Textes

Paul Tannery Pour l’histoire de la science hellène

 

CHAPITRE XII 

ANAXAGORE DE CLAZOMÈNE 

I. — L'Homme et le Savant.


1. Anaxagore de Clazomène fut, comme on sait, le premier physiologue qui vint s'établir à Athènes ; il ouvrit ainsi la série de ces hôtes illustres qui, non moins que ses propres enfants, devaient faire de l'antique ville de Cécrops, pendant près de deux siècles, la capitale scientifique du monde ancien. 

Anaxagore est aussi le premier dont la vie ait pleinement pré- senté le type du dévouement absolu à la science, de la recherche désintéressée de la vérité pour elle-même ; c'est sur ce modèle qu'a été construit l'idéal de la vie contemplative, tel qu'il brillait devant Platon et Aristote, tel qu'il est encore digne de guider nos pas. Sans doute, toutes les légendes qu'on raconte sur le Glazoménien ne méritent pas une aveugle confiance; mais leur accord unanime atteste l'impression profonde que laissa son noble caractère. 

Né d'une famille riche, il abandonne son patrimoine à ses parents et se voue tout entier à l'étude; toute sa vie, il néglige ses intérêts, il attend même qu'on lui offre le nécessaire ; la persé- cution ne lui manque pas, tous les malheurs le frappent ; il restera supérieur aux événements. Il se peut qu'il n'ait pas traité de l'éthique [1], mais il fut une morale vivante. 

Il vit la science devenir une carrière lucrative [2] ; il ne chercha  pas à en profiter; heureusement il trouva un protecteur dans le grand homme d’État qui dirigeait alors les destinées d’Athènes ; plus tard, l’amitié de Métrodore de Lampsaque remplaça pour lui celle de Périclès, et une petite ville de l’Hellespont s’honora d’offrir un asile au proscrit accusé d’athéisme (*). 

Anaxagore nous apparaît ainsi comme le premier exemple d’un savant subventionné par un chef d’État ou par de riches particuliers, tout en gardant son entière indépendance, ce que ne feront guère, plus tard, ceux qui accepteront ou brigueront des situations analogues. En tout cas, une ère nouvelle est désormais ouverte ; jusqu’alors la science était uniquement œuvre de loisir; maintenant, en se répandant et en élargissant le cercle de ses adeptes, elle en acquiert d’assez peu fortunés pour qu’ils soient obligés de songer, non seulement à ses progrès, mais encore à leur propre pain quotidien. 

2. J’ai parlé de l’homme, disons quelques mots du savant. 

Anaxagore devait déjà avoir acquis une certaine notoriété quand il vint à Athènes ( 2 ), et sans doute il avait déjà publié une partie de ses opinions et de ses découvertes. Le témoignage de Diogène Laërce, d’après lequel il n’aurait laissé qu’un seul écrit ( 3 ), n’exclut pas des publications purement astronomiques ou mathématiques, et, de ce qu’Hérodote, par exemple, rapporte l’opinion d’ Anaxagore sur la cause des inondations du Nil, on ne peut certainement en conclure que les Histoires soient postérieures au Traité wr la Nature. 

Cependant ce dernier ouvrage est, sans contredit, le véritable titre de gloire d’Anaxagore, car il y avait évidemment réuni l’exposé 

métrie à Athènes et où des pythagoriens, pour se faire de l’argent, publient les travaux géométriques de leur maître. 

(*) Lampsaque était une colonie de Milet, où, après la ruine de la métropole, en 496, purent se conserver les traditions de la patrie des premiers physiologues; Archélaos semble y avoir succédé à Anaxagore comme chef d’école. Au siècle suivant, une autre cité voisine, également colonie de Milet, Cyzique, possédera une école de mathématiciens et d’astronomes (Eudoxe, Bélicon, Polémarque, Callippe) de la plus haute Importance; mais de Lampsaque- sortiront encore plusieurs personnages remarquables, entre ttttn rhéteur Anaximène, maître d’Alexandre le Grand, et le péripatéticien Straton, successeur de Théophraste. 

(*) La chute de la pierre d’.'Egos-Potamos. dont on lui attribua plus tard la prédiction, a eu lieu en 468/7. 

( 3 ) Divisé d’ailleurs, au moins plus tard, eu plusieurs livres, puisque Simpliciua cite : èv t$ RotStip xStty $u9ixâv (  de ses diverses idées scientifiques, et il doit, avant tout, être considéré comme un physiologue

Sa réputation comme géomètre n’est pas suffisamment assise; elle repose surtout sur un passage du dialogue platonicien les Rivaux, où il est parlé de lui et d’Œnopide, mais à propos d’une discussion en réalité astronomique. C’est d’après ce passage (et non pas d’après Eudème) qu’il figure, à côté d’Œnopide, dans la liste des géomètres de Proclus, avec la mention vague : « Il a abordé beaucoup de questions géométriques. » Évidemment on ne peut traiter de l’astronomie sans avoir des connaissances géométriques assez étendues, mais il ne s’ensuit pas de là qu’Anaxagore ait fait faire des progrès à la géométrie proprement dite. 

D’après Vitruve (VII), il aurait écrit sur la scénographie, c’est- à-dire sur la perspective appliquée à la décoration théâtrale, sujet particulièrement intéressant à Athènes, où dès le temps d’Eschyle, un Agatharchos, auteur de la décoration scénique, avait écrit un commentaire à ce propos; c’est certainement à tort que l’on a voulu faire rentrer un traité aussi technique dans l’ouvrage Sur la nature; il est probable au contraire qu’il était conçu sous forme géométrique et que ce fut un des prototypes du livre assez imparfait qui nous reste d’Euclide sous le nom d’Optiques. Anaxagore aurait donc été le créateur de cette branche de la géométrie appliquée, mais le niveau très inférieur où elle restait encore bien longtemps après lui, montre assez qu’il ne s’éleva guère au-dessus des notions les plus élémentaires et que Démocrite, qui reprit la même question après lui, ne dut pas faire beaucoup mieux. 

Enfin Plutarque (De exsilio) nous le montre s’occupant, dans sa prison, de la quadrature du cercle; mais ce peut être une légende sans authenticité. Cette question était certainement à l’ordre du jour parmi les géomètres du temps, et, dans une prison, la mathématique pure est encore l’occupation la plus facile ; la légende semble donc au moins habilement conçue d’après le caractère d’Anaxagore, mais ce travail prétendu n’a, en tout cas, laissé aucune trace, exercé aucune influence véritable. 

3. Pour l’astronomie, les titres d’Anaxagore sont mieux établis : il a l’immortel honneur d’avoir le premier donné l’explication véritable, sinon complète, des éclipses et des phases de la lune ; mais il convient de remarquer que cette explication fut une hypothèse de physicien, non pas le résultat des observations d’un astronome.  J’ai déjà expliqué (ch. VI, 4, et VIII, 7) comment Anaxagore avait été conduit à cette hypothèse: d’une part Anaximène avait imaginé des astres obscurs dont l’interposition pouvait produire les éclipses; d’un autre côté, les pythagoriens (Alcméon, Parménide) regardaient déjà la lune comme ayant une partie obscure et une partie lumineuse toujours tournée vers le soleil, ce qui est l’explication chaldéenne des phases. Anaxagore n’avait donc qu’à remarquer qu’un corps solide obscur, tel que le supposait Anaximène, devait naturellement, par suite de son éclairement par le soleil, présenter précisément les phénomènes des phases, tels que les pythagoriens les avaient reconnus; la lune, considérée comme opaque, suffisait donc pour expliquer les éclipses de soleil. L’idée de tenir compte de l’éclairement conduisait d’autre part à tenir également compte des ombres; Anaxagore rencontra donc aussi de la sorte l’explication des éclipses de lune. 

Comme physicien, il alla plus loin, trop loin même; il conclut que la lune est une terre semblable à la nôtre et habitée comme elle, que tous les astres, le soleil lui-même, sont des masses solides incandescentes. Ces hardis paradoxes attirèrent sur lui la première accusation d’impiété qui ait atteint les novateurs scientifiques; mais comme astronome, malgré sa découverte capitale, il resta relativement arriéré et maintint malheureusement contre les doctrines pythagoriennes les antiques croyances ioniennes. 

Il croit encore la terre plate; tous les astres ont pour lui la même forme, en sorte que son explication des phases reste, en réalité, tout à fait insuffisante; il conserve l’hypothèse d’Anaximène sur l’existence de corps célestes obscurs qu’il croit encore nécessaire pour expliquer en partie, soit les phases, soit certaines éclipses lunaires; son opinion sur les mouvements propres du soleil et de la lune revient également à celle d’Anaximène. 

