle méthode existe.

Plusieurs sciences sont particulièrement médiatisées, car elles nous fascinent par leur capacité à reconstruire le passé. Ces véritables « machines à voyager dans le temps » sont l’archéologie et la génétique, dont les découvertes retentissantes font régulièrement la « une » des médias. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules : la linguistique historique et la mythologie comparée ont, elles aussi, des capacités similaires. Bien sûr, les résultats qu’elles nous livrent présentent un certain degré d’incertitude, mais celui-ci peut être cerné, au même titre que pour les dates obtenues avec la méthode du carbone 14, par exemple.

Les archéologues pensent que la question du sens de l’art préhistorique n’est, au fond, pas scientifique

Les méthodes de la mythologie comparée ont été développées par de très nombreux spécialistes, généralement inconnus du grand public, avec des résultats souvent contre-intuitifs… comme c’est si souvent le cas dans le domaine de la recherche scientifique.

Ainsi, une opinion très répandue veut que les traditions orales – en particulier les mythes – s’altèrent très vite, pour disparaître assez rapidement : leur étude ne permet donc pas de remonter dans le temps au-delà de quelques générations. C’est exact à l’échelle des témoignages individuels contemporains, qui ne peuvent donc être pris comme des documents historiques bruts. Cependant, il en va autrement à l’échelon collectif, et les spécialistes ont bien documenté des traditions orales qui se sont transmises durant plusieurs milliers d’années.

Exhumer les récits d’origine

A cet égard, il est particulièrement intéressant d’examiner la répartition mondiale de mythes ou de mythèmes (éléments minimaux des mythes) qui ne tombent pas sous le sens, mais qui sont considérés comme essentiels dans les collectivités où ils s’expriment. C’est le cas des grands récits d’origine, qui présentent une impressionnante stabilité puisque puisqu’ilssont réputés dire le vrai sur l’origine du monde, de l’humanité, de la mort, etc., de la culture dans laquelle ils s’inscrivent.

On a découvert au XIXe siècle que certains de ces « récits de la genèse » – qui peuvent être très complexes et nécessiter des heures pour être contés en entier –, sont attestés aussi bien en Eurasie qu’en Amérique, où s’observent des concordances précises, jusque dans certains détails n’obéissant à aucune logique narrative interne. L’explication la plus simple est alors que ces mythes seraient passés d’Eurasie en Amérique lors du peuplement du continent, il y a au moins 12 000 ans.

Cela est parfaitement admis par tous les mythologues, dont Claude Lévi-Strauss n’est que le plus connu, et c’est l’un des arguments qui permettent de supposer le caractère « précolombien » – et donc préhistorique – de certains mythes. Des comparaisons plus élargies, notamment avec l’Australie, elle aussi peuplée très anciennement et restée complètement isolée du reste du monde durant plusieurs dizaines de millénaires, renforcent ces déductions. Surtout, des méthodes statistiques très récemment empruntées à la phylogénétique en apportent également la confirmation.

Les mythologues s’appuient sur les traditions orales pour reconstruire des « arbres évolutifs » des mythes

Comme les êtres vivants, les mythes évoluent, se diffusent, s’adaptent, se diversifient, sont sujets à des modifications comparables à celles qui conduisent à la différenciation des espèces, selon des processus qui se déploient sur des millénaires. Tout comme les phylogénéticiens utilisent ces phénomènes caractéristiques du vivant pour reconstruire des arbres évolutifs, les mythologues s’appuient sur leurs équivalents dans les traditions orales pour reconstruire des « arbres évolutifs » des mythes.

Le mythe de l’Emergence primordiale

Grâce à ces méthodes, on a pu démontrer que, selon toute probabilité, le grand mythe d’origine qui prévalait au paléolithique final était celui dit de « l’Emergence primordiale ». Il raconte qu’au tout début, les humains et les autres animaux vivaient à l’intérieur de la terre et, un beau jour, à la suite de circonstances dont le détail varie selon les récits, ils en sont sortis en passant par l’ouverture d’une grotte – avant de se disperser progressivement à la surface du globe.

Il est facile de comprendre à quel point ce type de mythe est important pour toute collectivité qui le tient pour vrai. Les narrations sur lesquelles s’appuient actuellement les grandes religions du globe tiennent également pour essentiels des récits qui exposent le début du monde, qui narrent l’origine de l’humanité et de tous les êtres.

L’influence de telles narrations se fait sentir tout au long de la vie personnelle des membres de ces collectifs. Elles ont inspiré d’innombrables œuvres artistiques et architecturales qui ne peuvent se comprendre sans connaître ces mythes de création. Ainsi, ni les églises, ni les statues et peintures qui s’y trouvent ne sont compréhensibles sans référence au mythe chrétien (entendre : le récit sur l’origine tenu pour vrai par les collectivités chrétiennes).

Lorsqu’ils découvrirent les cavernes de l’actuel espace franco-cantabrique au terme de la longue pérégrination qui les a conduits hors d’Afrique, les hommes du paléolithique final ne pouvaient que penser au mythe de « l’Emergence primordiale », si ce dernier structurait en effet leur existence et était essentiel à leur façon de se situer dans le monde. Par la suite, en ornant ces cavités de figures animalières, leurs graphistes, eux aussi, avaient sans doute en tête l’ancien récit disant qu’un jour, les animaux sortirent d’une grotte…

Jean-Loïc Le Quellec est directeur de recherches émérite à l’Institut des mondes africains, CNRS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’art pariétal et les mythologies, en particulier Arts rupestres et mythologies en Afrique (Flammarion, 2004) et Dictionnaire critique de mythologie (avec Bernard Sergent, CNRS Editions, 2017).

 

Julien l’Apostat, ou l’ultime sursaut du paganisme

Par Marc Semo

RÉCIT« Les religions ne meurent jamais vraiment » (3/6). Quelques décennies après le choix de l’empereur Constantin de se tourner vers le christianisme, en 312, son neveu Julien décide de restaurer les cultes païens. Un retour en grâce éphémère des anciens dieux, même si leur souvenir perdure jusqu’à nous.

De nouveau le sang des grands bœufs blancs sacrifiés va ruisseler sur les autels, et la fumée portera l’odeur de la graisse vers le ciel. L’empire retrouvera les traditions qui le firent grand. « Les dieux m’ordonnent de tout purifier autant que je le puis », écrit Julien, tout juste installé sur le trône impérial en décembre 361.

