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Vulgarités

Entre effluves et effroi

Ces photos, tout le monde les a vues et je ne serais sans doute pas revenu sur un événement somme toute guère surprenant avec un Trump ne cessant de souffler sur les braises, sans ce commentaire de Piketty, sans ce souvenir d'avoir il y a quelques temps écrit sur la vulgarité.

Certes c'est bien là le rôle du publiciste, politiste comme on aime à le nommer désormais, du chroniqueur ou de l'expert, que de souligner combien le sens d'un événement se cache derrière les apparences qui seules retiennent d'abord l'attention.

Quand même !

A regarder ces accoutrements, ces trognes invraisemblables, l'envie prêterait bien plutôt à sourire comme si s'était donnée ici rendez-vous, un concentré édifiant de stupidité, de colères insanes, de rancœurs obscènes. Ecouter leurs vociférations ne réconcilierait en rien avec le bon sens tant s'y entremêlent le pire des délires complotistes, des haines raciales, des frustrations sociales. Trump n'a pas créé ceci mais tout au long de son ascension politique et de sa présidence aura surfé sur cette vague. Ne l'aura sans doute même pas amplifié mais seulement conféré une apparence de légitimité. Les réseaux sociaux divers et variés non plus mais auront, jusqu'au bout, fait écho à leurs divagations. A Memmi parlait à propos du racisme d'une misérable machine de mots … Mais, cette odieuse machinerie une fois enclenchée …

Voici chronique d'une haine ordinaire qui gronde sourdement ne se laissant entendre qu'à ceux qui auraient l'ouïe fine ou scruteraient par vocation ou profession à la débusquer. Voici chronique de la passion abandonnée à son étrange capacité à s'auto-alimenter qui laisse en tout cas dubitatif devant les réponses usuelles des philosophes escomptant que raison bien ordonnée fût capable d'endiguer, canaliser ou contenir cette passion en des limites acceptables : voire de la sublimer vers des idéaux constructifs ! Comme si s'asseoir à une table et débattre à armes égales pût être suffisant ; seulement possible … Même si je ne conteste pas qu'il n'est guère d'autre antidote à cet ogre-ci que de le nourrir néanmoins de raisons, de savoirs, d'art

Peut-être, oui, avons-nous fermé les yeux et cru que ces USA qui dans les années d'après-guerre se piquèrent d'être les gendarmes du onde et les gardiens de la liberté, qui avaient commencé, avec les années soixante, à faire le ménage chez eux et à en finir avec les formes les plus insupportables de la ségrégation, que ces USA, oui, avaient tiré un trait sur cette mythologie des pères fondateurs et des Pilgrim Fathers - qui n'étaient après tout que des puritains absolus idéologues sans doute intolérants et peu soucieux des autochtones vivant sur les terres où ils accostèrent - une mythologie de la liberté, certes, mais de la seule sienne propre ; une mythologie qui allait nourrir une incroyable et systématique élimination des indiens, et justifier la gloire téméraire mais si ambiguë de ces colons, venus de cette lie que l'Europe rejetait, et qu'ils rejetteraient bientôt eux-même sitôt qu'elle cessera d'être d'un blanc pur ; qui allait si longtemps pratiquer l'esclavage puis justifier l'odieuse discrimination … et bientôt se refermer sur soi dans ce culte psychotique de soi.

Nous avons voulu oublier les isolationnismes de tout poil qui justifièrent que les USA n'entrèrent en guerre qu'en 1917 ou qu'en fin 1941 et l'habileté manœuvrière - bien plus que généreuse - qui leur fit dominer le monde binaire et assurer leur hégémonie économique.

Nous n'avons pas voulu voir que dans les coins oubliés de l'Amérique profonde, dans les catégories sociales que l'hyper-libéralisme pourtant inventé par eux et la mondialisation laisseraient bientôt de côté, prospérerait la nostalgie d'une grande Amérique et la colère du petit blanc déclassé … L’Allemagne de 1919 avait montré ce qu'une défaite perçue comme injuste et un effondrement économique pouvaient nourrir de vengeance recuite. Mais quoi ? tire-t-on jamais leçons de l'histoire.

Ce pays sans doute n'est-il pas aussi uni que son nom souhaite l'indiquer : assurément entre les zones urbaines de l'Est et de l'Ouest encore prospères et celles abandonnées par la division internationale du travail, entre cités et campagne, existe-t-il désormais un gouffre que cette société sur-armée et hantée de violence frustrée traduit spontanément en conflits ethniques et raciaux comme son histoire lui a appris à le faire !