Il suppose ces deux astres très rapprochés de la terre, et même à une distance si faible qu’il est difficile d’expliquer comment il n’a pas reconnu son erreur. 

On ne peut guère non plus se rendre bien compte de la singulière hypothèse qu’il émettait relativement à la voie lactée: d’après lui, le soleil étant plus petit que la terre, l’ombre de celle-ci devait s’étendre indéfiniment; la trace de cette ombre sur le ciel serait précisément la voie lactée, parce que, disait-il, les étoiles situées en dehors, se trouvant, même pendant la nuit, dans la partie du ciel où parviennent les rayons solaires, leur lumière propre en est  offusquée, tandis que dans le cercle d’ombre la lueur des astres apparaît sans aucune diminution; c’est-à-dire que, si le soleil disparaissait, le ciel tout entier nous présenterait la même apparence que la voie lactée. 

Cette conjecture, au point de vue purement physique, est certainement ingénieuse pour l’époque; elle montre en tous cas combien Anaxagore se préoccupait des lois de l’éclairement dont il avait fait une première et heureuse application ; mais elle semble en même temps prouver qu’il ne se souciait nullement d’une observation tant soit peu exacte. Autrement il aurait immédiatement reconnu que la voie lactée garde toujours la même situation par rapport aux fixes, tandis qu’une trace de l’ombre terrestre sur le ciel aurait à se déplacer singulièrement en même temps que le soleil ; d’autre part, la lune aurait dû s’éclipser toutes les fois qu’elle traverse la voie lactée, conséquence dont il était également facile de vérifier la fausseté. 

Je m’arrête encore à une opinion assez singulière qui ne nous est, à proprement parler, conservée que sous le nom de son disciple Archélaos, mais qu’il a probablement déjà professée : la surface de la terre serait concave et ce serait ainsi qu’on devrait expliquer que le jour et la nuit ne se produisent pas immédiatement sur toute la surface. 

Comment, d’un fait dont les circonstances ne pouvaient être absolument méconnues, a-t-on pu tirer précisément la conséquence opposée à celle qui doit en être conclue? Les Grecs ne pouvaient ignorer que pour les Perses, par exemple, le soleil se levait plus tôt ; Anaxagore devait donc supposer les Perses sur le plateau entourant la concavité, l’Asie-Mineure sur le versant vers le creux intérieur, la Grèce encore plus bas sur le même versant (convexe) ; passé un certain point vers l’occident, il n’avait plus de notions exactes et supposait les faits contraires à ce qu’ils sont en réalité [3]

Ainsi Anaxagore nous apparaît plutôt comme un hardi constructeur d’hypothèses scientifiques que comme un véritable astronome, sachant observer et contrôler ses hypothèses. 

Comme météorologiste, il ne se montre pas en avance sur Anaximène; comme naturaliste, il aborde un terrain que les premiers physiologues ioniens avaient négligé, mais on ne voit pas  qu’il y ait dépassé Alcméon et Parménide, quoiqu’il ait pu s’écarter d’eux. Somme toute, les services qu’il a rendus à la science sont d’ordre secondaire et ne s’élèvent nullement à la hauteur de son rôle philosophique; car dans l’explication des éclipses, son véritahle titre de gloire, il n’a pas eu l'idée-mère et sa théorie est restée absolument insuffisante. 

II. — La Théorie de la matière.

4. La distinction entre l’esprit et la matière, introduite par Anaxagore, a été l’origine d’une révolution métaphysique trop connue pour qu’il soit nécessaire que je m’y arrête; je n’en parlerai donc qu’incidemment et autant qu’il sera indispensable pour le sujet que je me propose surtout d’approfondir, je veux dire la théorie de la matière d’après le Clazoménien. 

Cette théorie ne me semble pas en effet attirer toute l’attention qu’elle mérite; quoique les expositions qu’on en donne soient assez fidèles au fond, grâce à l’importance considérable des fragments authentiques que l’on possède, il ne me semble pas non plus qu’on l’ait jusqu’à présent parfaitement comprise, ni surtout qu’on se soit rendu compte du rôle capital qu’elle a rempli dans l’histoire philosophique. On la considère plutôt comme un accident singulier, qui n’a pas été déterminé par le développement logique des conceptions antérieures, qui n’a pas exercé d’influence marquée sur la constitution des systèmes suivants. Or, je voudrais montrer que, si étrangère qu’elle soit aux représentations avec lesquelles nous sommes familiers, cette théorie n’en correspond pas moins à une hypothèse toujours possible, que cette hypothèse s’est produite précisément à son heure, qu’enfin elle constitue un élément essentiel dans les concepts de Platon et d’Aristote, à ce point qu’il est difficile, en la négligeant comme on le fait, d’arriver à posséder l’intelligence parfaite des systèmes les plus importants de l’antiquité. 

Rappelons d’abord les circonstances au milieu desquelles se produit la doctrine d’ Anaxagore : le monisme naïf des premiers Ioniens a abouti à Heraclite, c’est-à-dire à la négation du problème posé par Anaximandre : déduire l’évolution de l’ensemble des phénomènes d’une seule cause, en prenant d’ailleurs pour cette cause le phénomène qui apparaît comme le plus général et en  même temps le plus régulier, c’est-à-dire la révolution diurne. Mais, tandis que l’Éphésien, pour expliquer les apparences célestes, revient à des hypothèses grossières et surannées, à l’autre pôle du monde hellène, Parménide déclare que la révolution générale ne peut être qu’une illusion, que l’univers est nécessairement immobile; cette doctrine gagne du terrain et elle va trouver des partisans jusque sur les côtes de l’Ionie, puisqu’à Samos Mélissos va se l’approprier en l’étendant même à tous les phénomènes, en niant par conséquent absolument la possibilité du problème posé. 

Fallait-il donc définitivement abandonner la position d’Anaximandre et d’Anaximène? Il fallait au moins la transformer; un nouveau concept s’est désormais introduit, avec lequel un mathématicien au moins doit compter et qui ne permet plus de maintenir la thèse milésienne. L’espace est infini et, comme on n’est point encore arrivé à le concevoir sans matière, comme la notion du vide absolu n’est encore qu’un fantôme sans consistance, il s’ensuit que l’univers doit être conçu comme infini, malgré les dénégations de Parménide ; il est dès lors impossible de se le représenter, ainsi que le faisaient les Milésiens, comme animé, dans son ensemble, d’un mouvement de rotation autour de l’axe du monde. 

Pour reprendre le problème d’Anaximandre, il fallait donc commencer par avouer que cette rotation était limitée et distinguer la partie de l’univers qui y est soumise de l’infini qui reste immobile. Le mouvement révolutif n’est donc pas inhérent à la matière; il apparaît dès lors comme dû à une cause distincte de celle-ci. 

Anaxagore donne à cette cause le nom de vûjç (*); il imagine qu’à un moment déterminé, elle a commencé à mettre en branle un petit noyau central ; de là son action s’est étendue progressivement et a successivement organisé une partie de plus en plus grande de la matière inerte; mais, puisque le champ sur lequel cette action peut s’exercer est infini, elle continue à gagner toujours du terrain, et l’on ne peut assigner une limite où elle doive s’arrêter. 

(1) De l’ordre d’idées que j’expose, dérive naturellement le caractère mécanique de la cosmogonie d'Anaxagore, caractère que lui reprochera Platon ; je crois inutile, comme j’ai dit, d’insister sur l’ordre d’idées tout différent par lequel le Clazoménien a été conduit à attribuer l’intelligence à sa cause motrice; il suffit de remarquer que cette conséquence dérivait naturellement de la façon dont ses divers précurseurs avaient entendu la thèse hylozoïste.  Cette conception nous montre pour la première fois la notion de l’infini rigoureusement employée dans son véritable sens mathématique. Le monde est une grandeur qui croit indéfiniment et peut dépasser toute limite assignable, de même que la série des nombres. Nous reconnaissons là la pensée d’un vrai géomètre et nous pouvons nous attendre à le retrouver aussi rigoureux et aussi éloigné des idées vulgaires, quand il s’agira non plus de l’infini- ment grand, mais bien de l’infiniment petit. Revenons donc sur celte autre face de la question de la matière et demandons-nous d’abord si Anaxagore pouvait conserver la thèse moniste, et aussi à quelles difficultés il avait à parer en produisant une thèse pluraliste. 

5. Il semble difficile que, du moment où il distinguait de la matière la cause du mouvement et où, en même temps, il considérait celle-ci comme produisant à peu près exclusivement une rotation d’où résultait secondairement l’organisation du monde, Anaxagore ait pu avoir la pensée de maintenir l’unité de la matière; celle-ci devait lui apparaître comme un mélange mécanique, dont le mouvement révolutif séparait les divers éléments. C’est bien ainsi en fait qu’il se représente l’organisation du monde. 