Un an et demi plus tôt, ce timide intellectuel nourri de philosophie grecque et devenu un brillant général n’était encore qu’un usurpateur proclamé Auguste par ses légionnaires gaulois révoltés qui, à Lutèce, non loin de l’actuel boulevard Saint-Michel, l’avaient hissé sur un grand bouclier comme un chef barbare. Désormais sur le trône de Constantinople qui fut celui de son oncle Constantin, le premier empereur chrétien, Julien s’apprête à refermer la parenthèse des années de pouvoir de ceux qu’il appelle avec mépris les « Galiléens ».

« Julien voulait restaurer l’empire selon la volonté des dieux et les normes de la divine philosophie, revenir à la religion millénaire qui avait fait sa force comme la sérénité des hommes, et les rendre à leur innocence en ôtant le péché du monde », observe Lucien Jerphagnon (1921-2011), philosophe et historien, dans Julien, dit l’Apostat (Seuil, 1986)– la plus stimulante des biographies consacrées à cet empereur.

Lente christianisation

Deux ans plus tard, Julien part en campagne contre les Perses. Il est tué en 363 par une flèche – peut-être partie de son propre camp – près de l’actuelle Mossoul en Irak. « Avec lui, la destinée religieuse de l’Occident a failli basculer et c’est pourquoi son règne a souvent fait rêver les cervelles humaines », relate Paul Veyne,dans la préface de la réédition du livre (Tallandier, 2020), évoquant « ce grand peut-être »tronqué par une mort prématurée, et qui ne cessa de fasciner des philosophes – à commencer par Voltaire et bon nombre d’historiens ou de romanciers.

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La disparition des anciens dieux gréco-romains était-elle inéluctable ? La question n’a cessé d’être discutée depuis la Renaissance et les Lumières, jusqu’à aujourd’hui. « La ruine du paganisme au IVe siècle est peut-être l’exemple unique de l’extinction totale d’une superstition ancienne et généralement adoptée ; et on peut la considérer comme un événement remarquable dans l’histoire de l’esprit humain », notait Edward Gibbon (1737-1794) en exergue de son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, incontournable classique, depuis la fin du XVIIIe siècle, de toutes les réflexions sur l’agonie des empires.

« Religion verticale, le christianisme donnait une espérance dans l’au-delà et surtout proposait le salut, à la différence des cultes gréco-romains », Bertrand Lançon, historien

Entamé en 312 par Constantin, à la suite de la bataille du pont Milvius, le processus de christianisation fut lent. « Les faveurs dont Constantin entoura l’Eglise chrétienne contribuèrent à asseoir sa fortune foncière, financière et politique. Mais,même converti, lui et ses successeurs restèrent pendant plus d’un demi-siècle pontifex maximus, c’est-à-dire chefs de la religion romaine. Empereurs chrétiens, ils restent les empereurs de tous les Romains. Dans sa lettre écrite à Milan, en 313, Constantin établit la liberté individuelle de pratiquer la religion de son choix », relate l’historien Bertrand Lançon, auteur notamment de L’Antiquité tardive (Que sais-je ? PUF, 1998) et de La Chute de l’Empire romain, une histoire sans fin (Perrin, 2017).

Religion de la cité contre religion du salut

La religion traditionnelle gréco-romaine était avant tout fondée sur des rituels censés apporter la bienveillance des dieux à la cité et à la famille. Il fallait craindre leur courroux si on les négligeait, mais il n’était pas besoin de croire.

« Quand un chrétien se remettait en pensée devant son dieu, il savait qu’il n’avait cessé d’être regardé et aimé. Alors que les dieux païens vivaient avant tout pour eux-mêmes », écrit Paul Veyne dans Comment notre monde est devenu chrétien (Albin Michel, 2007). La nouvelle foi séduit. « Religion verticale, le christianisme donnait une espérance dans l’au-delà et surtout proposait le salut, à la différence des cultes gréco-romains », insiste Bertrand Lançon.

Intellectuels païens et chrétiens vivent dans la même culture classique, avec Homère et Virgile, Platon comme Aristote et les stoïciens. Leur vision de la religion n’en reste pas moins très différente. « Un régime de parti unique à centralisme démocratique, l’Eglise se substitua à la libre entreprise du paganisme, où chacun fondait le temple qu’il voulait et enseignait le dieu de son invention, comme on lancerait un nouveau produit », résume Paul Veyne.

Mais surtout, païens et chrétiens n’entendaient pas du tout la même chose par le mot « dieu ». « Pour le christianisme, dans l’héritage du judaïsme, non seulement l’homme est une créature de Dieu, mais il a été façonné à l’image de son créateur. Ce qui représente une rupture anthropologique avec un paganisme fondé sur la relation contractuelle entre les hommes et des dieux qu’ils ont inventés à leur image », explique Bertrand Lançon.

Avec Julien, les païens vivent un moment de libération après un demi-siècle d’humiliation

Quoi de commun en effet entre un Dieu immense, créateur de l’Univers, et les dieux païens, partie prenante du monde comme les hommes – mais à un degré tout de même supérieur, car immortels ?

Fondée sur le néoplatonisme et Plotin (205-270), la mystique de Julien porte un rejet radical du christianisme. « Alors que les hommes ont tant de peine à s’arracher de la matière pour s’élever vers l’esprit qui est l’enseignement de la philosophie telle que Julien l’entendait, voilà que les chrétiens prêchaient un dieu spirituel qui, par une étrange aberration, vient s’empiéger dans un corps mortel et de fait était mort crucifié », pointe Lucien Jerphagnon. D’où l’implacable détermination de l’empereur.

« Empêcheur de mourir en gloire »

« Julien avait autant de pouvoir pour favoriser le paganisme et inverser la pendule de l’histoire que Constantin en avait eu pour favoriser le christianisme », souligne l’historien britannique Peter Brown dans Genèse de l’Antiquité tardive (Gallimard, 1983). Si l’empereur ne rencontre aucune véritable opposition, sa restauration païenne montre néanmoins rapidement ses limites. Il voit les dieux comme autant de facettes d’un dieu unique qui se confondait avec le Soleil. Le culte qu’il institue, fondé sur des sacrifices massifs d’animaux avec de grands prêtres – qui ne sont pas sans rappeler la figure des évêques –, représente un étrange bric-à-brac. Mais les païens vivent un moment de libération après un demi-siècle d’humiliation.

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Julien veut réduire l’influence du christianisme. Il pense même faire reconstruire le Temple de Jérusalem pour résoudre à la racine la question juive. Il ramène les Eglises au rang de simples associations et leur coupe les fonds, sans pour autant exercer de violences contre les croyants. « Il nous fait souffrir sans que nous puissions recueillir l’honneur d’avoir souffert en martyrs pour le Christ », déplore Grégoire de Nazianze (329-390), son ancien condisciple, théologien et Père de l’Eglise, l’un des chroniqueurs les plus acharnés à construire la légende noire de celui qui fut surnommé « l’Apostat ». Les chrétiens ne lui ont jamais pardonné d’avoir été, selon le mot de Lucien Jerphagnon, un « empêcheur de mourir en gloire ».

