Textes

Ovide Métamorphose II
Phaéton demande pour un jour la conduite du char du Soleil ; il est frappé de la foudre et précipité du Ciel.

 

 

Le palais du soleil s’élève sur de hautes colonnes, tout resplendissant d’or et de pierreries qui jettent l’éclat de la flamme : l’ivoire poli en couronne le faîte, et l’argent rayonne sur les doubles battants de sa porte lumineuse ; mais la matière le cède encore au travail : le ciseau de Vulcain y grava l’Océan, dont les bras environnent la terre, et le globe même de la terre, et le ciel, voûte de l’univers. Là, les flots azurés ont leurs dieux, Triton, la conque en main, l’inconstant Protée, Egéon qui presse entre ses bras le dos énorme des baleines, Doris et ses filles : celles-ci nagent dans les ondes ; d’autres, assises sur un rocher, font sécher leur humide chevelure, d’autres encore voguent portées sur des poissons. Elles n’ont pas toutes les mêmes traits, et cependant, sans être différents, leur traits ont cette ressemblance qui sied à des sœurs. La terre est couverte de villes avec leurs habitants, de forêts et de bêtes féroces, de fleuves, de nymphes et de divinités champêtres. Au-dessus s’élève la sphère rayonnante des cieux ; six constellations brillent à droite, et six à gauche. Dès que le fils de Clymène a gravi le sentier qui mène à ce palais, et qu’il a pénétré dans la demeure de celui qu’il n’ose plus appeler son père, il dirige ses pas vers lui ; mais, ne pouvant soutenir l’éclat qui l’environne, il s’arrête, et le contemple de loin. Voilé d’un manteau de pourpre, Phébus était assis sur un trône étincelant du feu des émeraudes. Il était entouré des jours, des mois, des années, des siècles, et des heures séparées par des intervalles égaux. On voyait, debout à ses côtés, le jeune printemps, couronné de fleurs nouvelles, l’été nu, tenant des gerbes dans sa main, l’automne, encore tout souillé des raisins qu’il a foulés, et le glacial hiver, aux cheveux blanchis et hérissés. Assis au milieu de cette cour, le Soleil, de cet œil qui voit tout dans le monde, a vu Phaéton immobile d’étonnement et de crainte à l’aspect de tant de merveilles.

