Textes

Eduquer l'éducateur

 

Qui pérore sur l'éducation des autres n'avoue que rarement comment il s'éduqua. Prenons un exemple : comment apprendre, puis enseigner la philosophie ? Loin de tenir la place d'une discipline comme l'histoire ou l'optique, elle remplit l'em­pan de la totalité des connaissances. Ses méditations et analyses s'appuient sur l'encyclopédie : tout le savoir présent et l'histoire des sciences passées. Est-ce possible ? Qu'importe, cela est nécessaire. Sans ce premier apprentissage intégral, qui exige des travaux héroïques, nul ne peut espérer devenir philosophe et nul n'y parvint jamais.
Des Présocratiques à Bergson, cette obligation n'a cessé d'être observée : l'expertise de Platon ou d'Aristote s'étend  de  la logique et de la géométrie à la politique et à l'éducation ; algé­ bristes et mécaniciens, Leibniz invente du droit et  Auguste Comte la sociologie ; avant la période dite critique, Emmanuel Kant prit le soin de découvrir des nouveautés dans toutes les disciplines, de l'arithmétique à l'anthropologie : nous utilisons encore le modèle astronomique dont son Histoire naturelle et théo­ rie du ciel décrit le schéma. Même Hegel désira, dans sa jeunesse, s'adonner au comput des planètes : pour son malheur, car il se révéla vite faux ! Alors, il se réfugia dans la théorie de l'Encyclopédie.
Ce critère exigeant, dont, par exemple, Diderot fournit l'ai­mable modèle fonctionne surtout, a contrario : l'histoire ne retint aucun de ceux qui crurent écrire de la philosophie sans cette préparation au savoir dans son ensemble. Tout ou rien, première loi. Donc, qui prétend à la philosophie doit commencer par cette base universelle. Hors d'elle, reste des notes d'histoire en bas de page et des explications de texte, dont personne ne dira du mal devant les étudiants ; il faut bien que jeunesse se passe en concours.
Or la matière,  sévère, veut que  ce voyage sans lacune ni repos ne suffise pas encore. On ne devient pas philosophe pour la rai­son légère et frivole que l'on sait, même si l'on connaît beaucoup ; cela  fait  trop   de  papier.   Car  restent   les choses   et les hommes.
Alors, l'apprenti perpétuel reprend le bâton de pèlerin dont il se servit lors de sa première traversée  des continents  et des mers du savoir, pour entreprendre  deux nouvelles errances. A la dure  et non pas sur la mappemonde, il lui faut  boucler son second  tour du monde : par la mer et ses tempêtes, la montagne et ses parois, les fleuves et les bois...  les terres connues et inconnues,  et donc remplir, non au figuré mais en réalité, le programme d'Ulysse ou Vasco de Gama... mais, qu'à l'inverse d'eux, il apprenne, de plus, dans les ports où il passe et par les déserts  qu'il traverse, à aimer, comme des égaux, les femmes et les hommes qui ne mangent pas les mêmes mets, ne parlent pas sa langue, n'observent point son droit, n'ont ni la même histoire ni  la même religion... Ce stagiaire prolongé circumnavigue donc troisièmement dans la totalité du corps social et  du  genre humain bariolé, en prenant part, autant que faire se peut, à mille métiers, tours de main, fatigues, souffrances, joies, usages et misères.
Voyageur, Montaigne s'intéressait aux sauvages des nouvelles Indes ; Leibniz, après quelques descentes dans les mines du Hartz, d'où il tira des fossiles relatant  la formation  géologique du globe, parcourut l'Europe avant de correspondre avec les Jésuites, en Chine, po,ur déchiffrer l'écriture archaïque de Fo- Hi... Dans la bosse d'Esope, dont on sait qu'esclave il la roula parmi les pauvres et les rois, il y a plus de philosophie que dans douze thèses savantes.,
Bilan : Diderot, Ulysse plus Esope. Ou bien : Panurge, savoir
tout faire ; Pantope, errer en tous lieux ; Pangloss, parler toutes les langues ; Panthrope, aimer tous les hommes.
Les Anciens disaient volontiers que les sciences et les connais­ sances conditionnent, certes, pour partie, la philosophie, mais qu'elle se reconnaît, surtout, aux actes de la vie.
Avant de lui laisser la parole, ils questionnaient donc le philo­ sophe : que sais-tu ? Que fais-tu ? Par où passas-tu ? Qui connais-tu ? S'il répondait de façon satisfaisante, alors seule­ ment venait la vraie demande : dis-nous, maintenant, comment éduquer nos enfants.