Au décès de Julien, en 363, le jeu de la succession reste ouvert. Chrétiens et partisans des anciens dieux s’affrontent à la cour impériale. C’est finalement un chrétien, Valentinien, qui est choisi dans un subtil jeu d’équilibre politique. Son fils, le très pieux Gratien, lui succède. Le christianisme s’enracine comme la religion officielle du trône, proclamée comme telle par Théodose Ier qui interdit, en 392, les cultes païens, y compris au sein de la famille.

Dans les grandes villes qui avaient été des centres de la culture hellénique, ceux qui refusent de se soumettre à la religion dominante sont chassés ou tués

L’ultime grande opposition se trouve à Rome, où les partisans des anciens dieux restent puissants, particulièrement au Sénat. Arbogast, un chef germain romanisé, reprend ce combat. Ses troupes, aux étendards ornés de l’image d’Hercule, affrontent, le 6 septembre 394, à la « rivière froide », sur l’actuelle frontière italo-slovène, les soldats de Théodose brandissant la croix. Ces derniers l’emportent largement. « Le paganisme se suffisait à lui-même, le christianisme était prosélyte, exclusif, exigeant dès qu’il détenait une parcelle de pouvoir », souligne Paul Veyne. Dans les grandes villes qui avaient été des centres de la culture hellénique, ceux qui refusent de se soumettre à la religion dominante sont chassés ou tués, à l’appel d’évêques, tel Cyrille d’Alexandrie.

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L’une de ses victimes les plus illustres fut Hypatie (360-415), mathématicienne, brillante philosophe néoplatonicienne et apôtre de la tolérance, qui fut traînée par une foule de moines fanatisés – « les bêtes féroces du désert », comme les appelait Edward Gibbon – dans l’église Saint-Césaire, à Alexandrie. « Ils la dénudèrent, la frappèrent à coups de tuile, ils la découpèrent en morceaux et brûlèrent ses misérables restes », racontera, un demi-siècle plus tard, le philosophe Damascios le Diadoque (458-533).

La fronde du paganisme populaire

La nouvelle religion officielle règne sans partage dans l’administration impériale, les élites économiques et politiques, les chefs des armées. « Le christianisme s’est développé au sein de la culture antique, et ce jusqu’à l’absorber : il s’en est nourri, l’a investie et, la véhiculant à son profit, tel un caméléon sur son arbre, il a pris les couleurs de ses supports : l’Empire romain et sa culture », remarque Bertrand Lançon.

Les anciens dieux résistent en revanche dans les campagnes. Le mot « païen » vient d’ailleurs de paganus, issu de la même racine que « paysan ». « Deux siècles et demi après la conversion de Constantin, après le début de la longue campagne de destruction officielle des temples et l’interdiction légale des pratiques cultuelles non chrétiennes, l’opposition continuait », relève Ramsay MacMullen dans Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle (Perrin, 2011),soulignant que « le degré de résistance rencontré reflétait les lacunes du christianisme ».

« Si la déconfiture de ses adversaires païens ne fait guère de doute, il serait imprudent de parler des derniers païens » Pierre Chuvin

Le paganisme populaire a muté. « C’est à l’intérieur même des monothéismes triomphants que les traditions païennes ont connu leur survie la plus tenace lorsque, demeurées sur les lieux, elles ont pu se fondre dans les seuls rituels qui étaient désormais autorisés », note l’historien Pierre Chuvin (1943-2016) dans Chronique des derniers païens (Les Belles Lettres/Fayard, 2009), soulignant que « s’il est relativement facile de suivre les étapes du triomphe du christianisme et si la déconfiture de ses adversaires païens ne fait guère de doute, il serait imprudent de parler des derniers païens ».

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Aujourd’hui, tout autour de la Méditerranée, même dans les anciennes premières provinces chrétiennes, survivent ces traces païennes. Ce sont des morceaux de tissu accrochés à un arbre sacré ou à une tombe, des sources miraculeuses ou d’improbables saints locaux qui ont pris la suite de divinités du cru. Les anciens dieux sont encore là : dans les noms des planètes et ceux des jours de la semaine, excepté le dimanche. Voire dans la bouche d’un président qui se voulait « jupitérien ».


Le manichéisme, une religion devenue un adjectif

Par Madeleine Scopello

 

RÉCIT« Les religions ne meurent jamais vraiment » (4/6). Si le terme « manichéen » désigne de nos jours une pensée sans nuances, son origine remonte au IIIe siècle de l’ère chrétienne. Le message du prophète Mani donnera naissance à une religion, le manichéisme, qui se diffusera largement du Moyen-Orient à l’Europe et jusqu’en Chine. Avant d’être combattu et d’agoniser lentement.

« Un ange parla à Mani : “Je t’ai montré peu à peu ce qui est caché à la plupart. Mais tu pourras contempler ce mystère de la façon la plus merveilleuse et la plus claire.” Alors l’ange se retira de ma présence. » Vie de Mani, Codex manichéen de Cologne (Ve siècle). Cet enfant qui, à l’âge de 12 ans, reçoit une révélation par un ange qu’il appelait son « jumeau » descendu de la terre de la Lumière, porte le nom de Mani (216-276 ou 277). Il est le fondateur d’une nouvelle religion, le manichéisme, qui pénétra aussi bien l’Iran que l’Empire romain, puis, au fil des siècles et à la recherche de nouveaux horizons, se fraya un chemin vers l’Asie centrale et la Chine.

Mani est né en Babylonie du Nord, dans le village de Mardinu. A l’âge de 4 ans, l’enfant suit son père, Patteg, un ancien adorateur des idoles d’origine parthe, pour vivre avec lui dans une communauté baptiste qu’il avait intégrée, dans les marécages de la Basse Mésopotamie. Cette communauté judéo-chrétienne repliée sur elle-même se caractérisait par un rigorisme extrême : pas de rapports sexuels, pas de viande ni de vin.

Selon l’encyclopédiste arabe Ibn Al-Nadim (Xe siècle), elle s’inscrivait dans la mouvance des mugtasilah, « ceux qui se lavent », équivalent du grec « baptistai » – nom qui désignait ceux qui croient dans le pouvoir purificateur de l’eau. Dans la communauté où échoue Mani, outre les ablutions rituelles, on plongeait dans l’eau (baptizein, en grec) tout ce que l’on mangeait, croyant que ce « baptême » des aliments purifiait du même coup ceux qui s’en nourrissaient.

