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La vie en face

En restant chez vous, occupez-vous des proches qui sont dans votre appartement, dans votre maison. Donnez des nouvelles, prenez des nouvelles. Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important. Et évitez l'esprit de panique, de croire dans toutes les fausses rumeurs, les demi-experts ou les faux-sachants.
Macron le dimanche 16 mars

De retour, quelques jours à peine pour annoncer le confinement, sans en prononcer le mot comme si c'eût été en conjurer le sort et pour proclamer qu'il nous fallait nous consacrer aux choses essentielles.

Et les journalistes de convoquer les experts - ah bon il y a aussi des experts de ces choses-ci ? coachs, gourous, philosophes - curieusement l'appellation resurgit à cette occasion. De convoquer les clubs de lectures en ligne etc.

Bref de nous tenter de nous inventer un contenu à ces journées…

On peut faire un parallèle ici entre ce que disent les économistes - on n'arrête pas impunément ni aussi brutalement l'activité économique dont le redémarrage de toutes manières sera difficile et fera des dégâts - et ce que suggèrent ici ces donneurs de leçons de vie. Tout à l'air de se passer comme si la machine ne se tenait que de tourner vite et de plus en plus vite et ne parviendrait jamais à se perpétuer que d'inlassablement réenclencher la spirale infernale. Tout dans notre éducation - et la doxa utilitariste a entonné ce refrain jusqu'au dégoût - que la seule manière de s’affairer dans le monde était d'y travailler, d'y prendre de plus en plus de place et responsabilité, de s'y échiner jusqu'à s'épuiser … bref de tout miser sur la réussite professionnelle, même pas sociale ; et sûrement pas personnelle.

Et puis voici que tout, brutalement s'évanouit, cadres comme références - ces valeurs dont on nous rebat les oreilles ! Et nous voici seuls, face à notre incurie ; à notre vacuité ; à ces habitudes de si longtemps adoptées en nous illusionnant ne pas pouvoir faire autrement.

Oh je ne doute pas qu'une fois la tourmente passée nous en reviendrons à nos trépignements usuels ; à nos affairements obsessionnels. Cette leçon, nous nous jurons ne pas l'oublier demain mais la négligerons nonobstant. Tout est agencé pour nous détourner de nous-mêmes ; nous divertir de nous-mêmes. Parfois c'est l'approche de la mort qui vous rappelle à soi ; parfois une naissance ; ou une maladie qui vous contraint à tout repenser.

Cette société connaît en ce moment ce type de crise - de passage : c'est collectivement qu'elle affronte le néant. Le sien.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court: on n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. Pascal

Ce n'est pas la première : la dernière fois, repérable à ce point, fut 68 où la France, de se croire indéfiniment en progrès, se piqua de s'ennuyer et de vouloir s'inventer un quotidien moins sordidement matériel. Elle y échoua au point de produire une modernité bien plus rationnelle et raisonnable encore et de s'y vautrer en jetant cul par dessus tête à peu près tous les fondamentaux de son histoire depuis deux siècles … Je ne vois pas comment ce chantre d'une modernité libérale qui n'existe que de nous faire accroire être porteur de nouveautés - mais est-il rien de plus archaïque que cette prétention au nouveau ? - pourrait encore nous faire croire dans les vertus d'un essentiel enfin redécouvert. Bien pire, la lecture de textes comme ceux de Boltanski ou celui plus récent de Chapoutot exhumant dans les canons du management moderne des remugles honteux qu'on aurait aimé au moins n'y pas voir ressuscités, oui, tout cela, notre désarroi, notre vacuité et la sensation d'avoir sottement troqué la proie pour l'ombre, ce monde que nous saccageons sans même parvenir à nous y restreindre, tout ceci conspire à la même angoisse désormais même plus diffuse.

Sans doute nos édiles couvriront-elles demain nos inquiétudes de quelque baume salarial - comme en 68 - et sans doute ceci suffira-t-il un court moment.

Mais combien de temps ?

Notre cité a vu, l'espace d'un éclair, les flammes au loin embraser l'espoir.