Ovide, Les fastes

 

Lucrèce (721-852)

 

Cependant les bataillons romains environnent Ardée; on se résigne de part et d'autre aux longueurs d'un siège. Pendant cette sorte de trêve, comme les ennemis évitent d'en venir aux mains, le soldat, inoccupé, se livre, dans le camp, à des jeux militaires. [2, 725] Un jour, que Sextus avait invité ses amis à boire avec lui et à faire bonne chère, nommé par eux roi du festin, il leur parle ainsi: "Tandis que nous nous consumons devant cette ville imprenable, qui nous empêche de revenir suspendre nos armes devant les dieux de nos foyers? Savons-nous ce qui se passe au lit nuptial? Savons-nous [2, 730] si nos femmes s'ennuient comme nous de l'absence?" Chacun de louer la sienne à l'envi; les répliques échauffent le débat, et le vin, qu'on ne ménage pas, ne laisse refroidir ni les éloges ni la passion. Celui dont le nom rappelle la glorieuse conquête de Collatia se lève soudain. "Que prouvent tous nos discours? dit-il; jugez-en par vos yeux. [2; 735] La nuit n'est pas près de finir; montons à cheval; allons à Rome."

On accepte; les chevaux sont bridés; les princes sont à Rome; ils vont droit au palais. Point de gardes aux portes: ils entrent. La belle-fille du roi, entourée de coupes de vin, et le sein paré de guirlandes, [2, 740] prolongeait un festin nocturne. Sans perdre de temps, on court chez Lucrèce; elle filait; ses laines, ses corbeilles étaient çà et là autour de son lit; sous ses yeux, à la faible lueur d'une lampe, ses femmes travaillaient aussi. [2, 745] "Hâtez-vous, mes filles, leur disait-elle d'une voix douce; il faudra envoyer ce vêtement de guerre à votre maître, dès que nous l'aurons achevé. Mais que dit-on? car c'est à vous qu'il faut demander les nouvelles. Combien pense-t-on que le siège doive encore durer? Tu succomberas à la fin, Ardée: tu résistes à plus fort que toi, [2, 750] ville maudite, qui nous prives si longtemps de nos époux! Puissent les dieux au moins nous les ramener! Mais le mien est si téméraire! il se précipite partout où il voit briller des épées. Toutes les fois que je me le figure au milieu des combats, je me sens chanceler et mourir; un froid soudain me prend au coeur." [2, 755] Ses larmes coulent à ces mots; le fil s'échappe de ses mains, et sa tête s'incline sur sa poitrine. Sa douleur lui donne une nouvelle grâce; sa pudeur brille d'un nouvel éclat dans ses larmes, et la beauté de son visage égale et révèle en ce moment la beauté de son âme. "Rassure-toi, me voici," s'écrie Collatin, et Lucrèce, rappelée à la vie, [2, 760] a déjà suspendu à son cou le doux fardeau d'une épouse bien-aimée.

Cependant les furies allument un feu dévorant dans le coeur du jeune Sextus; il est en proie à toutes les ardeurs d'une aveugle passion; il aime tout dans Lucrèce, et son air, et la blancheur de son teint, et l'or de sa chevelure, et ces grâces qui ne doivent rien à l'art, [2, 765] et ses paroles, et le son de sa voix, et la sainteté même de sa pudeur, obstacle désespérant qui ne fait qu'irriter ses désirs. L'oiseau qui annonce le jour avait déjà chanté, quand les jeunes princes rentraient au camp. Sextus ne vit plus: l'image de Lucrèce absente obsède sa raison éperdue; [2, 770] mille souvenirs réveillent et redoublent sa passion. "Telle était son attitude, se dit-il, telle était sa parure; c'est ainsi qu'elle tournait le fuseau, c'est ainsi que ses cheveux retombaient négligemment sur ses épaules." Il se rappelle et ses traits et ses moindres paroles, et son teint, et l'expression de son visage, et les grâces de son maintien. [2, 775] Comme on voit les flots, après une violente tempête, s'apaiser et toutefois laisser voir encore qu'ils viennent d'être soulevés par les vents; ainsi, quoique l'objet adoré ne soit plus devant les yeux de Sextus, l'amour, né une fois, reste en lui; il brûle; la passion l'agite sans relâche; enfin, hors de lui, il jure d'assouvir son amour adultère, [2, 780] et d'entrer, par la violence et la terreur, dans le lit nuptial. "J'oserai tout, s'écrie-t-il, dussé-je oser en vain; on verra s'il est un dieu, s'il est une destinée qui donne le succès à l'audace. N'est-ce pas à force d'audace que Gabies est tombée entre nos mains?"