Lumière contre ténèbres, bien contre mal

L’enfant Mani est à l’étroit dans ce groupe étriqué. Il trouve refuge dans les paroles de son jumeau céleste ainsi que dans les visions merveilleuses qu’il reçoit, dessinant les contours de cette « terre de Lumière » d’où provient l’âme et où elle tend à retourner. Agé de 24 ans, il reçoit de nouveau la visite de son jumeau, qui lui communique la totalité de la révélation, lui enjoignant de quitter le groupe baptiste et d’aller diffuser sa doctrine.

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Ce départ ne se fait pas sans heurts. Soumis à un procès par les chefs de la communauté, Mani leur expose sa pensée. Pour lui, la pureté ne s’obtient aucunement par des ablutions mais en séparant et en distinguant en soi-même, comme dans l’univers, ce qui appartient à la lumière et ce qui appartient aux ténèbres – c’est le fondement de la religion manichéenne –, contestant ainsi les croyances qui cimentaient la secte. La sentence tombe : Mani est un faux prophète. Il s’éloigne alors sans tarder, suivi par son père. La grande aventure de ce que Mani appelle la doctrine des « Deux Principes et des Trois Temps » peut commencer.

La figure de Jésus, un Jésus Splendeur exclusivement spirituel, occupe une place majeure dans son système

Les Deux Principes sont la lumière et les ténèbres, le bien et le mal, coéternels et opposés. Les Trois Temps sont, en premier lieu, celui de leur séparation avant la création du monde, les Deux Principes étant chacun en son royaume. Ensuite est venu le temps du mélange, le plus tragique : les ténèbres envahissent la lumière et des particules lumineuses sont englouties par les entités du mal, qui les emprisonnent dans la création. C’est de ce conflit qu’est né l’homme, dont le corps est matériel, tandis que son esprit appartient au royaume de la lumière. Un combat colossal s’engage alors entre les deux camps. Surviendra enfin la séparation définitive : la lumière purifiée remontera dans son royaume par un complexe système cosmique de filtrage, et ce qui reste des ténèbres brûlera pour l’éternité aux enfers.

Nourri par la science

Mani revêt cette doctrine de mythes élaborés, foisonnant d’entités à même de susciter l’intérêt. Il l’illustre également par l’image : peintre raffiné, poète et même habile médecin – traits soulignés par la tradition orientale –, le prophète peint les moments-clés du mythe dans un livre fait de planches en bois (l’Ardahang, « image » en perse), l’original a été détruit lors d’une persécution, qui eut un grand retentissement et fut maintes fois reproduit pour la propagande de la nouvelle religion.

Cette doctrine dualiste cherche à fournir une réponse au problème de l’existence du mal. Mani la met lui-même par écrit – il écrivit neuf livres dont des fragments sont parvenus jusqu’à nous. Les prophètes qui l’ont précédé – Zoroastre, Bouddha et Jésus – n’ayant rien mis par écrit, il estime en effet qu’ils ont laissé la porte ouverte à des déformations de leur pensée.

La doctrine de Mani, loin d’être simpliste, se révèle nourrie par la science de son temps ainsi que d’éléments puisés au patrimoine culturel et religieux des mondes iranien et gréco-romain. La voulant universelle, Mani y intégra des motifs empruntés à d’autres religions, notamment le zoroastrisme, le bouddhisme et le christianisme. La figure de Jésus, un Jésus Splendeur exclusivement spirituel, occupe par exemple une place majeure dans son système.

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En quittant le groupe baptiste, Mani entreprend une série de voyages pour porter son message « dans les quatre contrées du monde ». C’est d’abord l’Iran qu’il vise, où il commence à fonder des communautés. En 253, il obtient une audience auprès du roi Shabuhr Ier qui lui permet de prêcher librement sa religion, sans toutefois s’y convertir. C’est pour le souverain sassanide que Mani écrivit son seul livre en pehlevi, le Shabuhragan, où sont consignées les grandes articulations de sa religion. Il écrivit ses autres livres en araméen oriental.

Une ambition universelle

Organisateur hors pair, Mani envoie dans les diverses provinces de l’Iran des groupes missionnaires constitués de disciples polyglottes, de scribes et de calligraphes : les livres (les siens) et l’image – c’est la grande intuition de l’Illuminateur, comme il se qualifiait lui-même, très en avance sur son temps – deviennent les piliers de la diffusion de sa religion.

Mani structure son Eglise (qu’il appelle son Espérance) en deux classes : les élus et les auditeurs – autrement dit les religieux et les laïcs. Les premiers (hommes et femmes), entièrement dédiés à la prière, au chant, à la méditation et à la prédication, sont astreints à une vie ascétique ; les seconds doivent eux aussi respecter un code moral, certes moins exigeant, et fournir nourriture et assistance aux élus.

Mis au supplice des chaînes, Mani meurt d’épuisement en prison en 276 ou 277

Entre-temps, des disciples sont envoyés en Mésopotamie, en Egypte et pénètrent dans l’Empire romain. Successivement, la religion se diffuse en Palestine, puis en Afrique du Nord.

Après la mort de Shabuhr, la situation va pourtant se gâter en Iran : poussé par le chef du clergé mazdéen, Kirdir, le roi Vahram II convoque Mani à Beth Lapat (Susiane), l’accablant d’accusations sans fondement pour s’en débarrasser. Mis au supplice des chaînes, Mani meurt d’épuisement en prison en 276 ou 277. Sa souffrance, mythifiée en passion, est devenue l’objet d’une commémoration annuelle : la fête du Bêma.

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Si les persécutions laminent la religion de lumière en Iran, il en va de même dans l’Empire romain, où elle s’est répandue rapidement. A partir de la moitié du IVe siècle, les Pères de l’Eglise écrivent des réfutations acérées contre Mani, qu’ils voient comme un imposteur et un charlatan, et taxent d’hérésie sa pensée dualiste. Parmi eux, Augustin d’Hippone, futur saint Augustin, qui adhéra au manichéisme une dizaine d’années à partir de 373 avant de se rallier à la Grande Eglise.

D’importantes découvertes de textes écrits par les manichéens eux-mêmes – mis au jour en Egypte, au Fayoum, vers 1930, et dans les années 1980 à Kellis (oasis de Dakhleh) – donnent un aperçu direct de leur pensée et de leur mode de vie, connus jusqu’alors exclusivement par le prisme déformant des controversistes.