Mais ses idées cosmogoniques n’en sont pas moins, par la force même des choses, tout à fait analogues à celles des Milésiens, puisque le problème général était le même, soit pour eux, soit pour lui; or, les maîtres sur les traces desquels il marchait, tout en affirmant l’unité de la matière, n’avaient pas suffisamment approfondi une question encore nouvelle, et les expressions qu’ils avaient employées pouvaient souvent, pour Anaximandre en particulier, s’entendre d’un mélange mécanique actionné par la révolution générale, plutôt que d’une masse susceptible de se transformer dynamiquement sous cette même action ; si Anaximène avait bien posé la question sur ce terrain, Heraclite fut, peut-être, le premier dynamiste absolument conséquent avec lui-même, mais il avait dû précisément concevoir tout autrement la cause des mouvements. 

Anaxagore pouvait donc croire possible de reprendre la vraie tradition milésienne, en adoptant pour la matière un concept précis et scientifique; mais il devait écarter l’hypothèse du mélange d’un certain nombre déterminé d’éléments non trans- formables les uns dans les autres — hypothèse qui fut celle d’Empédocle — car, en entrant dans cette voie, qui pouvait  paraître la plus naturelle, la plus conforme aux opinions vulgaires, il lui aurait fallu rompre complètement avec la tradition. Ainsi il avait à résoudre le difficile problème de constituer un concept qui permit la conciliation effective de la thèse moniste et dynamiste, à peu près universellement reconnue jusqu’à lui, et des idées pluralistes et mécaniques qu’il introduisait dans la cosmogonie. 

Du côté de l’Italie, il avait connaissance d’un essai dualiste, le vide et les monades des premiers pythagoriens ; mais cette première et grossière tentative n’avait pu résister à l’argumentation de Zenon sur la divisibilité à l’infini. Elle allait se transformer et donner naissance au vide absolu et aux atomes de Leucippe, c’est- à-dire à la conception qui, après être finalement échue dans l’antiquité aux mains de l’école la moins scientifique de toutes, devait reparaître dans les temps modernes et devenir le pivot fondamental sur lequel roulent désormais toutes les hypothèses physiques. 

Anaxagore rejette la notion du vide et cherche une autre voie ; mais il doit tenir compte des difficultés soulevées par Zenon. En divisant indéfiniment la matière, si elle n’est pas absolument une, vous arriverez à séparer ses éléments constitutifs; comment leur pluralité peut-elle faire l’unité? Comment l’être peut-il être à la fois sv xat raXXi? 

La réponse d’Anaxagore est simple ; c’est celle du géomètre que nous avons déjà reconnu. Oui, la matière est divisible à l’infini; mais la difficulté prétendue n’existe pas, car le mélange que j’aperçois dans les grandes parties subsiste également dans les petites, si minimes qu’on les suppose; il n’y a entre les unes et les autres qu’une différence de dimension qui n’a rien à faire avec la question de composition; jamais donc la division n’atteindra les éléments ultimes, et la matière est, partout et toujours, à la fois une et composée. (Voir fr. 15 et 16 surtout.) 

III. — Critique de la conception d’Anaxagore.

6. Nous sommes tellement assujettis aux habitudes d’esprit qu’entraîne la conception atomique, que la thèse d’Anaxagore, telle que je viens de l’énoncer, apparaîtra à beaucoup comme un simple paradoxe dont il n’y a pas lieu de tenir compte; et cependant, elle est, a priori, parfaitement légitime, et si négligée  qu’elle puisse être aujourd’hui, elle n’en garde pas moins toute sa valeur. 

Je n’ai nullement l’intention de combattre ici la conception atomique; je crois au contraire qu’elle est encore loin d’avoir rendu à la science tous les services que celle-ci peut en attendre. Le moment n’est donc nullement venu de discuter s’il ne serait pas temps de rejeter cette conception comme désormais épuisée et incapable de permettre de nouveaux progrès; mais, au point de vue philosophique, la question doit se poser tout autrement. 

Prétend-on par cette conception atteindre la réalité absolue, l’inaccessible chose en soi? Évidemment non, et les arguments de certains physiciens ou chimistes ne peuvent que faire sourire, alors qu’ils prétendent démontrer, comme des faits de science, l’existence du vide «ou des atomes. Il s’agit simplement d’obtenir une représentation scientifique ; il ne suffit pas qu’elle satisfasse l’esprit, il faut encore qu’elle se prête à des combinaisons logiques permettant d’établir quelque unité entre- les lois des phénomènes naturels. 

Que la conception atomique satisfasse à cette condition, que, par exemple, elle donne immédiatement une explication commode des lois qui président aux combinaisons chimiques, ces confirmations a posteriori sont à écarter; quand elles seraient beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus importantes, elles resteraient absolument insuffisantes, ’tant que l’explication intégrale de l’univers demeurera incomplète : autant dire toujours. La question est de savoir si cette conception atomique est la seule possible, la seule admissible pour le rôle scientifique qu’elle remplit. 

Or, je dis que la thèse d’Anaxagore peut conduire à une conception qui, comme aptitude à se prêter aux combinaisons logiques, ne le cède en rien à la représentation aujourd’hui dominante. 

Il n’y a pas à s’arrêter à l’apparent paradoxe qu’elle renferme ; c’est la rigoureuse application d’une vérité logique sur laquelle reposent toutes les mathématiques, que « les raisons du fini réussissent à l’infini », pour employer la formule de Pascal. L’imagination seule peut élever quelques objections, mais elle ne doit pas avoir voix au chapitre. 

7. Développons donc les conséquences de la thèse posée et voyons où elle conduit logiquement; nous examinerons ensuite si  Anaxagore avait effectivement tiré les mêmes conclusions, ou s’il avait suivi quelque voie particulière. 

Ce que nous regardons comme les éléments des corps, ne peut être distingué que par des qualités différentes, et par qualités nous entendons des conditions déterminées des phénomènes tombant sous les sens. Dire que la division des corps n’arrivera jamais jusqu’à isoler les éléments, n’a donc qu’un sens possible, c’est que dans la partie, si minime qu’elle soit, on retrouvera les mêmes qualités que dans le tout, c’est-à-dire les mêmes conditions capables de produire des phénomènes du même genre. 

A cela nulle difficulté, étant admis, bien entendu, que d’une part, le degré des qualités, leur valeur intensive, peut différer énormément; que, d’autre part, les phénomènes produits peuvent n’être plus susceptibles d’être perçus, ce qui arrive naturellement, soit parce que la quantité de matière devient trop faible, soit parce que le degré de la qualité n’est pas assez élevé. 

Nous voyons dès lors que pour l’objet de la science, c’est-à-dire l’explication de telle ou telle classe de phénomènes, nous n’avons pas à considérer ces éléments insaisissables sur laquelle notre attention se portait à tort, mais bien des qualités. Or, celles-ci, dans l’abstraction scientifique, nous apparaissent comme déterminées, d’après les phénomènes auxquels elles correspondent, pour chaque corps de la nature et pour chacune de ses parties, mais aussi comme variables d’un corps à l’autre et d’une partie à l’autre, en telle sorte néanmoins que, pour chaque point donné, elles aient une valeur précise, qui sera la limite vers laquelle tendra la qualité de la molécule enveloppant ce point, alors que l’on en fera décroître indéfiniment les dimensions. 

À chaque point de la matière se trouvera donc attaché un coefficient pour chaque qualité considérée (densité, température, état électrique, etc.) ; le nombre de ces qualités, qui sont de pures abstractions, peut d’ailleurs être indéfini, mais on conçoit que d’après les lois naturelles reconnues ou à reconnaître, la connaissance de telle qualité peut être liée à la connaissance de telles autres, en sorte que, pour l’étude, il suffira de choisir un certain nombre de qualités que l’on considérera comme primordiales et auxquelles on rattachera les autres. 

De la sommation des valeurs d’une même qualité pour les divers points d’un corps (suivant les règles du calcul intégral), dépendra la qualité de ce corps pour son ensemble, c’est-à-dire la  façon dont il se comportera par rapport aux sens pour le phénomène considéré. 

Il est clair qu’une pareille conception de la matière se prêtera parfaitement à tous les calculs mathématiques, à toutes les combinaisons logiques nécessaires pour l’explication des phénomènes; c’est tout ce que j’ai voulu affirmer, car je ne veux point examiner quels seraient ses inconvénients ou ses défauts, si elle serait plus ou moins commode, il suffit qu’elle soit possible. 

Si j’ajoute que la théorie que je viens d’exposer est en somme celle de Kant, je n’aurai pas besoin d’invoquer de nouveaux arguments. Je n’ai plus qu’à examiner jusqu’à quel point elle diffère de celle que professait Anaxagore. 