Il dit, prend son épée, presse les flancs de son cheval, et, au moment où le soleil allait disparaître, [2, 785] Collatia lui ouvre sa porte revêtue d'airain. Il entre dans la maison de Lucrèce; il y entre comme un hôte, et c'est un ennemi armé! À cause des liens de famille, il est le bienvenu. L'infortunée, cruellement trompée, et bien éloignée de soupçonner l'avenir, [2, 790] reçoit à sa table celui qui l'a choisie pour victime. Après le repas, l'heure du sommeil arrive; il est nuit; toutes les lumières sont éteintes dans le palais; il se lève et tire du fourreau son épée enrichie d'or; il pénètre, ô chaste épouse, jusque dans le sanctuaire conjugal, [2, 795] et, pressant déjà le lit: "Lucrèce, dit-il, j'ai le fer à la main; c'est le fils du roi, c'est Tarquin qui te parle." Lucrèce ne répond rien; elle n'a plus de voix, elle n'a plus de force, elle est anéantie; elle tremble comme la brebis [2, 800] renversée sous la griffe du loup qui l'a surprise dans la bergerie abandonnée. Que faire? résister? femme, elle succombera dans la lutte; crier? mais le fer est là, prêt à lui donner la mort; fuir? mais elle sent peser sur son sein une main étrangère, une main qui la profane pour la première fois. [2, 805] L'amant farouche emploie tour à tour, pour fléchir Lucrèce, les prières et les menaces; il offre de l'or: les prières, les menaces et l'or la trouvent également inflexible. "Tu t'abuses, lui dit-il enfin; si je ne puis te forcer au crime, je pourrai te tuer du moins; et puis, celui qui aura vainement tenté l'adultère t'accusera lui-même d'adultère. J'égorgerai un esclave, et je dirai que je t'avais surprise avec lui." [2, 810] La crainte d'être déshonorée à jamais l'emporte: la jeune épouse ne résiste plus.

Mais ne te réjouis pas, ô Sextus, de ton odieuse victoire; c'est cette victoire même qui te perdra: cette seule nuit coûtera cher à la royauté des Tarquins. Le jour vient; Lucrèce est assise, les cheveux épars comme une mère qui va se rendre aux funérailles de son fils. [2, 815] Elle fait venir du camp son vieux père, son époux fidèle; ils arrivent aussitôt. À l'aspect de son trouble, ils lui demandent quelle est la cause d'une si grande douleur, à qui elle va rendre les derniers devoirs, et quel coup du sort l'a frappée?... Longtemps elle garde le silence, voilant son visage pour cacher sa rougeur; [2, 820] des pleurs coulent de ses yeux comme d'une source intarissable; son père, son époux les essuient à l'envi, la consolent, la supplient de parler; et, saisis d'une vague terreur, ils pleurent avec elle. Trois fois elle veut commencer, trois fois elle s'arrête; enfin, abaissant ses regards vers la terre, elle fait un nouvel effort. [2, 825] "Il faut donc, dit-elle, que je révèle moi-même ma honte! c'est un dernier outrage de Tarquin." Elle commence alors; mais, arrivée à l'instant fatal, elle ne peut continuer le récit, et ses larmes l'achèvent, les larmes et la confusion de la pudeur outragée. "Tu n'as point failli! s'écrient le père et l'époux; tu as cédé à la violence." - [2, 830] "Vous me pardonnez, dit-elle; et moi, je ne me pardonne pas!" et aussitôt elle se plonge dans le coeur un fer qu'elle tenait caché; elle tombe à leurs pieds, sanglante! Au moment où elle meurt, elle prend garde encore de tomber avec décence, et ce soin se trahit dans sa chute même.

[2, 835] Son père, son époux se précipitent sur ce corps inanimé; oubliant leur dignité, ils, s'abandonnent au même désespoir. Brutus arrive, et il montre enfin par son courage qu'il mérite un autre nom que celui de Brutus. Il arrache de ce cadavre qui palpite encore le fer tout baigné d'un sang généreux, et, l'agitant d'un air terrible, [2, 840] il prononce ces énergiques paroles: "Je te le jure par ce sang chaste et magnanime, par tes mânes, que j'atteste comme une divinité, Tarquin et toute sa race, proscrite à jamais, me paieront ta mort! C'est assez longtemps cacher qui je suis." [2, 845] À ces mots, Lucrèce a entrouvert ses yeux éteints; sa tête semble avoir fait un léger signe pour applaudir à ce serment de Brutus. On porte au bûcher cette femme à l'âme vraiment virile, et, à ce spectacle, la haine, en même temps que la pitié, s'éveille dans tous les coeurs; tous les yeux sondent cette blessure. Brutus, de sa voix puissante, [2, 850] appelle les Romains à la vengeance, et leur dévoile tout l'attentat de Sextus. Tarquin fuit avec les siens. L'autorité passe aux mains d'un consul annuel; ce jour est le dernier de la royauté.