Entre persécutions et diffusion vers l’Asie

Quant à l’Etat romain, il commence à légiférer contre les manichéens à partir de Dioclétien (édit de 297) : à cause de ses racines perses, le manichéisme est considéré comme la religion de l’ennemi par excellence de Rome, et les manichéens des espions au service du roi des rois. Progressivement déchus de leurs droits civiques, bannis des villes, privés de leurs biens, torturés, ils voient leurs livres brûlés et subissent, dans certains cas, la peine capitale.

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Le manichéisme meurt-il pour autant ? Subissant revers et persécutions dans les deux empires ennemis, perse et romain, il se fraie pourtant un chemin vers l’Asie centrale et parvient jusqu’en Chine. Bien plus tard, Marco Polo raconte avoir rencontré des manichéens dans le port cosmopolite de Quanzhou, au Fujian, en 1292.

De cette expansion vers l’Est témoignent d’extraordinaires découvertes de manuscrits en moyen perse, en sogdien et en vieux turc (ouïghour) retrouvés au début du XXe siècle à Tourfan (Turkestan chinois ou Xinjiang). On y exhuma également des peintures et des fresques majestueuses, œuvres d’artistes accomplis, la peinture étant l’un des moyens d’expression privilégiés des manichéens.

La figure de Mani reçoit l’appellation de Bouddha de Lumière

Sur le site proche de Chotcho, les vestiges d’une riche bibliothèque manichéenne sortirent de l’oubli, tout comme à Bazaklik avec des textes en plusieurs langues, des livres ainsi que des rouleaux finement calligraphiés. Autre découverte impressionnante : en 1907 fut exhumée à Dunhuang (province chinoise du Gansu), dans les grottes des Mille Bouddhas, une cache remplie de textes manichéens qui y avaient été entreposés avant que la grotte ne soit murée, en 1035. Le savant Paul Pelliot parvint à acquérir, pour la Bibliothèque nationale de France, un précis de doctrine manichéenne traduit de l’iranien en chinois.

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Pour étoffer ses chances de réussite dans l’expansion vers l’Est, le manichéisme se revêt d’éléments bouddhiques, tandis que la figure de Mani reçoit l’appellation de Bouddha de Lumière. La religion est librement prêchée en Chine à partir de 732, comme le statua un édit impérial. Le manichéisme y survécut longtemps par le biais de l’art : un fructueux syncrétisme entre l’art manichéen et les modèles iconographiques chinois s’opéra au fil des siècles. Certaines peintures retrouvées, dont un cycle sur soie, datent du XVe siècle. En outre, une statue représentant très probablement Mani a été conservée dans les vestiges d’un ancien monastère manichéen sis près de Quanzhou.

Des survivances du manichéisme en Occident ?

Si l’on se tourne vers l’Occident, la question de possibles survivances du manichéisme mérite d’être soulevée. Deux courants dualistes se développent en effet dans l’Empire byzantin. Celui des pauliciens, qui prend naissance en Arménie au VIIe siècle, se répand durant les deux siècles suivants dans les territoires de l’Empire ; celui des bogomiles s’étend de la Bulgarie aux Balkans au Xe siècle. La doctrine, la pratique et les mythes de ces deux mouvements religieux ont sans doute des points communs avec le manichéisme, sans que l’on puisse dégager une influence directe du système de Mani, bien plus complexe, ou une utilisation des écritures manichéennes.

Quant aux cathares, certaines similitudes avec le manichéisme sont frappantes

Quant aux cathares (katharos, « pur » en grec), certaines similitudes sont frappantes tant sur le plan cosmologique qu’anthropologique : de la croyance en deux entités opposées au comportement ascétique des « purs », jusqu’à certains éléments du rituel. Le manichéisme aurait-il ressurgi, de façon souterraine, dans ce mouvement si présent dans le Midi de la France médiévale ? Si cette éventualité apparaît certes fascinante, il manque les jalons historiques qui permettraient de prouver clairement une filiation entre les manichéens de la fin de l’Antiquité et les cathares du Moyen Age.

Madeleine Scopello est directrice d’études émérite à l’Ecole pratique des hautes études (Paris), correspondante de l’Institut et Corresponding Fellow à l’Australian Academy of the Humanities. Elle est notamment l’autrice de « Femme, gnose et manichéisme » (Brill, 2005) et de « Les Evangiles apocryphes » (Presses de la Renaissance, 2016).

 

La religion des Aztèques, la destruction avant la résurrection

Par Laurent Testot

 

RÉCIT« Les religions ne meurent jamais vraiment » (5/6). Voilà cinq siècles, conquistadores et épidémies anéantissaient la société et la religion aztèques. Les survivants sont évangélisés, mais le souvenir des cultes précolombiens perdure.

Alors que les portes du temple se ferment, l’ordre jaillit, « ¡ Mueran ! » – qu’ils meurent ! En cette journée de mai 1520, le sang coule à flots, et pour cette fois ce ne sera pas celui de prisonniers sacrifiés aux divinités locales. Ce sang est celui des élites aztèques, surprises désarmées en pleine cérémonie religieuse dans leur saint des saints, au cœur de leur capitale Tenochtitlan.

L’holocauste a été décidé par le conquistador Pedro de Alvarado. En l’absence du chef de l’expédition, Hernan Cortés, il a fait le pari de décapiter l’adversaire par traîtrise. Ses soldats massacrent ce jour-là plusieurs milliers de guerriers et de prêtres. La mégapole aztèque se soulève, relançant une guerre rocambolesque. Elle oppose un petit millier de soudards espagnols, aidés de dizaines de milliers d’alliés indigènes désireux de secouer l’hégémonie aztèque, à un puissant empire commandant à plusieurs millions de sujets.

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Le carnage a pris place autour du Templo Mayor. Centre géographique de la cosmographie aztèque, lieu d’allégeance des vassaux, ce colossal édifice est surmonté d’une pyramide à degrés, comme les Espagnols ont pu en voir dans d’autres cités. C’est là-haut, sur les deux plates-formes cérémonielles édifiées près du sommet de la pyramide, que les élites sacrifient aux dieux les prisonniers de guerre, généralement en leur arrachant le cœur. Les hauts dignitaires mettent les corps en pièces, afin d’en distribuer les morceaux à la noblesse sacerdotale et guerrière, pour une consommation anthropophage, rituelle et soigneusement hiérarchisée. Dans les chroniques ultérieures, les Espagnols s’étendront sur ces cultes sanglants, sans trop évoquer leur propre violence coloniale.