8. Nous n’avons certes pas à attendre du Clazoménien toute la rigueur des concepts du philosophe de Kœnigsberg; nous pouvons sans doute accorder que quelques écarts de doctrine, justifiés par l’état de la science à son époque, ne constitueront pas une divergence irrémédiable. Nous devons surtout ne pas exiger de lui qu’il ait conçu, dans toutes ses conséquences, l’application mathématique de ses principes; personne alors n’avait l’idée des règles à suivre dans l’objet, pas plus que personne ne pouvait soupçonner, lors de l’invention des atomes par Leucippe, de quelle façon la mécanique en devait être traitée. 

Or, si l’on fait ces concessions et si l’on étudie avec soin les textes d’Anaxagore, on sera étonné de voir à quel point il semble être resté fermement attaché à l’ordre d’idées que nous avons développé. 

Le point capital est la question de savoir comment il considérait ses éléments, soit comme des parties d’un mélange, soit comme des qualités inhérentes à la matière, mais variables en degré d’un corps à l’autre. 

A la façon dont on expose d’ordinaire son système, avec le terme à’homéomères inventé par Aristote et avec les explications dont celui-ci l’accompagne, la question semble tranchée d’un coup en faveur de la première alternative; mais, si l’on examine les fragments, on n’y voit rien de semblable : Anaxagore ne parle que de qualités, l’humide, le sec, le chaud, le froid, lumineux, l’obscur, le dense, le ténu, et il énonce formellement (fr. 8) que c’est par la concentration de ces qualités que se produit, d’une part, la terre, de l’autre, l’éther.  Il ajoute, il est vrai, à cette énuméraiion de toutes les choses mélangées (gàpptÇrç à-àvTwv -/pv^aTiov), des semences (a^ép^axa) en nombre indéfini dont aucune ne ressemble à aucune autre (fr. 4). Il est clair que ces semences devaient lui servir, par leur réunion, à former des êtres présentant les qualités prédominantes dans leur ensemble, et c’est de là sans doute qu’Aristote a tiré ses explications; peut-être d’ailleurs empruntait-il à Anaxagore lui-même quelques exemples que celui-ci donnait pour faire comprendre en gros sa pensée, sans la préciser dans toute sa rigueur. 

Mais lorsque le Clazoménien insiste sur ce fait qu’aucune de ces semences n’est semblable à aucune autre, il nous est impossible d’accepter sans plus les grossières images d’Aristote (la chair, les os, etc.), alors surtout que ce dernier avoue que c’est lui-même qui les choisit. Pourquoi cette différence entre les semences? C’est que précisément elles présentent, de même que les corps de la nature, toutes les variations possibles entre leurs qualités. Mais sont-elles des éléments? Non pas : elles sont décomposables au même titre que tous les corps et présentent comme eux, à divers degrés, la même union du froid et du chaud, de l’humide et du sec, du lumineux et de l’obscur, du dense et du ténu. Anaxagore, au reste, n’a pas voulu préciser le nombre des qualités élémentaires qu’il considère; il l’a laissé indéterminé, ce qu’il est vraiment. 

Ce qu’il a cherché surtout à faire ressortir, c’est que dans son mélange priniitif, il fallait déjà regarder ces qualités comme mé- langées si intimement et jusque dans les plus petites particules.de la matière, que celles-ci offraient déjà les mêmes combinaisons qui se présentent dans les corps de la nature. 

Par suite du mouvement imprimé par le Noos, les germes ou semences se déplacent et se réunissent à leurs similaires, en sorte que le monde s’organise ; Anaxagore s’en tient donc à une explication mécanique grossière et inadmissible, mais il insiste sur ce point que l’exclusion complète d’une qualité ne peut se faire en aucun lieu de l’univers : le feu est ce qu’il y a de plus brillant, de plus chaud, de plus sec, de plus ténu; il contiendra toujours néanmoins de l’obscur, du froid, de l’humide, du lourd; il présente donc ainsi tout ce qu’il faut pour constituer de la chair ou des os ; mais dire avec Aristote que le feu est constitué désarticules homéomëres, semblables à celles de la chair ou des os, c’est évidemment défigurer du tout au tout la pensée du Clazoménien.  Quels défauts trouvons-nous d’ailleurs à sa conception ? Il suffit de la comparer à celle de Kant. 

En premier lieu, nous ne pouvons plus admettre ces oppositions du froid et du chaud, etc., « qu’on ne séparera jamais avec la hache en aucun point du monde ». Pour nous, le froid et le chaud apparaissent comme deux degrés éloignés sur l’échelle intensive d’une même qualité. Mais après l’abus encore bien récent des fluides de nom contraire, nous devons être indulgents; d’ailleurs Anaxagore n’avait pas inventé ces oppositions, il les trouvait dans les opinions du vulgaire, il les voyait systématiquement employées par les pythagoriens. Il s’en est donc servi à son tour; alors que l’antiquité n’a jamais su s’en débarrasser, on ne peut sérieusement l’en blâmer. 

En second lieu, Anaxagore se représente les choses comme si les qualités ne pouvaient varier que par un déplacement mécanique des particules de la matière auxquelles il les a attachées. C’est dire qu’il ignore toute la physique et toute la chimie modernes, que même il n’a pas encore la notion complète de la qualité et qu’il n’établit pas une distinction parfaitement nette entre la qualité et la substance. Mais au moins il a fait le premier pas indispensable pour l’abstraction; le second ne sera pas difficile, car du moment où il s’agira d’étudier les phénomènes, si peu que ce soit, on laissera naturellement de côté les déplacements mécaniques qui ne peuvent être soumis à la théorie, et l’on s’attachera aux modifications dans l’échelle intensive des qualités, c’est-à-dire au point de vue dynamique. 

Si donc entre la théorie de Kant et la conception d’Anaxagore il y a de graves différences, la dernière n’en est pas moins tout aussi avancée, tout aussi satisfaisante qu’on pouvait l’espérer pour une époque aussi reculée, et alors que la science de la nature était aussi imparfaite. 

9. Les fragments du Clazoménien, dont on trouvera la traduction à la fin de ce chapitre et dont l’authenticité n’est sujette à aucun doute, sont en général assez clairs pour que je croie inutile de les discuter minutieusement pour justifier l’exposition de sa théorie, telle que je viens de la faire; il me suffira donc de présenter quelques remarques sur divers passages, qui me semblent avoir généralement été entendus d’une façon erronée, et auxquels mon exposition même peut permettre parfois de restituer leur véritable sens.  Zeller (II, p. 411) admet que le premier effet du mouvement a été de diviser les substances, selon les oppositions les plus générales, en deux grandes masses, qu’Anaxagore désignait sous les noms d’éther et d’air ; par le premier de ces noms il aurait entendu le chaud, le lumineux et le ténu; par le second, le froid, le sombre et le lourd. 

Le fragment 1, qui formait certainement le début de l’ouvrage du Clazoménien, montre nettement qu’au contraire il considérait l’éther et l’air comme étant les apparences sous lesquelles se montrait le chaos originaire, avant toute action du A T oos. En en parlant, Anaxagore corrige ce qu’il a dit au début du fragment, et qui pourrait être entendu en ce sens que le mélange universel n’offrirait aucune des qualités déterminées des choses; comme tous les autres mélanges, celui-là doit nécessairement apparaître sous les formes qui prédominent comme quantité, et d’après l’état actuel du monde, suivant d’ailleurs en cela l’opinion d’Anaximène, le Clazoménien pense que la prédominance appartient à l’air; mais il croit devoir distinguer entre l’air lumineux (éther) et l’air sombre (ce qu’il appelle proprement air). Comme pour lui ces formes remplissent les espaces célestes, la prédominance comme nombre (ttàyiOîi) doit sans doute être rapportée au contraire à l’état de confusion originaire, où les molécules qui ont forme d’air sont regardées comme les plus nombreuses et comme déterminant dès lors l’apparence du mélange universel. Ou bien encore t:ay;0si doit ici être simplement entendu dans le sens de quantité, comme il parait devoir l’être dans le fragment 2 ; car, en thèse générale, le langage d’ Anaxagore est encore loin de posséder toute la précision désirable. 

Le texte de ce fragment 2, qui représente l’air et l’éther comme se dégageant du milieu environnant, n’est nullement en contra- diction avec ce qui précède ; car ce texte désigne l’apparence actuelle et non l’effet qui aurait amené cette apparence. 