« Quel motif t’amène en ces lieux, dit-il, et qu’y viens-tu chercher, ô  mon sang ! ô Phaéton, toi que je ne saurais renier pour mon fils ? » Il répond : « Ô flambeau qui dispense la lumière à l’immense univers, ô Phébus, ô mon père, si vous me permettez l’usage de ce nom, si Clymène ne couvre pas sa faute d’un voile mensonger, vous, l’auteur de mes jours, donnez-moi quelque gage éclatant qui me déclare votre fils, et délivrez mon esprit du doute qui l’agite ». Il dit : et le Soleil, détachant les rayons éblouissants qui couronnent sa tête, commanda à Phaéton de s’approcher, et, le serrant dans ses bras : « Non, tu ne dois pas être désavoué par moi, s’écrie-t-il ; Clymène a dit vrai en te révélant ta naissance, et, pour lever tous tes doutes, demande à ton gré un gage de ma tendresse ; tu le recevras aussitôt. Qu’il soit témoin de ma promesse, ce fleuve par lequel les dieux ont coutume de jurer, et que mes yeux n’ont jamais vu ». À peine il achevait ces mots, que Phaéton demande le char de son père et le droit de guider, un seul jour, les rênes de ses chevaux ailés. Le soleil regretta son serment, et secouant trois fois sa tête radieuse : « Ton vœu, dit-il, a rendu mon serment téméraire ; Ah ! puissé-je ne pas l’accomplir ! Ce refus, je l’avoue, est le seul que je voudrais te faire, ô mon fils ! mais les conseils me sont encore permis : Tes désirs ne sont pas sans danger. Elle est grande, ô Phaéton, la tache où tu aspires ; elle ne sied ni à tes forces, ni à ta jeunesse. Tes destinées sont d’un mortel et tes vœux sont d’un dieu. Que dis-je ? les dieux mêmes n’oseraient porter si haut leur ambition ; tu l’ignores, toi qui ne crains pas d’y prétendre ! Aucun d’eux, quelque confiance qu’il ait en lui-même, ne peut, excepté moi, s’asseoir sur le char qui répand la flamme. Le maître de l’Olympe lui-même, Jupiter, dont la main terrible lance les foudres dévorantes, ne saurait le conduire ; et qui avons-nous de plus grand que Jupiter ? À l’entrée de la carrière, la route est escarpée ; à peine, le matin, mes coursiers, rafraîchis par le repos, peuvent-ils la gravir ; au milieu du ciel, sa hauteur est immense ; vues de ce point, la mer et la terre me font souvent trembler moi-même ; l’effroi fait palpiter mon cœur et glace mon courage. À son déclin, c’est une pente rapide ; elle demande un guide expérimenté. En ce moment, Thétis elle-même, qui m’offre un asile dans ses ondes, craint toujours que je n’y sois précipité. Ce n’est pas tout : une éternelle révolution agite le ciel ; elle entraîne les astres et les fait tourner avec une extrême vitesse. Je gravis en sens contraire, et résistant à la force qui dompte l’univers, je surmonte dans ma course le mouvement rapide qui l’emporte. Suppose que mon char t’est confié, que faire alors ? Pourras-tu lutter contre le tourbillon des pôles et vaincre la vitesse de l’axe des cieux ? Tu te flattes peut-être de rencontrer en ton chemin des bois sacrés, des villes célestes, des temples enrichis d’offrandes ; la route est semée d’embûches et remplie de monstres effrayants. Je  veux que tu suives sans t’égarer la véritable voie ; il te faudra passer entre les cornes du Taureau qui regarde à l’orient, l’arc du Centaure d’Hémonie, la gueule menaçante du Lion, les bras terribles du Scorpion, recourbés autour d’un long espace, et ceux du Cancer, qui s’ouvrent en sens opposé. Mes coursiers, bouillant du feu qui brûle dans leurs flancs, et qu’ils exhalent de leur bouche et de leur naseaux, ne seront pas dociles à ta main : à peine souffrent-ils la mienne ; quand leur ardeur s’échauffe et s’allume, leur bouche alors repousse les rênes. O mon fils, crains d’obtenir de ton père un funeste présent, et puisqu’il en est temps encore, rétracte des vœux imprudents. Pour te croire issu de mon sang, tu demandes un témoignage certain ; en est-il un plus certain que le trouble où je suis ? Mon effroi paternel atteste que tu es mon fils. Tiens, contemple mon visage ! Plût au ciel que tes yeux, pénétrant au fond de mon âme, pussent y surprendre les angoisses qui la déchirent. Que te dirai-je enfin ? Promène tes regards sur les richesses que renferme le monde ; parmi tous les trésors du ciel, de la terre et de la mer, choisis et demande, tu n’essuieras point de refus. Si je te refuse une seule grâce, c’est qu’à vrai dire elle est moins un honneur qu’un châtiment : oui, c’est un châtiment, Phaéton, et non un bienfait que tu me demandes. Insensé, pourquoi me presser dans tes bras caressants ? N’en doute pas, je l’ai juré par les ondes du Styx, tes vœux, quels qu’ils soient, seront satisfaits : puissent-ils être plus sages ! »