Effondrement démographique

Quatre ans après le massacre, Tenochtitlan la splendide est tombée, ses habitants décimés par la variole, la guerre et la famine. Une délégation de franciscains convoque les survivants parmi les tlamatinimes, ces sages qui avaient pour mission de préserver la cosmogonie et les rituels. Les moines infligent une leçon de catéchisme à leurs captifs afin d’entamer le processus de conversion et d’éradiquer les cultes anciens. Les témoins d’une foi qui agonise de répondre : « Laissez-nous mourir, puisque nos dieux sont morts ! »

Les dieux aztèques n’étaient plus. En tout cas, les dieux de cette élite aztèque impérialiste qui domine alors la moitié sud du Mexique. Les franciscains font raser le Templo Mayor, le plongeant dans l’oubli jusqu’à ce que les archéologues du XXe siècle en exhument les fondations.

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Pour les Espagnols, l’issue de la guerre tient du miracle. En plus de leur supériorité technologique (acier, escopettes et canons, cavalerie…), ils ont bénéficié d’une aide qu’ils tiennent pour providentielle : la variole, terrible pandémie en Europe, a ravagé les rangs aztèques, fauchant peut-être la moitié de la population. D’autres épidémies venues de l’Ancien Monde allaient parachever cet effondrement démographique.

La noblesse aztèque se voyait comme une élite tribale guerrière choyée par une divinité exclusive : Huitzilopochtli

On sait, depuis les travaux initiés par l’historien Alfred Crosby, que les Amériques étaient peuplées de 50 à 60 millions de personnes à l’arrivée de Christophe Colomb, en 1492, et que ce chiffre tomba, un siècle plus tard, entre 5 et 6 millions. Les pandémies permettent d’expliquer l’inexplicable : sur le plan matériel, pourquoi la civilisation aztèque, machine de guerre à la tête de centaines de milliers de guerriers, se désintégra face à quelques escouades de conquistadores ; sur le plan idéologique, pourquoi il fut si facile à quelques bataillons de missionnaires d’imposer leur religion centrée autour d’un Dieu unique.

Le retour de Quetzalcoatl ?

Car de part et d’autre, guerre et religion étaient inextricablement liées. La noblesse aztèque se voyait comme une élite tribale guerrière choyée par une divinité exclusive, Huitzilopochtli, dieu du Soleil et de la guerre. Au-delà des régions contrôlées par les Aztèques, alors en pleine expansion militaire, la Mésoamérique (zone culturelle s’étendant du Mexique au Costa Rica) partageait un système homogène de croyances, lié par des traits culturels : culture du maïs, partage de calendriers cycliques et de croyances comme la transformation magique d’humains en animaux, architecture rituelle incluant des pyramides à degrés…

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Ces sociétés se livraient des guerres cycliques, programmées au moyen de calendriers communs. Les affrontements exaltaient la valeur individuelle : le bon guerrier n’était pas celui qui tuait le plus, mais celui qui ramenait des captifs vivants… Des prisonniers qui alimentaient les sacrifices humains, permettant au Soleil et autres divinités de se régénérer à même les « fleurs de sang » écloses sur la poitrine des sacrifiés.

Moctezuma II se serait demandé si Hernan Cortés n’était pas l’incarnation de Quetzalcoatl

L’historiographie coloniale a beaucoup glosé sur la prophétie du retour du dieu Quetzalcoatl, le « serpent à plumes ». Cette divinité barbue devait revenir de l’ouest lorsque le monde prendrait fin : Moctezuma II se serait demandé si Hernan Cortés n’en était pas l’incarnation. Ses doutes l’auraient poussé à retenir des offensives qui auraient pu balayer la progression des Espagnols. Certains historiens, telle Jacqueline de Durand-Forest, estiment qu’il peut y avoir du vrai dans cette histoire ; d’autres, à l’instar de Christian Duverger, pensent plutôt qu’il s’agit d’une interprétation a posteriori. Serge Gruzinski souligne en tout cas que les Espagnols, les Aztèques et bien d’autres peuples vivaient alors dans l’attente de catastrophes, consultaient force astrologues et augures, interprétaient les revers militaires et les désastres pandémiques en termes de forces surnaturelles.

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Eradication méthodique

Les pandémies font office de miracle pour les Espagnols : alors que les rangs adverses vacillent sous les fièvres, les conquistadores s’imaginent, faute de connaître le monde des virus, qu’ils bénéficient d’une aide céleste, en l’occurrence de Santiago (Jacques le Majeur), saint patron de l’Espagne, qui ravage de flèches invisibles les rangs des idolâtres. A l’inverse, la défaite ne peut signifier qu’une chose pour les Aztèques : leurs divinités, au premier rang desquels leur protecteur Huitzilopochtli, sont mortes. En tout cas impuissantes.

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En ces années d’apocalypse, la société hiérarchique et sophistiquée d’antan céda la place à une foule hagarde. Les lieux de culte furent anéantis, des églises élevées sur les ruines des temples. Les images des dieux furent profanées, les métaux sacrés fondus, et les précieux codex, dépositaires des mythes, brûlés jusqu’au dernier – ou peu s’en fut. Nulle religion organisée ne pouvait survivre à une telle entreprise d’éradication, ne serait-ce que parce que la société qui l’avait engendrée était elle-même annihilée.

Les survivants étaient souvent mis au travail forcé par les conquérants, désireux de réduire en servitude les vaincus afin de rentabiliser les coûteuses expéditions. Ces derniers étaient souvent déportés dans des domaines agraires passés aux mains des Espagnols et avaient tout perdu : famille, biens, dieux et dignité. Leurs croyances, qui ne faisaient plus sens, n’avaient désormais aucune raison d’être entretenues.

Même le regard sur le chien changea. Les Aztèques le considéraient comme un craintif auxiliaire qui nettoyait les restes alimentaires. Certains, les chiens nus, étaient engraissés et consommés lors des fêtes funéraires. Car l’animal était psychopompe, il accompagnait l’âme des morts vers l’au-delà. Ce rôle cultuel facilita un glissement sémantique. Les Espagnols étaient accompagnés de chiens féroces, énormes dogues sélectionnés pour la guerre et la traque des fuyards, capables (le fait est attesté) de mettre en pièces plusieurs dizaines d’hommes quand on les lâchait dans une foule. De psychopompe, l’animal, utilisé pour la répression, devint un diabolique chien de l’enfer, nouvelle incarnation d’un sinistre au-delà.

