Textes

Le principe de Dali

 

Information et publicité obéissent à la loi que formula Salva­ dor Dali, peintre surréaliste catalan, voici déjà plusieurs décen­nies. « Critiquez-moi, disait-il, et le plus durement du monde, dites du mal de ma peinture, de ma moustache ou de ma vie, mais, au moins, parlez de moi. Le contenu de ce vous dites importe moins que l'annonce elle-même et, surtout, que sa fré­quence. Attaquez-moi violemment, mais citez-moi souvent. Le pire viendrait de ce qu'on ne parle pas de moi. Détruisez donc vaillamment, il en reste toujours quelque bénéfice>>.
La meilleure application actuelle de ce principe de Dali concerne un parti, que je ne nommerai pas, et son chef, dont je ne citerai pas le nom, de peur, justement, d'ajouter à leur gloire ; tous les médias, de bonne volonté, critiquent depuis des années cette f, ormation  et cette personne,  autrefois assez haute en cou- leurs. A force de citations, de photographies et de « petites phrases », une telle célébrité vint à cet homme que la vie poli­ tique finit par tourner, en France, autour de lui et de ses idées surannées : sans cesse attaquées, donc sans cesse redites, et puisque citées, célébrées de fait, et puisque célébrées, ensei­ gnées le plus largement du monde. Jamais des opinions aussi régressives ne furent mieux ni aussi souvent mises en évidence. Sous le masque de les combattre, tout le monde, à l'envi, fait gratuitement leur publicité, les répand et les explique longue­ ment: on dirait même un projet d'enseignement conscient. Vou­lez-vous que l'on parle de vous ? Faites donc quelque geste, prononcez quelque mot en rapport avec cet homme ou son parti, et les médias courent bientôt votre porte et vos fenêtres. Qui résiste à cette tentation? Supposez que, par une sorte de contrat tacite, nul ne parle jamais de lui, ni de son parti, ni de ses idées, sans doute perdraient-ils en présence et occuperaient-ils moins la pensée de nos contemporains.
Autre exemple : nos médias multiplient les images, les plus atroces possible, de guerres et de meurtres, issues de tous lieux de la planète. L'intention, au moins nous l'espérons, reste pure : informer, d'abord; ensuite montrer les résultats de telle ou telle abjection politique ; enfin, mettre au pilori les responsables de ces actes. Mais ici intervient le principe de Dali : l'information se transforme en publicité ; pis, elle devient, vite, une excellente pédagogie : au moins, elle engendre cette mélancolie spéciale à un monde drogué d'images terrifiantes ; au plus, elle enseigne comment tuer. Ainsi, la publicité envahit, de fait, l'information, y compris la plus négative et critique. Cela, de nouveau, tourne au projet d'enseignement.
Cette loi de retournement, où le mal se retourne en bien, mais aussi le bien en mal, exprime un équilibre raffiné que j'ai cru propre, longtemps, à nos sociétés où l'information se substitue aux faits bruts ; sur nos réseaux, en effet, jouent des équilibres que les spécialistes disent métastables, et dont nous ne domi­ nons pas les forces ni les résultats, si souvent contre-productifs par rapport à nos intentions. Mais, j'y pense tout à coup, cer­ taines traditions anciennes connaissaient  ou  pratiquaient  aussi le principe de Dali, qui s'y formulait comme suit : le pouvoir trace un chemin qui réunit, sur le site de la vieille Rome, le Capitole et la Roche Tarpéienne, les hauts lieux du commande­ ment et ce Rocher d'où les bourreaux précipitaient les condam­ nés dans le vide. Les Anciens voyaient donc non seulement une similitude étrange entre l'adoration que suscite le pouvoir et l'exécration que subit l'accusé, mais aussi une sorte d'équilibre entre deux forces, celle de l'autorité qu'exerce  une  puissance sans élection et celle du peuple qui règle ses comptes sur la tête du tyran.
Invité par le rédacteur en chef de ce journal à parler d'un ministre pour le critiquer, je songe au principe de Dali, comme à son prolongement politique, et, du coup, m'abstiens de collabo­ rer à toute publicité concernant sa personne.

Mars 1999