Tels furent ses derniers avis : mais, rebelle à sa voix, Phaéton persiste dans sa résolution, et brûle du désir de monter sur le char de son père ; autant qu’il peut, du moins, Apollon résiste et diffère ; mais il fallut enfin le conduire jusqu’au char immortel, présent de Vulcain. L’essieu et le timon étaient d’or ; un cercle d’or formait la courbe des roues, sillonnées, d’espace en espace, par des rayons d’argent semés sur le timon ; des chrysolithes et des pierreries, disposées avec art, réfléchissaient l’éclatante lumière du soleil. Tandis que l’audacieux Phaéton admire dans tous ses détails ce merveilleux ouvrage, la vigilante aurore ouvre les portes resplendissantes du radieux Orient ; elle sort de son palais de roses, les étoiles fuient, et se rassemblent en foule autour de Lucifer, qui se retire le dernier du céleste séjour. Dès que le soleil voit l’univers rougir aux feux naissants de l’aurore, et la lune s’éclipser jusqu’aux extrémités de son disque, il commande aux heures rapides d’atteler ses coursiers. Les déesses se hâtent d’exécuter ses ordres ; détachés, par leurs mains, de leur crèche céleste, les coursiers arrivent vomissant la flamme et saturés des sucs de l’ambroisie, et ils reçoivent le frein retentissant. Apollon répand sur le front de son fils quelques gouttes d’une essence divine, le rend impénétrable aux traits rapides de  la flamme, et couronne sa tête de rayons ; présage de son deuil, des soupirs redoublés s’échappent de son âme inquiète ; il s’écrie : « Si du moins tu daignes obéir aux derniers conseils de ton père, ô mon fils, fais plus souvent usage des rênes que de l’aiguillon. D’eux-mêmes, mes coursiers précipitent leur course ; la difficulté est de modérer leurs efforts. Garde-toi de suivre la ligne droite qui coupe les cinq zones : un autre sentier trace une courbe longue et oblique à travers les trois zones du milieu qui lui servent de limites : fuis le pôle austral ainsi que l’ourse unie aux aquilons, et marche dans ce sentier : tu y trouveras encore l’empreinte visible de mes roues. Mais afin de dispenser au ciel et à la terre une égale chaleur, garde-toi de trop abaisser ou de trop élever ton char dans les plaines de l’éther : trop haut, tu embraserais les célestes demeures ; trop bas, tu embraserais la terre : le milieu est le chemin le plus sûr. Crains encore que ton char ne t’entraîne trop à droite dans les nœuds du serpent, ou trop à gauche vers la région inclinée de l’autel ; marche à une égale distance de ces deux astres : j’abandonne le reste à la fortune ; puisse-t-elle se montrer propice et veiller mieux que toi au salut de tes jours ! Mais tandis que je parle, la nuit humide, aux bornes de sa course, a touché les bords de l’Hespérie : je ne puis tarder plus longtemps : l’univers attend ma présence : le flambeau de l’aurore a dissipé les ténèbres. Prends les rênes en main, ou plutôt, si ton cœur sait changer, use de mes conseils plutôt que de mon char. Tu le peux ; tu n’as point encore quitté l’asile assuré que t’offre ce palais ; ta main téméraire ne guide pas encore ce char, objet de tes désirs insensés ; à l’abri du péril, laisse-moi dispenser la lumière au monde, et contente-toi d’en jouir ».

Mais le fougueux jeune homme s’élance sur le char rapide ; il s’y place, et, joyeux de toucher les rênes confiées à ses mains, il rend grâce à son père, qui lui cède à regret. Cependant les agiles coursiers du Soleil, Pyroëis, Eoüs, Æthon et Phlégon, remplissent l’air du bruit de leurs hennissements et du feu de leur haleine, et frappent du pied les barrières. À peine Téthys, ignorant la destinée de son petit-fils, a-t-elle, en les levant, ouvert à leur ardeur l’immense carrière du monde, qu’ils prennent leur essor ; agités dans les airs, leurs pieds fendent les nuages qui s’opposent à leur passage, et, secondés par leurs ailes, ils devancent les vents partis des mêmes lieux. Mais le char était léger, les coursiers ne pouvaient le reconnaître ; le joug n’avait plus son poids ordinaire. Tel qu’un vaisseau, dont le lest est trop faible, vacille et devient, à cause de sa trop grande légèreté, le jouet mobile des flots, tel, privé de son poids accoutumé, le char bondit au haut des airs ; à ses profondes secousses on eût dit un char vide. Les coursiers l’ont à peine senti que, précipitant leur course, ils abandonnent la  route tracée, et ne courent plus dans le même ordre qu’auparavant. Phaéton s’épouvante : de quel côté tourner les rênes confiées à ses mains ? quel chemin suivre ? il ne sait ; et quand il le saurait, pourrait-il commander aux coursiers ? Alors, pour la première fois, les étoiles glacées des Trions s’échauffèrent aux rayons du soleil, et vainement elles cherchèrent à se plonger dans l’Océan, qui leur était fermé. Voisin du pôle glacial, le serpent, jusqu’alors engourdi par le froid et jamais redoutable, s’échauffe et puise dans la chaleur une rage nouvelle. Et toi aussi, dans le trouble qui t’agitait, tu pris, dit-on, la fuite, ô Bouvier, malgré ta lenteur ordinaire et le soin de ton chariot. Du haut des airs, l’infortuné Phaéton a vu la terre disparaître dans un profond éloignement ; il pâlit, ses genoux tremblent d’une terreur nouvelle, et ses yeux, au sein même de tant de clartés, se couvrent de ténèbres. Oh ! qu’il voudrait n’avoir jamais touché les guides du char de son père ! Qu’il regrette de connaître son origine et d’avoir triomphé par ses prières ! Il aimerait bien mieux être appelé fils de Mérops. Il est emporté comme un vaisseau battu par le souffle furieux de Borée, et dont le pilote, vaincu par la tempête, abandonne le gouvernail aux dieux et le salut aux prières. Que fera-t-il ? Derrière lui, un grand espace des cieux déjà franchi ; devant lui, un espace plus grand encore. Sa pensée les mesure l’un et l’autre : tantôt il porte ses regards vers ce couchant que le destin ne lui permet pas d’atteindre ; tantôt il les reporte vers l’Orient. Quel parti prendre ? il l’ignore, et reste immobile d’effroi ; il n’abandonne pas les rênes, et sa main ne peut les retenir ; il ne sait plus les noms des coursiers. Répandus çà et là dans les diverses régions du ciel, mille prodiges, mille monstres affreux frappent sa vue épouvantée.