Le fragment 15 fait une allusion très claire à la polémique de Zenon contre la pluralité, même si la leçon de Zeller : xb yà? èbv c>/. Ifrct toprij (au lieu de xb y.Yj que donnent les manuscrits) o&c sTvai, devait être rejetée. Mais je ne puis approuver son explication (II, p. 399, n. 3) d’un autre passage de ce fragment: /.a- îsov iàtl (tc {iiya)»ov) -;o s[X’.v.piï) ~Xr<6oç, à savoir: la grandeur a autant de degrés que la petitesse (littéralement: le grand est égal au petit en pluralité"). 

Le sens de ce passage est certainement le même que celui des propositions analogues du fragment 16, propositions que j’ai traduites à la lettre. Voici comment il me semble qu’on doive les entendre : 

Anaxagore affirme, contre Zenon, la coexistence de la pluralité dans l’unité; mais cette pluralité est pour lui celle de substances toujours confondues, aussi bien dans les grandes masses que dans les petites, et que la division n’arrivera jamais à séparer. J’emploie d’ailleurs inexactement ici le terme de substances, car, en fait, ce sont des qualités que considère Anaxagore sous un concept encore vague et mal défini. Le fragment 13 montre bien que sous l’unité du cosmos, c’est à la pluralité du froid et du chaud, etc., que s’attache le Glazoménien, et c’est celte pluralité qu’il déclare ne pouvoir être résolue en unités distinctes par la division mécanique, quoique la distinction existe parfaitement, soit pour les sens, soit au moins pour l’intelligence. 

Il affirme donc que toutes choses sont encore confondues comme à l’origine, quoiqu’il y ait eu ici diminution des unes, là augmentation des autres. La pluralité des substances (qualités) confondues est donc toujours la même en tout corps et cela d’ailleurs qu’il soit grand ou qu’il soit petit. C’est bien là sa thèse, comme nous l’avons exposée plus haut. On voit en même temps comment la question de la pluralité dans l’unité a été détournée du terrain où l’avait posée Zenon et comment les sophistes, Platon, puis Aristote, ont eu à la traiter pour la pluralité des attributs. 


IV. — Influence historique de la conception d’Anaxagore 

10. Je crois inutile d’insister davantage sur la conception d’Anaxagore et de faire ressortir plus amplement comment elle satisfaisait heureusement aux conditions du problème tel qu’il le voyait posé devant lui, à quel point elle conciliait harmonieusement la croyance monistique des Ioniens et le pluralisme des oppositions pythagoriennes ; son plus grave défaut était la subtilité d’esprit qu’elle exigeait, surtout à l’époque où elle apparut, pour être parfaitement comprise dans sa rigueur géométrique et sa nécessité logique. Si elle n’offrait pas prise aux arguments d’un Zenon, elle n’en était pas moins exposée à être bientôt méconnue, et c’est ce qui lui arriva sans contredit ; il nous reste à examiner si néanmoins,  avant de disparaître, elle n’a pas joué un rôle considérable et influé d’une façon décisive sur les conceptions qui devaient lui succéder. 

Reprenons donc la théorie d’Anaxagore et cherchons à répondre d’après elle aux questions qui se poseront dans l’âge suivant. 

Pourquoi telle chose est-elle dite être ce qu’elle est? C’est parce qu’elle participe à telle espèce; elle est dite chaude parce qu’elle participe du chaud, etc.; mais le chaud y est seulement présent, il est loin de la constituer tout entière. 

Au contraire, la même chose participe également du froid ; elle est donc chaude ou froide relativement aux termes de comparaison choisis ; le froid absolu ou le chaud absolu n’existent pas dans la nature, mais tous les corps naturels participent à ces deux espèces. 

Bien plus, les corps se forment et se détruisent, les êtres naissent et meurent, le chaud et le froid échappent au devenir; ces espèces subsistent éternellement sans altération. 

Ces formules diverses ne se trouvent point dans les fragments d’Anaxagore, et il n’y a pas à les lui attribuer; mais c’est seulement parce qu’il n’avait pas à répondre aux questions indiquées ; autrement, pour tout esprit non prévenu, c’est bien ainsi qu’il y eut répondu. Lorsque ces questions furent soulevées, ce fut donc là la doctrine qu’on trouva implicitement dans ses écrits. 

Or, à qui appartiennent les formules ci-dessus? Ai-je besoin de dire que je les emprunte à Platon et que j’aurais pu multiplier les rapprochements ? 

Sans doute il y a tout autre chose dans le platonisme; les espèces d’Anaxagore sont des qualités physiques, les e(or t du Maître peuvent être purement abstraites ou correspondre à des qualités morales; les unes sont nettement immanentes à la matière, on peut des autres soutenir qu’elles sont transcendantes (yopu-ri). 

Mais si la théorie des Idées est incontestablement une création originale, où trouvera- t-on dans les doctrines antérieures quelque chose qui en soit réellement plus voisin que la conception d’Anaxagore? Il est vraiment singulier qu’Aristote, voulant nous éclairer sur le développement de la pensée de Platon, nous renvoie aux formules pythagoriennes sur les nombres comme essences des choses, et que nous répétions encore cette explication plus obscure que la théorie à interpréter. La doctrine d’Anaxagore, au contraire, bien conçue par un esprit philosophique, c’est-à-dire capable d’abstraction et de généralisation, si cet esprit se trouve en présence  des problèmes soulevés dans l’âge des sophistes, aboutit naturellement à la constitution de la théorie des Idées platoniciennes. 

L’évolution était d’autant plus naturelle qu’Anaxagore avait moins limité le nombre des espèces qu’il concevait comme correspondant aux phénomènes : étendre son explication à tous les domaines de la pensée, au lieu de la restreindre aux faits de la sensation, voilà ce que fit Platon. 

Je ne crois donc pas m’ètre trop avancé en disant que la théorie d’Anaxagore sur la matière est un facteur essentiel des conceptions platoniciennes, et qu’il est indispensable d’en tenir compte pour envisager ces conceptions sous toutes leurs faces. 

11. Les indications que j’ai essayé de donner suffiront, je l’espère, à mes lecteurs, et je crois inutile d’insister. Toutefois, je ne dois pas dissimuler, et ceci prouve précisément l’originalité de Platon, que, tandis qu’il extrayait de la doctrine d’Anaxagore ce que celle-ci pouvait lui donner, il entrait dans de tout autres voies pour élaborer sa propre conception de la matière. 

La science du Clazoménien fut bien vite surannée; Platon, d’ailleurs, subit incontestablement l’influence des pythagoriens, mais moins sous le rapport de la doctrine générale que des théories particulières; dans son Timée, il a essayé un très curieux compromis entre la négation du vide et l’hypothèse des atomes. 

Il considère comme des composés les éléments matériels, amenés au nombre fixé par Empédocle; par un reste assez singulier du dualisme pythagorien primitif, il admet que trois de ces éléments peuvent se convertir les uns dans les autres; la terre, au contraire, l’élément solide par excellence, n’est pas susceptible de transformation ; dès lors, pour composer les quatre éléments, il prend dcu.i- sortes de triangles, qui sont en réalité de véritables atomes. 

Seulement, au lieu de concevoir ces atomes, ainsi que Leucippe, sous forme de petites masses globuleuses isolées, Platon 1rs représente comme ayant une dimension négligeable par rapport aux deux autres, assimilables par suite à des plans de formes géométriques et de différentes grandeurs, en sorte qu’on puisse se figurer qu’ils remplissent tout l’espace. Son disciple Xénocrate transforma cette conception en substituant aux surfaces atomes de son maître, • les lignes atomes; mais il est bien clair, en tout cas, que l’insécabilité de ces lignes ou de ces Surfaces doit être conçue au point de  vue physique, nullement au point de vue géométrique. D’autre part, la condition de remplir tout l’espace ne peut être satisfaite qu’en supposant que les dimensions de ces indivisibles sont susceptibles de descendre au-dessous de toute grandeur donnée. 

Si le Timée était perdu, on s’en ferait une singulière idée en étudiant la polémique d’Aristote. Et cependant c’est le disciple de Platon, et si, sur bien des points, il n’a pas suivi les évolutions du Maître, il nous a souvent gardé, en se l’appropriant, un moment de sa pensée. 

C’est dire qu’il ne faudrait pas s’attendre à voir Anaxagore mieux expliqué par Aristote que ne l’est Platon, quand même le Stagirite eût fait au Glazoménien des emprunts directs. A quel point il a défiguré la conception de la matière de ce dernier, on l’a vu; et pourtant, dans sa propre théorie, on reconnaît encore un écho très affaibli de la doctrine méconnue. Toutefois, elle n’intervient qu’avec deux autres éléments distincts et prépondérants : d’une part, les déterminations d’Empédode; de l’autre, des concepts purement platoniciens. Le compromis entre ces trois facteurs porte d’ailleurs la marque du maître d’Aristote, et quoique celui-ci y ait apporté sa précision ordinaire, cette combinaison peut bien sembler une de celles où il répétait surtout les paroles de Platon. 

