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Le piège de la gouvernance par Bernard Cassen
Monde Diplomatique juin 2001

 

IL est des termes qui s’introduisent insidieusement dans le lexique politique sans que nul n’y prête attention et sans qu’on les ait définis préalablement. C’est seulement lorsqu’ils se sont en quelque sorte fondus dans le décor qu’ils se révèlent pour ce qu’ils étaient depuis le départ : non pas de simples mots, mais des éléments structurants d’une construction idéologique. Tel est le cas de deux expressions apparemment fourre-tout, dont les médias font une forte consommation : « société civile » et « gouvernance ».

Si peu de citoyens ont une idée précise de ce qu’est cette fameuse « gouvernance », on ne fera pas l’injure aux décideurs de penser qu’ils emploient ce terme sans discernement. Une publication récente, mais on pourrait en citer des dizaines d’autres, atteste qu’il fait partie de leur bagage sémantique ordinaire. Ainsi le Conseil d’analyse économique créé par M. Lionel Jospin vient-il de publier en anglais un ouvrage tiré d’un colloque organisé conjointement avec la Banque mondiale — un partenariat qui met déjà la puce à l’oreille -, et dont la traduction littérale du titre est Gouvernance, équité et marchés globaux (1). On voit bien dans quel champ lexical se situe le concept...

Un outil idéologique 

D’UNE tout autre portée, cependant, est le « Livre blanc sur la gouvernance européenne » que la Commission de Bruxelles doit publier en juillet, au début de la présidence belge de l’Union, en vue de le faire adopter par le Conseil européen de Bruxelles, en décembre prochain. Si tel était le cas, ce texte aurait de formidables implications, puisqu’il ne s’agit rien moins que de revoir « l’ensemble des règles, des procédures et des pratiques qui affectent la façon dont les pouvoirs sont exercés à l’échelle européenne », et ce dans une démarche qui « occupe la zone intermédiaire entre le plus tout à fait administratif et le pas encore constitutionnel ». D’ores et déjà, ce que l’on sait des discussions donne à penser qu’il s’agit bien d’une remise en question radicale des formes actuelles — et constitutionnelles — de la démocratie représentative et d’une véritable privatisation de la décision publique. Et pendant ce temps-là, les Parlements nationaux, évidemment exclus de la préparation d’un document qui a vocation à les mettre au rancart, vaquent à leurs occupations ordinaires...

Choisir le terme « gouvernance » n’est pas le fruit du hasard, tant le terme a en effet une histoire chargée. Utilisé en ancien français au XIIIe siècle comme équivalent de « gouvernement » (l’art et la manière de gouverner), il passe en anglais (governance) au siècle suivant avec la même signification. Puis il tombe en désuétude. Son grand retour s’effectue à la fin des années 1980 dans le discours de la Banque mondiale, repris par les autres agences de coopération, le Fonds monétaire international (FMI) et par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). La « bonne gouvernance », explique Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au CNRS, c’est « un outil idéologique pour une politique de l’Etat minimum (2) ». Un Etat où, selon Ali Kazancigil, directeur de la division des sciences sociales, de la recherche et des politiques à l’Unesco, « l’administration publique a pour mission non plus de servir l’ensemble de la société, mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients-consommateurs, au risque d’aggraver les inégalités entre les citoyens et entre les régions du pays (3) ». En bref, l’habillage institutionnel des plans d’ajustement structurel et du « consensus de Washington (4) ». Dans un autre domaine, celui de l’entreprise, la corporate governance, ou « gouvernement d’entreprise », est la nouvelle dénomination de la dictature des actionnaires, qui aboutit aux licenciements de convenance boursière dans des firmes pourtant prospères comme la division LU de Danone.

Cette généalogie en dit déjà long sur la démarche de la Commission européenne qui dissimule à peine ses visées. Son président, M. Romano Prodi, explique que « nous devons cesser de penser en termes de pouvoirs hiérarchisés, séparés par le principe de subsidiarité » et que « l’Europe n’est pas administrée que par les institutions européennes, mais aussi par les autorités nationales, régionales et locales, ainsi que par la société civile (5) ». Nous apprenons ainsi, au détour de deux phrases, que le principe de subsidiarité serait caduc et que la « société civile » aurait des fonctions d’administration que l’on croyait réservées à la puissance publique ! Qu’est-ce donc que cette « société civile » ainsi appelée à la rescousse ? C’est simplement la sphère des intérêts particuliers, comme l’a définie Hegel en l’opposant à l’Etat : « Dans la société civile, chacun est pour soi-même une fin, tout le reste n’est rien pour lui. » Mais une addition d’intérêts privés, même légitimes, ne fait pas l’intérêt général, d’autant que certains de ces intérêts sont plus égaux que les autres : entre la Table ronde des industriels européens (ERT), qui a ses entrées dans les principales directions générales de la Commission et qui, parfois, rédige même leurs projets de directives, et une association ou un syndicat que l’on écoutera poliment, la balance n’est évidemment pas égale.