Il est un lieu où le scorpion replie ses bras en deux arcs, et, développant la courbure de ses pieds et de sa queue, en couvre l’espace de deux signes. Phaéton voit le monstre, suant un noir venin, le menacer du dard recourbé dont sa queue est armée. À cet aspect, son âme se trouble, et sa main, glacée par l’effroi, laisse échapper les rênes ; sitôt que les coursiers les ont senties flotter sur leurs flancs, ils se donnent carrière. Libres du frein, ils s’élancent, à travers les airs, dans des régions inconnues, et volent où les emporte leur fougue désordonnée ; ils bondissent jusqu’aux astres suspendus à la céleste voûte, et entraînent le char à travers les abîmes. Tantôt ils montent au plus haut des cieux, tantôt, roulant de précipice en précipice, ils tombent dans les régions plus voisines de la terre. La Lune s’étonne de voir les chevaux de son frère descendre, dans leur course, au-dessous des siens. Les nuages embrasés s’exhalent en fumée ; le feu dévore les points les plus élevés de la terre ; elle se fend,  s’entr’ouvre et se dessèche en perdant les sucs qui la nourrissent. On voit jaunir les pâturages, les arbres brûlent avec leur feuillage, et les moissons arides fournissent l’aliment de leur ruine à la flamme qui les détruit. Mais ce sont là les moins horribles maux. De grandes villes s’écroulent avec leurs murailles ; des peuples et des pays entiers sont changés par l’incendie en un monceau de cendres ; les forêts se consument avec les montagnes qu’elles couvrent. Tout brûle, et l’Athos et le Taurus qui coupe la Cilicie, et le Tmolus, et l’Œta, et l’Ida, célèbre jusqu’alors par ses fontaines, dont la source est maintenant tarie ; et l’Hélicon, séjour des Muses, et l’Hémus, auquel Œagre n’a point encore donné son nom. L’Etna voit grandir sans mesure l’incendie qui dévore ses flancs ; avec lui s’enflamment la double cime du Parnasse, et l’Éryx, et le Cynthe, et l’Othryx, et le Rhodope, qui voit fondre enfin ses neiges éternelles ; et le Mimas, et le Dindyme, et le Mycale, et le Cithéron, destiné aux mystères de Bacchus. Les glaces de la Scythie la protègent en vain ; le Caucase est en feu, les flammes envahissent l’Ossa, le Pinde et l’Olympe, qui dépasse leurs deux sommets, et les Alpes qui s’élèvent jusqu’aux cieux, et l’Apennin qui supporte les nues.