Qu'un dirigeant peu scrupuleux passe par là et attise les colères et voici le brasier prêt à prendre.

Il a pris

L'histoire assurément ne se répète jamais ou alors sous la forme d'une sinistre comédie ; deux faits néanmoins me semblent inquiétants

- la facilité extraordinaire, en ces contrées et périodes de brouillage idéologique, avec laquelle la logique du bouc émissaire peut s'enclencher, donnant une fois de plus raison à R Girard

- l'invraisemblable écart entre les progrès des sciences et techniques, l'avancée des savoirs et la sophistication de nos culture et ce que l'homme ordinaire en sait, en comprend et en veut partager.

La modernité, finalement, est comme la Révolution : elle dévore ses enfants. La révolution soviétique s'est révélée un enfer et accoucher d'un monstre ; le modèle américain, un cauchemar où la liberté tant vantée ne sera jamais que celle du renard dans le poulailler en dépit de tout, du monde, des autres.

La bête immonde est ressortie du ventre qu'on savait toujours fécond et sollicite plus que nécessaire le peu d'optimisme qui nous demeurait ; le fond d'humanisme à quoi nous persistons de nous rattacher.

Non décidément je ne peux regarder ces trognes bouffies de haine, ce T Shirt portant mention d'Auschwitz sans songer qu'il y a bien, quand même de l'impardonnable qui gronde et grandit ; certes stimulé par la complicité honteuse de quelques dirigeants, la lâcheté des autres, comme souvent ; comme toujours.

La vulgarité est ici qui empèse le monde, asphyxie l'âme.

Je sais que les temps difficiles à venir la favoriseront.

Et qu'alors, vraiment, il sera criminel de se taire, ou même seulement de détourner le regard dégoûté.

Je ne puis pas ne pas songer à ces terribles années trente où les brumes tenaces en arrivèrent à obscurcir jusqu'aux rares lueurs d'espérances qui perçaient encore. Je sais les périodes de crise n'être que des sas où ne savoir où se diriger se double de la certitude de ne pouvoir rebrousser chemin.

Qu'est désespérant le peuple quand il prend cette figure-ci !

 

 

 

 

 


 


Thomas Piketty : « Pour comprendre ce qui s’est passé au Capitole, il est urgent de revenir à l’histoire » Le Monde 9 Janvier 2021

 

Les événements du 6 janvier à Washington montrent qu’un « conflit ethno-racial sans issue » menace les Etats-Unis, estime l’économiste dans sa chronique au « Monde ». L’enjeu pour les démocrates, qui vont accéder au pouvoir, est désormais de reconquérir le vote populaire, quelle que soit son origine.

 

Chronique. Après l’invasion du Capitole, le monde éberlué se demande comment le pays qui s’est longtemps présenté comme le leader du monde « libre » a pu tomber aussi bas. Pour comprendre ce qui s’est passé, il est urgent de sortir des mythes et de l’idolâtrie, et de revenir à l’histoire. En réalité, la République étatsunienne est traversée depuis ses débuts par des fragilités, des violences et des inégalités considérables.

Emblème du Sud esclavagiste pendant la guerre civile de 1861-1865, le drapeau confédéré brandi il y a quelques jours par les émeutiers au cœur du Parlement fédéral n’était pas là par hasard. Il renvoie à des conflits très lourds qui doivent être regardés en face.

Le système esclavagiste a joué un rôle central dans le développement des Etats-Unis, comme d’ailleurs du capitalisme industriel occidental dans son ensemble. Sur les quinze présidents qui se sont succédé jusqu’à l’élection de Lincoln en 1860, pas moins de onze étaient propriétaires d’esclaves, dont Washington et Jefferson, tous deux natifs de Virginie, qui en 1790 compte 750 000 habitants (dont 40 % d’esclaves), soit l’équivalent de la population cumulée des deux Etats nordistes les plus peuplés (la Pennsylvanie et le Massachusetts).