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L’évangélisation fut orchestrée par les ordres missionnaires. Les franciscains, dominicains, mercédaires puis jésuites s’employèrent à gagner à la « vraie foi » les âmes des survivants. Bien organisés, les frères restructurèrent quelque peu les communautés autochtones autour de villages. Il y eut parmi eux des défenseurs des Indiens, tel Bartolomé de Las Casas, qui s’éleva contre les violences perpétrées par les nouveaux propriétaires terriens ; et des sauveteurs de savoir, comme Bernardino de Sahagún, qui collecta auprès des indigènes de précieuses bribes de leur savoir. Mais le rouleau compresseur était à l’œuvre. Les missionnaires étaient là pour éradiquer le souvenir des anciens dieux. Tâche facilitée par l’état de choc dans lequel vivaient leurs nouvelles ouailles.

Bâton, chapeau et coquillages

Pour autant, et c’est là le plus surprenant, les cultes indigènes se montrèrent résilients. Car si la religion impériale, celle des sacrifices sanglants et des cultes sophistiqués de l’élite de Tenochtitlan, ne pouvait pas survivre à la disparition de la culture à laquelle elle était consubstantielle, il existait un ciment omniprésent parmi les gens du commun, les innombrables peuples soumis aux Aztèques : la religion populaire, qui partageait avec les cultes impériaux nombre de traits.

Même après que la société qui avait engendré ces cultes se fut désintégrée, et que les imaginaires furent dominés par les idées européennes, des survivances étaient manifestes. On les devine dans les rapports des missionnaires qui s’agacent des cultes cachés, des offrandes aux esprits d’antan, des Vierges maladroitement esquissées et revêtues d’attributs propres aux anciennes divinités, jusqu’à la confusion opérée à dessein entre Ehecatl (avatar de Quetzalcoatl comme divinité des vents) et Santiago – au motif que le dieu et le saint partageaient des traits iconographiques tels que bâton, chapeau et coquillage.

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S’ouvre alors un jeu de piste : si vous allez à Mexico à la Toussaint, quand fleurissent les cimetières, n’oubliez pas de visiter le fantastique Musée national d’anthropologie. Son iconographie sans pareille vous évoquera bien des détails de la fantasmagorie des têtes de mort grimaçantes qui envahissent alors les rues. Comme un clin d’œil aux anciens dieux.

 

Le catholicisme peut-il survivre au XXIe siècle ?

Par Cécile Chambraud

 

RÉCIT« Les religions ne meurent jamais vraiment » (6/6). Depuis les années 1960, le catholicisme recule chaque année un peu plus en Europe occidentale. Ce processus est-il irrémédiable ? Poussant l’Eglise dans ses retranchements, il pourrait aussi donner lieu, en retour, à un sursaut.

Depuis 2018, la succession de nouvelles révélations concernant les violences sexuelles sur des mineurs porte un coup rude à l’édifice déjà bien affaibli du catholicisme, en France comme dans toute l’aire occidentale. Commissions d’enquête, livres, documentaires nourrissent la thèse du caractère systémique de cette réalité si longtemps cachée.

Cette accusation qui fait de l’Eglise une matrice pour ces crimes se greffe sur le diagnostic maintenant bien établi d’un déclin qui se manifeste, depuis les années 1960, par la chute de la pratique, des baptêmes, des vocations, et finalement d’une désaffiliation religieuse qui touche près de la moitié de la population. Le catholicisme est-il chez nous en voie d’extinction ?

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« Depuis le début du XIXe siècle, il y a des annonces de mort imminente, tempère l’historien Guillaume Cuchet, qui a décrit cet affaissement dans Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Seuil, 2018). Je ne crois pas du tout à la thèse d’une crise terminale. Mais il y a quand même un mouvement. Il n’est pas linéaire dans le temps, pas homogène dans l’espace et dans la société, mais c’est une tendance lourde de longue durée. Et ce décrochage spectaculaire s’est amplifié dans les années 2000, franchissant une nouvelle étape. Il y a encore un monde catholique actif. Mais le déclin touche fortement les deuxième et troisième cercles. »

Conflictualité intra-ecclésiale

Auteur, avec Jean-Paul Willaime, d’une somme intitulée La Religion dans la France contemporaine (Armand Colin, 2021, 320 pages, 29 euros), l’historien et sociologue Philippe Portier attire l’attention sur le risque de distorsion : « Nous raisonnons à partir de l’image que le catholicisme se donne de lui-même au XIXe siècle, lorsque la réforme tridentine [issue du concile de Trente, clos en 1563] est enfin parvenue à discipliner la population, avec un catholicisme rassemblé autour de sa hiérarchie. Son histoire est bien plus problématique qu’on veut bien le dire. On la résume souvent comme un parcours linéaire, alors que celui-ci a été heurté, difficile. D’ailleurs, le catholicisme a vécu dans l’idée que depuis la Renaissance, plus rien ne va. »

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Le débat fait rage chez les catholiques pour savoir à quoi attribuer le déclin des dernières décennies. « Deux récits s’affrontent, résume le sociologue Yann Raison du Cleuziou. Pour les uns, il résulte d’un appariement incomplet et raté avec la modernité. A partir de l’encyclique Humanae vitae [texte de Paul VI qui, en 1968, prend position contre la contraception], l’Eglise aurait décroché de l’horizon de l’émancipation et, de ce fait, perdu sa pertinence sociale. Pour les autres, l’Eglise décline parce qu’elle a perdu sa substance surnaturelle en raison de sa sécularisation interne. On aurait fait fausse route à l’époque du concile Vatican II. Ces deux interprétations activent une forte conflictualité intra-ecclésiale. La fin est une peur et on se renvoie la responsabilité, chacun se prévaut d’une mémoire : les uns de la nostalgie d’une articulation entre espérance sociale et religieuse, les autres de la nostalgie d’une religion populaire perdue. »

« Le catholicisme a vécu dans l’idée que depuis la Renaissance, plus rien ne va. » Philippe Portier

A-t-on pris la mesure de l’impact social de ce recul massif et rapide ? De l’avis des chercheurs, c’est encore largement un point aveugle. « L’accroissement des “non-affiliés” est un fait nouveau et majeur, souligne Guillaume Cuchet. Ils deviennent majoritaires dans la jeunesse. Cela introduit une inconnue dans notre histoire. » « Ce qui est frappant, souligne Yann Raison du Cleuziou, c’est que cette évolution majeure est rendue invisible et indolore parce que ce détachement a pour cause une indifférence à l’égard de l’ancienne religion. Ceux qui s’éloignent ignorent même qu’ils en sont la cause. »

Que faire des crucifix ?