Phaéton voit l’univers entier en proie à l’incendie ; il n’en peut plus longtemps soutenir la violence. Il ne respire plus qu’une vapeur brûlante semblable à l’air qui sort d’une fournaise profonde ; il sent déjà son char s’échauffer et blanchir au contact de la flamme. Déjà les cendres et les étincelles qui volent jusqu’à lui le suffoquent et l’oppressent ; une fumée ardente l’enveloppe de toutes parts. Où va-t-il ? où est-il ? Au milieu de l’épais brouillard qui l’entoure, il ne peut le découvrir, et se laisse emporter au gré de ses fougueux coursiers. Ce fut alors, dit-on, que le sang des Éthiopiens, attiré à la surface du corps, leur donna cette couleur d’ébène qu’ils ont conservée. Alors la Lybie, desséchée par cet embrasement, devint un aride désert ; alors les Nymphes, les cheveux épars, pleurèrent leurs lacs et leurs fontaines taries. La Béotie chercha vainement la source de Dircé, Argos celle d’Amymone, Éphyre celle de Pirène. Les fleuves, dont la nature a séparé les rives par un large lit, ne sont pas à l’abri de la flamme ; on voit fumer au sein de leurs ondes le Tanaïs, et le vieux Pénée, et le Caïque, voisin du mont Teuthrante, et l’impétueux Ismène, et Érymanthe, qui baigne Phocis, et le Xanthe, destiné à un nouvel embrasement, et le blond Lycormas, et le Méandre qui se joue entre ses bords sinueux, et le Mélas qui arrose la Mygdonie, et l’Eurotas, si voisin du Ténare. On voit brûler aussi l’Euphrate, qui baigne les murs de Babylone, et l’Oronte, et le rapide Thermodon, et le Gange, et le Phase, et l’Ister. L’Alphée bouillonne, et les rives du Sperchius sont en feu ; l’or que le Tage roule dans ses eaux coule, fondu par la  flamme ; et les oiseaux qui faisaient retentir la Lybie de leurs chants mélodieux, périssent dans les eaux brûlantes du Caystre ; le Nil épouvanté s’enfuit aux confins du monde, où il cache sa tête, qu’il dérobe encore à nos yeux ; les sept bouches de ce fleuve, desséchées jusqu’aux sables, ne sont plus que sept arides vallées. Le même incendie met à sec, autour de l’Ismarus, l’Hèbre et le Strymon, et, dans l’Hespérie, le Rhin, le Rhône, l’Éridan, et le fleuve auquel les dieux ont promis l’empire du monde, le Tibre lui-même. Partout la terre est sillonnée de mille fentes, au travers desquelles la lumière, pénétrant jusqu’au Tartare, épouvante le roi des enfers et sa compagne. L’Océan se resserre, on voit s’étendre une plaine de sables arides là où naguère était son lit ; jusqu’alors ensevelies sous les eaux, des montagnes surgissent et augmentent le nombre des Cyclades disséminées au sein des mers. Les poissons se réfugient au fond des abîmes ; les dauphins, à la croupe recourbée, n’osent plus, suivant leur coutume, s’élever au-dessus des eaux ni bondir dans les airs ; les phoques, couchés sur le dos, flottent sans vie à la surface de la mer. Nérée lui-même, dit-on, et Doris et ses filles se cachèrent dans leurs antres brûlants. Trois fois Neptune, le front menaçant, voulut élever ses bras au-dessus des flots, trois fois il fut forcé de céder à la violence des feux de l’air.

Cependant la terre, au milieu de la mer qui l’environne, et des fontaines dont les eaux, partout décroissantes, s’étaient cachées dans ses entrailles impénétrables, comme dans le sein d’une mère, soulève jusqu’au cou sa tête autrefois si féconde, et maintenant aride ; elle couvre son front de sa main, elle ébranle le monde d’une vaste secousse, et, s’affaissant elle-même d’un degré au-dessous de sa place ordinaire, elle exhale ces plaintes d’une voix altérée : « Si telle est ta volonté, si j’ai mérité mon malheur, pourquoi ta foudre dort-elle, souverain maître des dieux ? Si je dois périr par les feux, que ce soit du moins par les tiens ; je me consolerai de ma ruine, si tu en es l’auteur. À peine ma bouche peut-elle proférer ces paroles (une vapeur brûlante étouffait sa voix) ; regarde mes cheveux consumés par la flamme, regarde ces étincelles qui couvrent et mes yeux et ma bouche ! Est-ce donc là le prix de ma fertilité, l’honneur que tu me réservais pour mes bienfaits, à moi qui endure les blessures du soc et du râteau, et qui souffre mille travaux durant toute l’année ; à moi qui dispense le feuillage aux troupeaux, aux mortels la douce nourriture de mes fruits, à vos autels l’encens ? Mais quand j’aurais mérité de périr, quel est le crime de la mer, quel est le crime de ton frère ? D’où vient que l’Océan, dont l’empire lui fut confié par le destin, voit ses ondes décroître et s’éloigner des cieux ? Si l’infortune de ton frère et la mienne ne peuvent te toucher, sois du moins sensible au danger des cieux où tu règnes. Promène tes regards de l’un à  l’autre pôle, vois-les fumer tous les deux ; si le feu les atteint, ton palais croule ; vois Atlas, haletant, soutenir avec peine, sur ses épaules, l’axe du monde blanchi par la flamme. Et si la mer, si la terre, si le palais des cieux vient à périr, nous retombons dans la confusion de l’antique chaos. Dérobe à l’incendie ce qu’il a épargné, et veille au salut de l’univers ». Elle dit, et ne pouvant supporter plus longtemps la chaleur, ni poursuivre sa plainte, elle retire sa tête dans son sein, et la cache au fond des antres les plus voisins de l’empire des mânes.