Après la révolte de 1791 à Saint-Domingue (joyau colonial français et première concentration d’esclaves du monde atlantique de l’époque), le Sud états-unien devient le cœur mondial de l’économie de plantation et connaît une expansion accélérée. Le nombre d’esclaves quadruple entre 1800 et 1860 ; la production de coton décuple et alimente l’industrie textile européenne. Mais le Nord-Est et surtout le Midwest (dont est originaire Lincoln) se développent encore plus rapidement. Ces deux ensembles s’appuient sur un autre modèle économique, fondé sur la colonisation des terres de l’Ouest et le travail libre, et veulent bloquer l’expansion de l’esclavage dans les nouveaux territoires.

600 000 morts

Après sa victoire de 1860, le républicain Lincoln est prêt à négocier une fin paisible et graduelle aux esclavagistes, avec indemnisation des propriétaires, comme cela s’est produit lors des abolitions britanniques et françaises de 1833 et 1848. Mais les Sudistes préfèrent tenter la carte de la sécession, à la manière d’une partie des colons blancs d’Afrique du Sud et d’Algérie au XXe siècle, pour tenter de préserver leur monde. Les Nordistes refusent leur départ, et la guerre commence en 1861.

Quatre années plus tard, et après 600 000 morts (autant que le total cumulé de tous les autres conflits auxquels le pays a pris part, y compris les guerres mondiales, la Corée, le Vietnam et l’Irak), le conflit s’achève avec la reddition des armées confédérées en mai 1865.

Mais les Nordistes ne pensent pas que les Noirs soient prêts à devenir citoyens, et encore moins propriétaires, et ils laissent les Blancs reprendre le contrôle du Sud et imposer un strict système de ségrégation raciale, ce qui leur permettra de conserver le pouvoir un siècle de plus, jusqu’en 1965.

Dans l’intervalle, les Etats-Unis sont devenus la première puissance militaire de la planète et ont su mettre fin au cycle d’autodestruction nationaliste et génocidaire opposant les puissances coloniales européennes entre elles entre 1914 et 1945. Les démocrates, qui étaient le parti de l’esclavage, sont parvenus à devenir celui du New Deal. Poussés par la concurrence communiste et la mobilisation afro-américaine, ils concèdent les droits civiques, sans réparations.

Un grand renversement d’alliance

Mais dès 1968 le républicain Nixon récupère le vote blanc sudiste en dénonçant les largesses sociales que les démocrates accorderaient aux Noirs par clientélisme (un peu comme la droite française soupçonne la gauche d’islamo-gauchisme dès lors qu’elle évoque les discriminations antimusulmanes).

Se met alors en place un grand renversement d’alliance, amplifié par Reagan en 1980 puis par Trump en 2016. Depuis 1964, les républicains ont remporté une nette majorité du vote blanc dans toutes les élections présidentielles, alors que les démocrates ont toujours rassemblé 90 % du vote noir et 60%-70 % du vote latino.

Entre-temps, la part des Blancs dans l’électorat n’a cessé de décliner, passant de 89 % en 1972 à 70 % en 2016 et à 67 % en 2020 (contre 12 % pour les Noirs et 21 % pour les Latinos et autres minorités), ce qui alimente le durcissement des trumpistes du Capitole et menace de faire sombrer la République états-unienne dans un conflit ethno-racial sans issue.

Que conclure de tout cela ? Selon une lecture pessimiste, soutenue par une bonne part des groupes les plus diplômés qui votent désormais pour les démocrates – ce qui permet aux Républicains de se présenter maintenant comme anti-élites, alors même qu’ils continuent de rassembler une bonne partie de l’élite des affaires, à défaut de séduire l’élite intellectuelle –, les électeurs républicains seraient « déplorables » et irrécupérables. Les administrations démocrates auraient tout fait pour améliorer le sort des plus défavorisés, mais le racisme et la hargne des classes populaires blanches les empêcheraient de le voir.

Le problème est que cette vision laisse peu de place à une solution démocratique. Une approche plus optimiste en la nature humaine pourrait être la suivante. Pendant des siècles, les personnes issues de différentes origines ethno-raciales ont vécu sans autre contact entre elles que par l’intermédiaire de dominations militaires et coloniales. Le fait qu’elles cohabitent depuis peu au sein de mêmes communautés politiques constitue un progrès civilisationnel majeur. Mais cela continue de susciter des préjugés et des exploitations qui ne peuvent être vaincus que par davantage de démocratie et d’égalité.

Si les démocrates veulent reconquérir le vote populaire, quelle que soit son origine, alors il faudra faire davantage sur le plan de la justice sociale et de la redistribution. La route sera longue et ardue. Raison de plus pour s’y atteler dès maintenant.