E Morin sur Sartre

 

C'est plus tard que se situe mon « incident Sartre » à Rome. Adolescent, j'avais aimé La Nausée, Le Mur, notamment « l'enfance d'un chef». J'avais intégré dans l'élaboration de mon livre Le Cinéma ou l'homme imaginaire bien des éléments de son essai intitulé L'Imaginaire. J'avais applaudi sous l'Occupation à sa pièce Les Mouches, que je considérais d'esprit résistant (bien que Sartre et Beauvoir n'aient nullement participé à la Résistance, à la différence de Camus) et j'avais écrit un article que je destinais aux Lettres françaises clandestines, opposant !'Antigone d'Anouilh, d'esprit collaborationniste, aux Mouches de Sartre (l'article n'arriva pas à destination). Après la Libération, je lisais avec intérêt Les Temps modernes et j'y fis même, en 1952, un article sur la mythologie du Festival de Cannes, ce fut ma seule collaboration avec la revue sartrienne. Auparavant, les opposants culturels du Parti, dont Dionys et moi étions à la pointe, défendirent Sartre contre les accusations les plus ignoblement grotesques, faisant croire que cette « hyène dactylographique », selon l'expression de Fadeev, touchait chaque mois son « salaire d'anticommuniste à l'ambassade américaine », entre autres inepties.

En 1952, bien que et parce que exclu du Parti, je pris l'initiative de demander à Gilles Martinet de réunir un certain nombre d'intellectuels, dont Sartre, pour protester contre l'arrestation de Jacques Duclos. Je raconte l'histoire de cette pétition qui avait été mon initiative et dont mon nom fut écarté sur exigence communiste (voir p. 201).

En fait, Sartre et moi cheminions en sens inverse, et bientôt adverse. Il partait du très subjectif existentialisme pour aller vers le marxisme et d'un vague sentiment de gauche pour se tourner vers le soutien à l'URSS. En fait, nous nous croisâmes en 1952, puis, progressivement, nous éloignâmes. Il devint « compagnon de route » du Parti, écrivit que tout anticommuniste était un chien, jeta dans l'infamie tant d'esprits lucides qui, ayant fait l'expérience communiste, de Souvarine à Trotski, de Sperber à Koestler, en dénonçaient le mensonge, la bêtise et la cruauté. Il fut très malheureux du rapport Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline et déplora sa publication qui allait « désespérer Billancourt ». Il ne cessa de vivre dans l'illusion politique la plus totale jusqu'à ce que, bien qu'ayant perdu la vue, son ex-jeune mentor maoïste, Pierre Victor, redevenu Benny Lévy, le désaveuglât politiquement peu avant sa mort, en 1980. Je passe sur mon opposition aux sartriens, notamment pendant la guerre d' Algérie, que je traite dans mon chapitre consacré à ce conflit, et j'en reviens à Rome.

Il fait très beau, pas trop chaud, c'est le printemps ou l'automne ; un journaliste romain m'a invité à déjeuner dans un agréable restaurant en plein air et nous devisons à bâtons rompus. Ce n'est pas une interview. A' un moment, il me demande : « Que pensez-vous de Sartre ? », et je réponds immédiatement : « Grand écrivain, philosophe moyen, politique nul. » Le lendemain, cette phrase paraît en manchette de son journal. Sartre est à Rome ; interviewé par le même journaliste, il se répand en insultes et calomnies imbéciles à mon égard, car il est toujours très méchant dans la polémique. Je suis ennuyé, non que je regrette mon propos, mais qu'il ait été rendu public. J'ai voulu qu'il sache que c'était un propos privé, et je demande à sa corn- , pagne d'alors, l'actrice Evelyne Rey, d'avoir une explication avec lui, il refuse.

Je repris par la suite ma formule sur l' écrivain, le philosophe, le politique chaque fois qu'on me demanda mon opinion sur Sartre. J'ajoute qu'il est consternant qu'il soit souvent cité comme un exemple intellectuel de lucidité politique. C'est une preuve que la nullité politique dépasse largement sa personne.