Cependant l’arbitre suprême prend à témoin les dieux et le maître du char lui-même, que, s’il ne prévient ce désastre, tout va succomber au plus cruel destin. Il monte au faite des célestes demeures : c’est de là qu’il se plaît à répandre au loin les nuages sur la terre ; c’est de là qu’il fait gronder le tonnerre, que sa main même brandit et lance ses foudres ; mais alors plus de nuages dont il puisse envelopper la terre, plus de torrents à répandre du haut des cieux. Il tonne, et balançant son tonnerre à la hauteur de son front, il foudroie l’imprudent Phaéton, lui ravit du même coup et le souffle et le char, et dans ses feux vengeurs il éteint ceux qui décorent l’univers. Les coursiers s’épouvantent, ils bondissent en sens contraire, dérobent leur tête au joug, et laissent à l’abandon les rênes brisées. Là tombe le frein ; là, l’essieu arraché du timon ; ici, les rayons des roues fracassées ; plus loin les débris épars du char qui vole en éclats. Phaéton, dont le feu dévore la blonde chevelure, roule en se précipitant, et laisse dans les airs un long sillon de lumière, semblable à une étoile qui, dans un temps serein, tombe, ou du moins paraît tomber du haut des cieux. Loin de sa patrie, dans l’hémisphère opposé, le vaste Éridan le reçoit dans ses ondes et lave son visage fumant.

Les naïades de l’Hespérie recueillent dans un tombeau son corps où fume encore la triple foudre qui l’a frappé, et gravent ces vers sur la pierre : « Ici gît Phaéton, conducteur du char de son père ; s’il ne put le gouverner, il tomba du moins victime d’une noble audace ». Son père, plongé dans la douleur, couvrit son front d’un voile de deuil ; s’il faut en croire la renommée, un jour s’écoula sans soleil et sans autre clarté que les lueurs de l’incendie ; et ce désastre eut alors son utilité. Clymène exhale d’abord toutes les plaintes qu’un si grand malheur peut inspirer ; puis, en habits de deuil, éperdue et se meurtrissant le sein, elle parcourt le monde entier ; elle cherche les restes inanimés, ou du moins les os de son fils : elle ne trouve que ses os ensevelis sur une rive étrangère. Là, prosternée, à peine a-t-elle lu son nom gravé sur le marbre, qu’elle arrose le marbre de ses larmes, et le presse sur son sein nu, comme pour réchauffer les cendres qu’il renferme. Pénétrées d’une aussi vive douleur, les sœurs de Phaéton offrent à sa mort le vain tribut de leurs sanglots et de leurs larmes : elles se   frappent la poitrine, et bien que Phaéton ne puisse entendre leurs plaintes lamentables, elles l’appellent nuit et jour, et restent prosternées sur son tombeau. Déjà Phébé avait quatre fois renouvelé son croissant, les filles du Soleil suivant leur coutume (car leur douleur était devenue une longue habitude) faisaient entendre des gémissements, lorsque Phaétuse, la plus âgée des Héliades, voulant se jeter sur le marbre, se plaignit de l’engourdissement de ses pieds. Empressée d’accourir auprès d’elle, la belle Lampétie se sent tout à coup enchaînée à la terre par des racines naissantes. Une troisième, au moment où sa main veut arracher ses cheveux, ne détache plus de sa tête que des feuilles : l’une se plaint de ses jambes changées en un tronc immobile, l’autre de ses bras allongés en rameaux. Tandis qu’elles s’étonnent de ce prodige, l’écorce enveloppe leurs flancs, et par degrés emprisonne leur sein, leurs épaules, leurs bras ; leur bouche seule restait encore libre et appelait leur mère. Leur mère ! que peut-elle, hélas ! si ce n’est de courir çà et là, où son trouble l’emporte, et pendant qu’il en est temps encore, d’unir ses baisers à ceux de ses filles ? C’est trop peu : elle essaie de les arracher au tronc qui les enchaîne, et de briser avec ses mains leurs rameaux naissants ; mais il en tombe des gouttes de sang comme d’une blessure. « Arrête ! je t’en conjure, ô ma mère ! s’écrie chacune d’elles, en se sentant blessée ; arrête ! je t’en conjure ; en déchirant cet arbre, c’est notre corps que tu déchires : adieu. » L’écorce s’élève sur ces dernières paroles. De cette écorce leurs larmes coulent encore ; elles distillent en perles d’ambre de leurs jeunes rameaux et se durcissent au soleil. L’Éridan les recueille dans ses eaux limpides, et les porte aux dames du Latium qui en font leur parure