Les quatre éléments d’Empédocle sont éternels et inaltérables; ceux d’Aristote, au contraire, se transforment les uns dans les autres. Ce ne sont donc point des principes; comme tels, le Stagirite énonce trois véritables abstractions : la matière, l’espèce (ou forme) et la privation. 

Si le dogme ionien de l’unité de la matière se retrouve ainsi derrière ces abstractions, il y a opposition flagrante avec le principe d’Anaxagore, puisque celui-ci n’admet pas la privation comme possible, ce en quoi il a d’ailleurs théoriquement raison. Mais, si nous nous demandons quelles espèces par leur présence ou leur absence constituent les diverses formes élémentaires, nous retrouvons ces mêmes couples de qualités qui jouaient le principal rôle pour le Clazoménien : le chaud et le froid, le sec et l’humide. 

Ainsi le feu est chaud et sec, l’air chaud et humide, l’eau froide et humide, la terre froide et sèche; c’est par les échanges de ces qualités que la transformation des éléments peut s’accomplir; mais elles sont tout abstraites, et d’ailleurs aucune loi de ces transformations ne se trouve indiquée.  12. On sait le long triomphe de cette théorie formée d’éléments disparates; il suffit de remarquer qu’au point de vue scientifique elle est très inférieure à celle d’Anaxagore; aussi doit-on regretter que ce ne soit pas cette dernière que la science antique ait eu à mettre à l’épreuve, au lieu de se mouvoir dans le cadre étroit de la symétrique construction d’Aristote. 

Cette dernière ne permet aucune combinaison mathématique effective; son infécondité à cet égard est malheureusement trop prouvée a posteriori pour que j’aie à insister sur ce point. 

La réunion constante des qualités opposées, telle que la professait Anaxagore, satisfaisait au contraire aux conditions scientifiques, car elle a pour conséquence qu’il faut toujours uniquement considérer la résultante des deux tendances opposées, et l'on se trouve dès lors bientôt aux mêmes points de départ que la science moderne pour l’explication des phénomènes. 

La séparation absolue des qualités opposées et leur association arbitraire avec telles ou telles autres étaient un retour, avec de nouvelles erreurs en sus, aux premières ébauches des théories pythagoriennes. C’était la consécration du système d’explications vagues et illusoires déjà en vigueur chez les médecins de l’époque; car ce sont eux qui ont, les premiers, abusé des qualités élémentaires, comme on devait si longtemps continuer à le faire d’après Aristote. Avec la théorie de ce dernier, ces qualités élémentaires deviennent de véritables êtres de raison, auxquels on attribue les propriétés les plus diverses et le mode d’action le plus fantastique. Le nombre des combinaisons logiques possibles se réduit au minimum et, comme elles doivent suffire à expliquer l’infinie variété des phénomènes, on a recours à d’étranges artifices en s’écartant de plus en plus de l’observation et de l’expérience. 

Mieux eût valu, certes, au lieu de ce bizarre compromis entre des conceptions essentiellement différentes, s’en tenir fidèlement an pluralisme décidé que professait Empédocle et ne pas chercher, dans les accouplements arbitraires des qualités élémentaires, une preuve a priori qu’il doit y avoir quatre éléments et qu’il ne peut y en avoir davantage. Si grossière que fut la première approximation d’Empédocle, il y avait dans ses idées un point de départ pour L’étude des combinaisons chimiques; les éléments d’Aristote, avec leurs qualités prétendument immuables en soi, ne sont plus un sujet d’expérience, mais de véritables ûctions donl le fantôme hantera pour dea siècles le cerveau des pionniers de la science  Quand enfin celle-ci aura pu s’en débarrasser, après quelques tâtonnements incertains, l’antique doctrine de Leucippe apparaîtra comme le seul port de salut; le trait de génie d’ Anaxagore restera oublié, et ses idées seront condamnées à attendre dans l’oubli qu’on tente de les soumettre à leur tour à l’épreuve de nos théories. 


DOXOGRAPHIE D’ANAXAGORE

1. Théophr., fr. 4 (Simplic. in physic, 6 b). — De ceux qui admettent des principes en nombre infini, les uns les supposent simples et homogènes, les autres, composés, hétérogènes, con- traires et caractérisés par ce qui y prédomine. Anaxagore, fils d’Hégésiboule, de Clazomène, après avoir suivi la philosophie d’Anaximène, fut le premier à réformer les opinions touchant les principes et à les compléter par la cause qui faisait défaut. D’un côté, il multiplia à l’infini les principes corporels; en effet, tous les homéomères, comme Veau, le feu ou l’or, seraient inengen- drés et impérissables ; ils paraîtraient naître et se détruire par suite de simples compositions et décompositions, tous étant dans tous, et chacun étant caractérisé par ce qui y prédomine ; ainsi ce qui paraît comme or contiendrait de Vor en plus grande quantité, mais tous les autres principes y coexisteraient également. Anaxagore dit en effet : « Dans tout il y a une part de tout » et « chaque chose est, pour V apparence, ce dont elle contient le plus. » Théophraste dit qu’en cela Anaxagore se rapproche d’Anaximandre; il dit en effet que, dans la décomposition de l’« infini », les similaires se réunissent, que la formation de l’or ou de la terre fut possible, parce qu’il y avait dans l’univers de l’or et de la terre; de même, pour chacune des autres choses, il n’y aurait pas eu naissance, mais préexistence dans le tout. D’autre part, Anaxagore, comme cause du mouvement et de la genèse, posa l’intelligence, grâce à laquelle la séparation engendra les mondes et la nature des divers êtres. A le prendre ainsi, dit Théophraste, il semblerait admettre les principes matériels en nombre infini, comme on l’a dit, mais pour le mouvement et la genèse, une cause unique. Si donc on considère le mélange de toutes choses comme une seule nature indéterminée de forme et  de grandeur, ce qu’il parait vouloir dire, il n’aurait de fait reconnu que deux principes, la nature de l’« infini » et l’intelligence; en même temps, pour les éléments des corps, il se rapprocherait tout à fait d’Anaximandre. 

i 2. Théopiir., fr. 19 (Aétius II, 29). — Anaxagore, dit Théophraste, attribue aussi la défaillance de la lune à ce que parfois il y aurait interposition de corps situés au-dessous d’elle. 

3. Théophr., fr. 23 (Alex, in meteor., 91 a). — Il y a sur la mer une troisième opinion, que l’eau filtrant à travers la terre et la lessivant, devient salée, parce que la terre renferme de pareilles saveurs; on en a donné comme preuves les mines de sel et de nitre, et les saveurs acres (des eaux) que l’on rencontre en différents endroits de la terre. Cette opinion fut soutenue par Anaxagore et Métrodore. 

4. Philosophum., & — (1) Après Anaximène vient Anaxagore, fils d’Hégésiboule, de Clazomène. Il dit que le principe de l’univers est l’intelligence et la matière, l’intelligence comme agent, la matière comme passive. Car toutes choses étant confondues, l’intelligence survint et les ordonna en les séparant. Les principes matériels sont en nombre infini et en même temps d’une petitesse infinie. — (2) Tout en général participe au mouvement dû à l’in- telligence et les semblables se sont réunis. L’ordonnance du ciel résulte du mouvement circulaire; le dense, l’humide, l’obscur, le froid et en général tout ce qui est lourd, s’est réuni vers le milieu et s’y est figé, ce qui a formé la terre ; les contraires, le chaud, le lumineux, le sec, le léger se sont portés vers le haut de l’éther. — (3) La forme de la terre est plate; elle reste suspendue par suite de sa grande largeur et parce qu’il n’y a pas de vide; Pair est dès lors assez fort pour supporter la terre. — (4) Le liquide de la terre a formé d’une part la mer et de l’autre les eaux intérieures; une partie a donné naissance à des vapeurs qui sortent aussi du cours des fleuves. — (5) Les fleuves sont alimentés tant par les pluies que par les eaux que renferme la terre; car elle est creuse et contient de l'eau dans ses cavités. Le Nil grossit en été par les eaux qui. descendent de la fonte des neiges d’Ethiopie. — (6) Le soleil, la lune et tous les astres sont des pierres incandescentes entraînées par la révolution de l'éther. Le soleil et la lune sont au-dessous des astres, et il circule aussi au-dessous des corps qui nous sont invisibles. — (7) La chaleur des astres n’est pas sensible à cause do leur grande distance de la terre; ils ne sont pas d’ailleurs aussi  chauds que le soleil, parce qu’ils occupent une région plus froide. La lune est plus basse que le soleil et plus voisine de nous. — (8) Le soleil surpasse le Péloponnèse en grandeur. La lune n’a pas de lumière propre; elle est éclairée par le soleil. Les astres tournent en passant sous la terre. — (9) Les défaillances de, la lune sont dues à l’interposition de la terre et parfois à celle de corps inférieurs à la lune; le soleil s’éclipse aux nouvelles lunes, par suite de l’interposition de la lune. Les retours (aux tropiques) du soleil et de la lune sont occasionnés par la résistance de l’air; ceux de la lune sont plus fréquents parce qu’elle ne peut aussi bien triompher du froid. — (10) Anaxagore a le premier déterminé ce qui concerne les éclipses et les phases; il a dit que la lune est une terre et qu’elle présente des plaines et des précipices. La voie lactée est l’effet de la lumière des astres qui ne sont pas offusqués par le soleil. Les étoiles filantes sont comme des étincelles qui sautent par suite du mouvement du ciel. — (11) Les vents proviennent de l’air dilaté par le soleil et des embrasements qui montent vers le ciel et qui descendent. Le tonnerre et les éclairs sont dus au chaud qui tombe sur les nuages. — (12) Les tremblements de terre sont occasionnés par l’air supérieur tombant sur celui qui est au-dessous de la terre; celui-ci étant mis en mouvement, la terre qu’il supporte est ébranlée. Les êtres vivants sont d’abord nés de l’humide, et après cela, les uns des autres; les mâles se produisent quand la liqueur séminale venant du côté droit, s’attache à la partie droite de la matrice; pour les femelles, c’est le contraire. — (13) Il florissait 01. 88,1, temps où l’on dit que naquit Platon. On attribue des prédictions à Anaxagore. 

