Textes

Mise en scène

 

Ecoutez ].-S. Bach et criez d'admiration : qu'il calcule, mesure et construit en rigueur ! Oyez Couperin, vous hochez la tête :  cela sonne charmant et mélancolique. Lisez Kant : quel édifice, de la base au faîte ! Hegel, quel implacable mouvement ! Mais Montaigne sourit avec désinvolture et Diderot fait l'espiègle et vous riez de dérision.
Ne vous laissez point abuser, cependant, par ce que l'artisan met en avant; songez plutôt à l'exhibition de l'artiste ou, inver­sement, à sa pudeur. Publier suppose un certain sens de la publi­ cité : l'auteur désire que l'on pense ceci ou cela de lui. Veut-il ou non qu'on le prenne au sérieux ? Pour qui écrit-il, la question oblige à interroger les apparences. Troussées de tenues légères, cotillon simple et souliers plats, les Fables de La Fontaine, par exemple, courent la campagne. N'importe qui peut les lire, igno­ rant ou expert, tant elles se déplient à mille niveaux ; leur cour­ toisie s'ouvre à tout lecteur possible. Qui songerait à traduire du troupeau qui se presse dans le conte de la Laitière le flux pécu­niaire et de tirer de là l'histoire de la monnaie que relate cette fable ? Beaucoup eussent écrit un tel traité en omettant de raconter le pot, sa chute et la colère du mari, volume assommant que seuls des spécialistes eussent lus. Voici l'effet de l'art : res­ sembler au hasard, recouvrir le sérieux du jeu contingent  de la vie et la raison de beauté. Le monde ne se  présente-t-il  pas ain­ si ? Ne plonge-t-il pas dans la splendeur, ne cache-t-il pas sous un fouillis chaotique la charpente, l'ordre et les équations des choses?
Nul ne tient la plume plus droit que Montaigne, mais  ses Essais, apparemment, se moquent de tout plan : toujours le hasard comme effet de l'art; nul ne construit plus rigoureux que Couperin, mais demain, les lavandières fredonneront son ron­deau en battant le linge sous l'eau. Voici l'idée que notre langue se fait de l'œuvre : la chair et le sang, la peau et la chevelure, la vie, en somme, plus l'habit et le cosmétique cèlent le squelette ;  si vous le faites voir, ajoutez alors une faux à l'image de la mort.

Qui met la rigueur  logique devant, pour qu'elle se voie de loin,  la met en scène pour jouer d'un effet de publicité. Admirez-moi, voyez combien j'écris sérieux et rigoureux. De cette raideur pesante, certaine vergogne se moque. Loin de les exhiber, elle dissimule les échafaudages et les fers de coffrage. Que le lecteur ne les voie pas, tant pis, non, tant mieux ! Voilà le travail loyal.
Celui ou celle qui vit un grand amour ne s'en vante point en public; les impuissants, au contraire, jouant aux dom Juan, font les fanfarons qui claironnent. Qui montre avec trop d'éclat une qualité, soupçonnez-le d'en manquer. Le jargon sophistiqué d'un philosophe sert souvent à cacher le défaut de philosophie, mais rend plausible sa signature sur la scène des doctes. La Fontaine connaissait les sciences de son temps et celles des siècles passés, il en parlait chez Madame de la Sablière avec les atomistes ses amis, discutait de physique et de Descartes, travaillait avec constance dans la solitude, à quoi bon se vanter de cela ? Mais il se divertissait au jeu, aux ris, à l'amour, aux livres, à la  musique... et cachait son œuvre en imitant même celle des pré­ décesseurs : merveilleuse pudeur. Et il cherchait à plaire à la femme qu'il aimait parce qu'une secrète équivalence élève la peine d'écrire vers l'acte d'amour. La vraie philosophie se moque de la philosophie : elle ne met en scène ni son fatras d'histoire ni son arsenal de concepts. Hélas, où sont la vergogne et la poli­ tes,se françaises d'antan?
Ecoutez maintenant : si, de celui-ci, vous dites, son discours fini : ah ! qu'il est intelligent, alors il ne l'est pas, car il vient de faire sa publicité ; si, après avoir ouï cet autre, vous vous dites, au contraire : je suis plus intelligent, alors il l'est, car il découvrit en vous une perle oubliée. L'art consiste à cacher l'art, pour que son secret noir, efficace à votre insu, débusque, en vous, par sur­ prise, des merveilles perdues.

Décembre 1998