Pour amadouer les associations (souvent abusivement appelées organisations non gouvernementales — ONG), la Commission leur réserve un rôle à première vue flatteur puisqu’elles seraient censées participer à l’élaboration des décisions. Mais le commissaire européen Pascal Lamy, dont on dit qu’il a l’oreille de M. Jospin sur les affaires européennes, vend imprudemment la mèche lorsqu’il affirme : « Les ONG et la société civile peuvent contribuer à la légitimation en fournissant différents canaux d’activité (par exemple la mobilisation, la représentation ou simplement un soutien juridique et technique) (6) ». Puisqu’il est question de « légitimation », on a effectivement remarqué que, depuis Seattle, les institutions multilatérales (FMI, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce), ainsi que la Commission européenne, sont prises d’une frénésie de « dialogue » avec la « société civile ». A croire que leurs fonctionnaires se sont vu assigner un quota mensuel de rencontres avec les mouvements sociaux qui les contestent. L’objectif ? Non pas, on s’en doute, de modifier en quoi que ce soit les politiques qu’elles mènent, mais de mieux les « expliquer », l’énumération des organisations bénéficiaires d’une audience ayant valeur de caution.

Coup d’Etat de velours 

DANS les propositions que s’apprête à faire la Commission, comme l’analyse un groupe de travail animé par des fonctionnaires européens scandalisés par la dérive anti- démocratie représentative de Bruxelles, « le peuple, compris comme l’ensemble des citoyens, est le grand absent. Le grand paradoxe de la gouvernance est qu’on nous propose d’élargir la démocratie à la société civile, alors que celle-ci est précisément cet ensemble de relations dans lequel les individus ne sont pas des citoyens, mais de simples vecteurs d’intérêts particuliers. On n’est citoyen que comme membre du peuple souverain. Les prérogatives qui placent la loi, expression de la volonté du souverain, au-dessus de l’intérêt privé, sont la seule garantie (...) contre l’inégalité et contre la domination des plus faibles par les plus forts (7) ».

La politique assimilée à la gestion d’une entreprise dont l’actionnaire unique est la « globalisation » — terme pudique pour parler des marchés financiers et des transnationales — constitue, selon M. Lamy, le background (intouchable), de la « gouvernance » à la sauce bruxelloise (8). A ce propos, M. Silvio Berlusconi, qui a déclaré que son gouvernement serait placé sous le signe des trois « i » (en italien) que sont l’anglais, l’informatique et l’entreprise, apparaît déjà comme un précurseur de cette gouvernance.

On attend avec intérêt les réactions des élus de la nation à un Livre blanc qui les met hors circuit. La Commission nous a avertis qu’elle travaillait dans le « pas encore constitutionnel ». Elle est trop modeste. Aussi dépourvue de mandat populaire que le seront, sur ce sujet, les chefs d’Etat et de gouvernement censés adopter son Livre blanc à la fin de l’année, elle nous prépare en fait un véritable coup d’Etat de velours.


 


(1Governance, Equity and Global Markets. The Annual Bank Conference on Development Economics-Europe (sous la direction de Joseph E. Stiglitz et Pierre-Alain Muet), Oxford University Press, Oxford, 2001, 324 pages, 25 livres.

(2) Marie-Claude Smouts, « Du bon usage de la gouvernance en relations internationales », Revue internationale des sciences sociales, Unesco, Paris, n° 155, mars 1998.

(3) Ali Kazancigil, « Gouvernance et science : modes de gestion de la société et de production du savoir empruntés au marché », Revue internationale des sciences sociales, op. cit.

(4Cf. Bernard Cassen, « Dans l’ombre de Washington », Le Monde diplomatique,septembre 2000.

(5) « Donner forme à la nouvelle Europe », discours devant le Parlement européen, Strasbourg, 15 février 2000.

(6) Intervention au séminaire « Good governance in the public and the private sectors against the background of globalization », OSCE, Bruxelles, 30 janvier 2001.

(7) Lire le document élaboré par ce groupe de travail, et dont certaines sources sont utilisées ici : « De la gouvernance ou la Constitution politique du néolibéralisme », signé « John Brown », disponible sur le site attac.org sous la rubrique « Nouveautés ».

(8) Pascal Lamy, ibid.