5. Épiphane, III, 4. — Anaxagore, fils d’Hégésiboule, de Clazomène, a dit que les principes de toutes choses sont les homéoméries. 

6. Hermias, 6. — Lorsque Anaxagore me prend, voici ce qu’il m’enseigne : « L’intelligence est principe de toutes choses, cause et maîtresse de l’univers, elle donne l’ordre au désordonné, le mouvement à l’immobile, sépare ce qui est mêlé, fait un monde de ce qui est confus. » Un tel langage me plaît et j’adopte cette opinion. 

7. Cicéron (De deor. nat., 1, 11). — Puis Anaxagore, qui reçut les enseignements d’Anaximène, a le premier attribué la distinction et l’ordonnance de toutes choses à l’action raisonnable d’une intelligence infinie. Il n’a pas vu qu’il ne peut y avoir dans l’infini de  mouvement joint et inhérent à un sentiment, ni pas davantage de sentiment que n’éprouverait pas la nature tout entière. D’autre part, s’il a voulu que cette intelligence fût comme un être animé, ce sera quelque chose d’intérieur, d’après quoi cet être animé sera nommé. Car qu’y a-t-il de plus intérieur que l’intelligence? Il faut donc l’entourer d’un corps extérieur. Mais cela ne lui plaît pas, et son intelligence, pure et sans mélange, sans adjonction de rien qui puisse lui procurer un sentiment, paraît dépasser les forces de notre pensée. 

8. Aétius, I. — 3. Anaxagore, fils d’Hégésiboule, de Clazomène, a affirmé que les homéoméries sont principes des êtres. Il lui a paru tout à fait inexplicable que quelque chose devint du non-être ou périt en non-être. Or, nous prenons une nourriture qui a une apparence simple et uniforme, soit le pain, soit l’eau. De cette nourriture s’alimentent les cheveux, les veines, les artères, la chair, les nerfs, les os et toutes les autres parties. Il faut dès lors confesser que dans la nourriture que nous prenons coexistent toutes choses et que toutes choses peuvent, par suite, s’en augmenter. Ainsi cette nourriture contient des parties génératrices de sang, de nerfs, d’os, etc., parties qui ne sont reconnaissables que par la raison; car il ne faut pas tout réduire aux sens, qui nous montrent que le pain et l’eau forment ces substances, mais reconnaître par la raison qu’ils en contiennent des parties. De ce que ces parties contenues dans la nourriture sont semblables aux substances qui en sont formées, il les a appelées homéoméries et a affirmé que c’étaient là les principes des choses,, les homéoméries comme matière, et l’intelligence qui a ordonné l’univers comme cause efficiente. Il débute ainsi : Toutes choses étaient ensemble, l’intelligence les a séparées et ordonnées. Il faut l’approuver en ce qu’à la matière il a ajouté l’artisan. 

9. Héraclite (Allég. homér., 22). — Anaxagore de Clazomène, qui par succession appartient à l’école de Thalès, ajouta à l’eau comme second élément la terre, pour que l’union du sec et de l’humide produisit par tempérament la concordance des natures opposées. L’origine de cette opinion remonte aussi à Homère, qui a fourni à Anaxagore le germe de son idée, en disant : 

Mais puissiez-vous tous devenir terre et eau !

En effet, tout ce qui provient de certains éléments s’y résout également par la destruction, comme si la nature redemandait à  la fin le prêt qu’elle a fait à l’origine. Aussi Euripide, sectateur des dogmes d’Anaxagore, dit : 

« Ce qui est né de la terre retourne à la terre, ce qui a germé de la semence éthérée retourne à l’éther. » 

(Cf. Irénée c. hœr., II, 14: Anaxagore, qui fut surnommé l’athée, dogmatisa que les animaux sont nés de semences tombées du ciel sur la terre.) 

10. Aétius, I. — 7. Anaxagore dit que les corps existaient au commencement, mais que l’intelligence divine les a ordonnés et a produit la genèse de toutes choses. — Anaxagore : Dieu est l’intelligence qui a fait le monde. — 9. (Théodoret) La matière est sujette aux modifications, aux changements et à l’écoulement. 

— 14. Les homéomères ont toutes sortes de formes. — 17. D’après Anaxagore et Démocrite, les mélanges se font par juxtaposition des éléments. — 24. Empédocle, Anaxagore, Démocrite, Épicure et tous ceux qui forment le monde par réunion de corps très ténus, introduisent des compositions et des décompositions, mais n’ad- mettent pas, à proprement parler, la genèse ni la destruction ; car elles n’auraient pas lieu suivant la qualité par changement, mais suivant la quantité par réunion. — 29. Anaxagore et les Stoïciens : Le hasard est une cause obscure pour la raison humaine; les événements sont dus soit à la nécessité, soit à la destinée, soit au libre choix, soit au hasard, ou se produisent d’eux-mêmes. Le hasard est un nom donné à l’action non coordonnée. 

11. Aétius, II. — 1. Anaxagore: Le monde est un. — 4. Il est périssable. — 8. Diogène et Anaxagore ont dit qu’après la forma- tion du monde et la production des animaux de la terre, le monde s’est incliné de lui-même vers le midi, peut-être par un effet de providence, pour que les différentes parties du monde devinssent les unes habitables, les autres inhabitables suivant l’excès ou le tempérament de la chaleur et du froid. 

12. Aétius, II. — 13. Anaxagore: L’éther environnant est igné par essence et la force de son mouvement révolutif a détaché de la terre des pierres qui, rendues incandescentes, ont formé les astres. 

— 16. Anaxagore, Démocrite, Cléanthe: Tous les astres se meuvent d’orient en occident. — 20. Anaxagore, Démocrite, Métrodore: Le soleil est une masse ou une pierre incandescente. — 21. Anaxagore: Il est plus grand que le Péloponnèse. — 22. Les retours du soleil sont dus à la résistance de l’air vers le nord; cet air poussé par le soleil et se condensant devient assez fort pour réagir. —  25. Anaxagore, Démocrite: La lune est un corps solide incandescent qui renferme des plaines, des montagnes et des vallées. — ’28. Anaxagore: Elle est éclairée par le soleil. — 29. (Voir Doxog. de Thalès, 42). — 30. L’aspect de la lune est dû à l’inégalité de la formation du mélange de froid et de terrestre; elle a des parties élevées, d’autres basses, d’autres creuses. 

13. Aétius, III. — 1. Anaxagore : La voie lactée correspond à la partie du ciel où tombe l’ombre de la terre, lorsque le soleil passe au-dessous et n’éclaire pas tout autour. — 2. Anaxagore et Démocrite : Les comètes sont formées par le concours de deux ou plusieurs étoiles dont les lueurs se réunissent. — 3. Anaxagore : Lorsque le chaud tombe sur le froid (c’est-à-dire la partie éthérienne sur l’aérienne), le bruit produit le tonnerre, la coloration contre la noirceur de la nuée donne l’éclair, la quantité et la grandeur de la lumière fait la foudre, le feu plus corporel le typhon, celui qui est mêlé de nuée, le prestère. — 4. Anaxagore explique les nuages et la neige comme Anaximène; pour la grêle, il pense que lorsque, des nuées congelées, il y a chute vers la terre de parties déjà refroidies, elles s’arrondissent par la longueur de la descente (?). — 5. Anaxagore: L’arc-en-ciel est un reflet de la lumière solaire sur un nuage épais, qui se montre toujours en face de l’astre réfléchi. Il explique d’une façon semblable les parhélies que l’on observe sur le Pont-Euxin. 

