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Masques

Un jour de rentrée, un jour presque comme les autres où j'accueillais avec mes collègues ma trentième promotion d'apprentis. Enfin, distants les uns des autres, silencieux comme il convient quand on commence, nous accueillîmes d'abord des masques.

J'ai peine à m'y faire .

Qui oserait avancer masquer sans paraître ipso facto ourdir un complot ou fomenter un sale coup ? Dans mon imaginaire, ce sont les voleurs qui se cachaient dans les westerns de mon enfance … histoire de n'être pas reconnus autant que de se protéger de la poussière. Seuls les Dalton, aux invraisemblables trognes mais si parfaitement dupliquées pouvaient avancer à visage découvert : ils étaient par définition reconnaissables.

Larvatus prodeo - j'avance masqué - argue Descartes : comme le destin, le voleur ; la méthode.

Qu'on le veuille ou non, le masque relève du subterfuge au même titre que le chemin. On croit l'arpenter pour se rendre à destination, souvent on y erre, s'y promène, pour n'aller nulle part parce que ces chemins ne mènent nulle part, ou à Rome ce qui en vérité revient au même. Qu'importe que nous croyons la route droite quand elle ne l'est pas, nous affirmons toujours le chemin pour finalement le nier. Il est, au milieu, ein Mittel, un moyen ; un truchement. Seule compte la destination, croyons-nous. Don Juan nous a appris le contraire. Qu'importe : Descartes fait semblant de douter mais le savoir assuré est son objectif. Il n'est pas sceptique, loin de là, et il finira bien par avouer qu'au tout début, il y a bien quelques principes qu'il ne pourra que poser. Ainsi sont les philosophes, fiers à bras, vantards rajoutant leurs cris de crécelle au brouhaha ambiant qui rarement bouleversent le champ de la connaissance qu'ils auront pourtant leur vie durant labourer sans y faire rien de plus que leurs armes, piques et vaines trompettes.

Reste celui-ci, refusant de quitter la forêt, ou incapable de s'en extirper : homme de l'ombre ; de la pénombre plutôt … La vérité était supposée sortir nue de la fontaine … selon Descartes elle avancerait masquée.

Il y a bien quelque chose de commun entre ironie et méthode : cette incroyable ambivalence ; cette dilection à contrefaire l'un pour atteindre son contraire. Je la retrouve dans le masque des cambrioleurs aussi bien que dans celui du justicier ou du super-héros tant prisé par la BD américaine et maintenant le cinéma. Ainsi de l'écran, du bouclier mais de la fenêtre aussi. Qui en même temps cachent, protègent mais autorisent l'assaut, épient, scrutent. L'inquisition nous a montré combien le regard peut être perçant.

Mais me rétorquera-t-on : il y a bien grande différence entre ce masque qui protège l'assaillant, le voleur, voire même le justicier et ce masque chirurgical qui protège l'autre des méfaits que nous pourrions nous-mêmes produire.

Sans doute !

Mais il me sépare de l'autre. Mais il me contraint à l'envisager comme un danger potentiel ou lui à me considérer comme une menace.

Où est ce prochain que je suis supposé aimer comme moi-même et qui, en réalité, s'éloigne et écarte ? Puis-je seulement envisager l'autre comme un visage à l'instar de Lévinas quand je ne puis ni le connaître ni évidemment le reconnaître.

Je ne m'y fais pas ni ne l'admets.

Peut-être suis-je resté candide … mais ma vie durant, quitte à ne pas voir les coups s'abattre et ils s'abattirent parfois avec sournoise hypocrisie, jamais je ne sus ni ne voulus considérer l'autre ni comme un obstacle ni comme un danger ; encore moins comme un ennemi.

C'est le plus intime écho de l'être que l'on atteint ainsi ; le fondement de notre être-au-monde …

Je ne m'y fais pas ni ne l'admets.