JP Vernant
Mythes et pensée chez les grecs
p 214-215

 

Poussons l'analyse plus loin et essayons de soumettre notre thèse à une sorte de vérification expérimentale, dans les conditions que permet la recherche historique. Prenons, à un bout de la chaîne, la signification et les valeurs du centre dans l'image mythique de l'univers ; puis, à l'autre bout, la notion géométrique du centre dans la cosmologie d'Anaximandre. Examinons comment s'est effectivement opéré, sur ce point précis, le passage.

Deux termes désignent le centre dans la pensée religieuse des Grecs. L'un c'est Omphalos qui signifie le nombril, l'autre c'est Hestia le foyer. Pourquoi Hestia est-elle un centre ? La maison forme un espace domestique bien délimité, fermé sur lui-même, une étendue différente de celle des autres maisons : elle appartient en propre à un groupe familial, elle lui confère une qualité religieuse particulière. Aussi est-il nécessaire, lorsqu'un étranger pénètre dans la m a i son, de le conduire d'abord au foyer. Il touche le foyer ; il se trouve ainsi intégré à l'espace de la maison dont il est l'hôte. Le foyer, établi au centre de l'espace domestique, est, en Grèce, un foyer fixe, implanté dans le sol. Il constitue comme l'omphalos de la maison, le nombril qui enracine la demeure humaine dans les profondeurs de la terre. Mais il est en même temps d'une certaine façon un point de contact entre le ciel et la surface du sol où vivent les mortels. Autour du foyer circulaire, dans la grande salle que les Grecs appellent mégaron, quatre petites colonnes ménagent dans le toit une ouverture, une lanterne par où s'échappe la fumée. Quand on allume le feu sur le foyer, la flamme en montant établit la communication entre la maison terrestre et le monde des dieux. Le « centre » du foyer est donc le point du sol où se réalise, pour une famille, un contact entre les trois niveaux cosmiques de l'univers. Il opère le passage de ce monde-ci aux autres mondes. Telle est l'image mythique du centre que représente Hestia. Et chaque centre domestique, chaque foyer de chaque maison, est différent des autres. Entre foyers il y a comme une sorte d'incompatibilité. Les divers foyers ne peuvent pas se « mélanger ».

Or que se passe-t-il à l'âge de la cité ? Quand on institue l'agora, cet espace qui n'est plus domestique, qui forme au contraire un espace commun à tous, un espace public et non privé, c'est cet espace qui devient, aux yeux du groupe, le véritable centre. Pour marquer sa valeur de centre, on y établit un foyer qui n'appartient plus à une famille particulière mais qui représente la communauté politique dans son ensemble : c'est le foyer de la cité, le Foyer Commun, la Εστια κοινη Cette Hestia commune apparaît moins comme un symbole religieux que comme un symbole politique. Elle est désormais le centre autour duquel se rassemblent tous les hommes pour entrer en commerce et pour discuter rationnellement. de leurs affaires. En tant que symbole politique Hestia doit figurer tous les foyers sans s'identifier à aucun. On pourrait dire que tous les foyers des diverses maisons sont en quelque sorte à la même distance du Foyer Public qui les représente tous également sans se confondre avec l'un plus qu'avec l’autre. Hestia n’a donc plus pour fonction de différencier des maisons ni d'établir le contact entre les niveaux cosmiques ; elle exprime maintenant la symétrie de toutes les relations qui, au sein de la cité unissent les citoyens égaux. Symbole politique, Hestia définit le centre d’un espace constitué par des rapports réversibles. Le centre au sens politique va ainsi pouvoir servir de médiation, d'intermédiaire entre l'ancienne image mythique du centre et la conception nouvelle, rationnelle, du centre équidistant dans u n espace mathématique fait de relations entière­ment réciproques.

Les choses se sont-elles effectivement passées de cette façon ? une observation semble en apporter ce que nous avons appelé la vérification expérimentale. Le nom que donnent les philosophes à la Terre immobile et fixe au centre du cosmos, c'est précisément celui d’Hestia. Quand les astronomes et les auteurs de cosmologie ont voulu marquer la situation centrale de la terre dans la sphère céleste, ils ont dit que la terre constituait le Foyer de l’univers. Ils ont donc projeté sur le monde de la nature l'image même de la société humaine dans la forme que la polis lui avait conférée. A travers les transformations du symbolisme de Hestia, nous saisissons donc le passage d'une image mythique à une notion politique et géométrique ; nous comprenons comment l'avènement de la cité, la discussion publique, le « modèle » social d'une communauté humaine constituée par des « égaux », ont permis à la pensée de se rationaliser de s’ouvrir à une conception nouvelle de l'espace, s'exprimant à la fois sur toute une série de plans : dans la vie politique, dans l’organisation de l’espace urbain, dans la cosmologie et l'astronomie.