14. Aétius, III, — 45. Anaxagore : Les tremblements de terre sont dus à la pénétration par en dessous de l’air qui rencontre la surface solide et, ne pouvant se dégager, ébranle tous les alentours. 46. Les eaux stagnantes à l’origine ont été chauffées par le soleil dans sa course et, la partie plus subtile (?) ayant été évaporée, le reste est devenu salé et amer. — IV, 4 . La crue du Nil vient de la neige qui se forme en hiver dans l’Ethiopie et qui fond en été. 

15. Aétius, IV. — 3. L’àme est de nature aérienne. — 5. Pythagore, Anaxagore, Platon, Xénocrate, Cléanthe: L’intelligence s’introduit en venant du dehors. — 9. A. Les sens sont trompeurs. — (Voir Doxog. de Parménide, 44.) — Toute sensation est accompagnée de peine. — 49. La voix se produit par le choc du souffle sur ce qu’il y a de ferme dans l’air; ce choc est suivi d’un renvoi vers les oreilles. C’est de la même façon que se produit l’écho. 

16. Aétius, V. — 7. (Voir Doxog. de Parménide, 15.) — - 49. Suivant Anaxagore et Euripide : « Rien de ce qui est ne meurt, mais la dispersion çà et là le montre sous d’autres formes. » —  20. Anaxagore : Tous les animaux possèdent le logos de l'acte, mais non celui de la parole, qui est comme l'intelligence et qu'on appelle l'interprète de celle-ci. — 25. Le sommeil arrive par la fatigue de l'action corporelle; car c'est un effet corporel, non psychique; la mort est la séparation de l'âme. 

17. Censorinus. — 5. (Voir p. 217 et 243.) — 6. Anaxagore pense (que la partie qui se forme la première dans l'embryon) est le cerveau d'où dépendent tous les sens. — Anaxagore et Empédocle sont d'accord pour dire que les mâles naissent de la semence venant du côté droit, les femelles de celle qui vient du côté gauche. — Anaxagore croit que les enfants ressemblent à celui des deux parents qui a fourni le plus de semence. 


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FRAGMENTS

1. Toutes choses étaient confondues ensemble, infinies en nombre et en petitesse ; car l'infiniment petit existait. Mais, toutes choses étant ensemble, aucune n'apparaissait, par suite de sa petitesse ; tout était occupé par l'air et par l'éther, qui sont tous deux infinis ; car de toutes les choses, ce sont celles-là qui l'emportent par le nombre et par le volume. 

2. Et en effet l'air et l'éther se dégagent de la masse qui nous environne, et cette masse est infinie en quantité. 

3. Cela étant ainsi, il faut croire que dans tous les composés coexiste un grand nombre de (parties) de toute sorte, germes de toutes choses et ayant des formes, des couleurs et des saveurs de tout genre. 

4. Avant la distinction, toutes choses étant confondues ensemble, aucune couleur n'apparaissait ; il y avait empêchement par suite du mélange de toutes les choses, de l'humide et du sec, du chaud et du froid, du lumineux et de l'obscur, de la terre en grande quantité et des germes en nombre infini n'ayant aucune ressemblance entre eux; car des autres choses aucune ne ressemble à l'autre. Gela étant ainsi, il faut croire que dans tout coexistent toutes choses. 

5. En tout il y a une part de tout, sauf du noos ; mais il y a des êtres où le noos existe aussi. 

6. Les autres choses participent de tout ; seul le noos est infini,  agissant par lui-même, sans mélange avec aucune chose; il subsiste seul isolé à part soi. Car s’il n’était pas à part soi, mais mêlé à quelque autre chose, il participerait de toutes choses, en tant que mêlé à celle-là, puisqu’en tout il y a une part de tout, ainsi que je l’ai déjà dit; et ce mélange l’empêcherait d’actionner chaque chose, comme il peut le faire, étant isolé à part soi. C’est, de toutes choses, ce qu’il y a de plus subtil et de plus pur; il possède toute connaissance de tout et sa force est au plus haut degré. Tous les êtres animés, grands et petits, sont actionnés par le noos; mais, dès le commencement, c’est lui qui a produit la révolution générale et en a donné le branle. Tout d’abord cette révolution n’a porté que sur peu de chose, puis elle s’est étendue davantage et elle s’étendra encore, toujours de plus en plus. Ce qui est mêlé, ce qui est distinct et séparé, le noos en a toujours eu connaissance complète ; il a tout ordonné comme il devait être, tout ce qui a été, est maintenant et sera plus tard, et aussi cette révolution même qui entraîne les astres, le soleil, la lune, l’air et l’éther, depuis qu’ils sont distincts. C’est cette révolution qui a amené leur distinction, et qui distingue aussi le dense du dilaté, le chaud du froid, le lumineux de l’obscur, le sec de l’humide. Il y a beaucoup de parts dans beaucoup de choses; mais il n’y a jamais distinction complète, séparation absolue entre une chose et une autre, sauf pour le noos. Tout le noos est semblable, le plus grand et le plus petit; il n’y a aucune chose qui soit semblable à aucune autre, mais chacune est pour l’apparence ce dont elle contient le plus. 

7. Quand le noos a eu commencé à mouvoir, dans tout ce qui a été mû il y a eu distinction ; jusqu’où s’étendait le mouvement dû au noos, jusque-là s’est étendue la séparation; mais la révolution des choses ainsi mues et séparées les a fait se séparer encore davantage. 

8. Le dense, l’humide, le froid, l’obscur se sont concentrés là où est maintenant la terre; le dilaté, le chaud, le sec et le lumineux se sont retirés vers le haut de l’éther. 

9. De ce qui s’est ainsi séparé, la terre reçoit sa consistance solide ; car par le froid, l’eau se dégage des nuées, la terre de l’eau, les pierres se concrétionnent de la terre, en s’écartant davantage de l’eau. 

10. Des hommes se sont formés, ainsi que tous les autres êtres vivants qui ont une âme; ces hommes ont des villes qu’ils habitent et des champs qu’ils cultivent comme nous; ils ont le soleil, la  lune et le reste comme nous ; la terre leur produit en abondance toutes sortes de plantes ; ils récoltent les plus utiles et s’en servent pour leurs besoins [4]

11. C’est ainsi que les choses en révolution se séparent par la force de la vitesse. Car la force est produite par la vitesse, et leur vitesse ne ressemble en rien à celle des choses qui sont maintenant chez les hommes ; elle est multiple à un haut degré (I). 

12. Le noos se trouve certainement, maintenant comme toujours, là où sont toutes les autres choses, dans la masse environnante, dans les choses séparées et dans celles qui se séparent. 

13. Les choses qui sont dans le monde unique ne sont pas isolées ; il n’y a pas eu un coup de hache pour retrancher le chaud du froid ou le froid du chaud. 

14. Après cette séparation de toutes choses, il faut savoir que le tout n’est en rien ni plus grand ni plus petit. Car il n’est pas possible qu’il y ait plus que le tout, mais le tout est toujours égal à lui-même. 

15. Par rapport au petit, il n’y a pas de minimum, mais il y a toujours un plus petit, car il n’est pas possible que l’être soit anéanti par la division. De même, par rapport au grand, il y a toujours un plus grand, et il est égal au petit en pluralité, et en elle-même chaque chose est à la fois grande et petite. 

16. Et comme il y a, en pluralité, égalité de sort entre le grand et le petit, il peut, de la sorte, y avoir de tout en tout, et rien ne peut être isolé, mais tout participe de tout. Puisqu’il n’y a pas de minimum, il ne peut être isolé et subsister à part soi, mais, encore maintenant comme au commencement, toutes choses sont confondues. En tout il y a pluralité et, dans le plus grand et dans le moindre, toujours égalité de pluralité des choses distinctes. 

17. Les Hellènes ne jugent pas bien du devenir et du périr; car aucune chose ne devient ni ne périt, mais elle se mêle ou se sépare de choses qui sont. Ainsi on dirait à bon droit « se composer » au lieu de « devenir » et « se décomposer au lieu de « périr ». 


( 2 ) Ce fragment se rapporte à l’organisation qui continue à s’étendre au delà du ciel, la révolution générale gagnant toujours de plus en plus; c’est ce que marquent encore les derniers mots du fragment suivant.