Que reste-t-il du catholicisme pour ceux qui s’en sont détachés ? « La grande majorité des Français ont encore une expérience intime du catholicisme » à travers les fêtes familiales, les baptêmes, les communions, les mariages. Ces occasions de réunion reculent néanmoins. Les baptêmes, qui concernaient 95 % des bébés dans les années 1960, ne seraient aujourd’hui plus administrés qu’à 30 % d’entre eux. Les communions et confirmations suivent. Les mariages chutent et, parmi eux, la part des mariages religieux aussi.

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Le seul rite qui perdure encore majoritairement (à 70 %) est celui des obsèques religieuses. Mais pour combien de temps ? « Leur heure de vérité est arrivée, anticipe Guillaume Cuchet. Le décrochage religieux est en bonne partie générationnel, dû aux baby-boomeurs, qui s’approchent de l’âge de mourir. Il m’étonnerait qu’on soit encore à ce taux d’obsèques religieuses dans trente ans. »

Yann Raison du Cleuziou s’interroge ainsi sur le sort des objets de piété domestiques : « Que fait-on désormais des crucifix, par exemple, au moment des successions des grands-parents ? Ces objets étaient des sortes d’antennes-relais. Ils constituaient un système de signes qui faisait exister un monde parallèle supérieur à la réalité ordinaire et qui en déterminait le sens. Aujourd’hui, ils se désactivent. On démantèle tout un système de communication. »

Le risque : que le catholicisme devienne une religion de classe, une sorte d’anglicanisme

Au sein du « devenir minoritaire » du catholicisme français, le recul n’est pas uniforme. Dans son livre Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous (Seuil, 2019), Yann Raison du Cleuziou a montré que les catholiques qu’il qualifie de plus « observants » – très attachés aux pratiques rituelles et aux formes cultuelles –sont ceux qui sont le mieux parvenus à transmettre leur foi à leurs descendants. « La foi perdure là où sa transmission est privatisée, où elle repose sur un savoir-faire familial. Et donc aussi sur des solidarités de classes sociales », résume le sociologue. Avec le risque, souligne Guillaume Cuchet, que le catholicisme « devienne une religion de classe, une sorte d’anglicanisme ».

En revanche, dans les univers sociaux où les familles s’en remettaient aux institutions – paroisse, école, patronage – pour la transmission, « la foi s’est effondrée », explique Yann Raison du Cleuziou. Conséquence, dans ce contexte de fin du catholicisme majoritaire, « ceux qui durent sont ceux qui se vivaient comme une minorité au sein du catholicisme ». On notera qu’un apport demeure aujourd’hui largement « impensé », celui des immigrés catholiques. Cette population « invisibilisée » apporte avec elle sa propre religiosité, qui fait la part belle à « une très forte dévotion mariale et au culte des saints ».

Le fossé s’accroît

Cet effacement n’a pas pour autant fait disparaître l’Eglise catholique du débat public. « Dans un monde d’agnosticisme politique généralisé, ces communautés demeurent des foyers d’interprétation, de réflexion sur les problèmes de la société et d’action, souligne Philippe Portier. L’Eglise est capable de produire des textes sur les migrants, la bioéthique, la fraternité, qui contribuent à nourrir le débat public. »

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Mais a-t-elle fait la paix avec la modernité, qu’elle a tant mise en accusation au XIXe siècle ? « L’expression “signes des temps”, qui a émergé au concile Vatican II, désignait ce qui, dans la culture moderne, “fait signe”, parle aux catholiques, explique l’historien Denis Pelletier, coauteur, avec Jean-Louis Schlegel, d’A la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours (Seuil, 2012). C’est une pensée de la rencontre entre les univers traditionnels et modernes. Puis cette notion a été retournée par Jean Paul II et les signes des temps sont devenus des signes de crise. »

Ces dernières décennies, le fossé s’est accru avec le système de valeurs des sociétés occidentales, qui ont profondément modifié leurs législations dans les domaines familial, bioéthique – au grand dam, le plus souvent, de l’Eglise catholique. Même si le pape François tente de relativiser la place prise par ces questions dans le discours catholique, elles demeurent sensibles. Dernier exemple en date, le Vatican vient de protester officiellement auprès de la diplomatie italienne contre un projet de loi visant à lutter contre les discriminations et l’incitation à la violence contre les homosexuels, les transgenres et les handicapés, au motif que cela limiterait l’exercice de la liberté de conscience dans les écoles catholiques. Ces questions sont également au cœur de la réflexion imposée par les laïcs à l’Eglise allemande sur des sujets – qui font frémir à Rome – tels que la sexualité, la place des femmes, le célibat des prêtres, les couples homosexuels…

Les défis de la mondialisation

Les ressources du catholicisme se trouvent-elles ailleurs que dans ses terres d’implantation ancienne en Europe ? Dans certaines régions du monde, il connaît en effet des zones de dynamisme. « En Afrique, explique ainsi Philippe Portier, de 1965 au début des années 2000, le christianisme est passé de 25 % à 46 % de la population. Cette augmentation porte le catholicisme comme les évangéliques. Il y a aussi des foyers de développement en Asie, comme en Corée ou en Inde. »

Mais cette mondialisation pose à son tour des défis spécifiques au catholicisme, dont le nom veut pourtant dire « universel ». « L’Eglise est confrontée dans les territoires où elle est présente à une pluralité de compréhension de la foi » qui s’exprime à travers des théologies ou des approches rituelles particulières, relève Philippe Portier. Le pape François essaie de donner des cadres pour gérer cette diversité, en particulier à travers la démarche synodale.

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Cela ne va pas sans tension. Lors du synode consacré à l’Amazonie, en octobre 2019, à Rome, des opposants au pape argentin avaient dérobé, dans l’église où elles avaient été placées, des statuettes représentant la Pachamama, la Terre-Mère de la tradition andine, et les avaient jetées dans le Tibre. Ils accusaient François d’avoir fait acte d’« idolâtrie » lors d’une cérémonie dans les jardins du Vatican en présence de figurines de la Pachamama.

Cette pluralité constitue une difficulté particulière pour le catholicisme, dans lequel « la notion d’Eglise est chargée d’une dimension théologique particulière qui n’existe pas dans d’autres traditions » à prétention universelle, remarque Denis Pelletier : l’unité est indispensable à cette institution religieuse. En outre, cette Eglise est « construite autour de la centralité de Rome »« Pendant mille cinq cents ans, l’histoire s’est construite autour de l’Europe, avec une vocation majoritaire. Or aujourd’hui, si l’on met à part l’Amérique latine, là où l’Eglise catholique est la plus dynamique, elle est minoritaire. Ecclésiologiquement, ce n’est pas sans conséquence. Cela pose notamment le problème de l’articulation entre religion et politique. »