Edgar Morin : « Nous sommes entrés dans une période historiquement régressive » Le Monde Mai 2018

 

 

Observateur des mouvements de jeunesse des années 1960, le sociologue explique que Mai 68 était une révolte libertaire différente de celle qui se joue aujourd’hui, où les mouvements néoautoritaires tiennent le haut du pavé.

A Paris, le 6 mai 1968.A Paris, le 6 mai 1968. GUY KOPELOWICZ / AP

Né en 1921, le sociologue Edgar Morin se trouvait à l’université de Nanterre au début des événements de Mai 68 et analysa pour Le Monde les ressorts de cette « commune étudiante » (17 mai 1968) et de cette « révolution sans visage » (5 juin 1968). Il revient sur l’inactualité de Mai 68 aujourd’hui.

Où étiez-vous en mars 1968, lorsque le mouvement a commencé ?

J’étais à Nanterre, car le sociologue Henri Lefebvre m’avait demandé de le remplacer pendant son voyage en Chine. Je me souviens des cars de police qui quittaient les lieux quand je suis arrivé. Je revois un petit rouquin sur le perron de l’université qui s’agitait et criait, c’était Daniel Cohn-Bendit. Je me rappelle aussi avoir croisé Alain Touraine, avant de rejoindre mon amphithéâtre sans fenêtre. Ce jour-là, il y avait un véritable tohu-bohu dans l’université.

Au moment de commencer mon cours, quelques voix se sont mises à scander le mot « grève ». Je leur ai répondu : « Vous n’avez qu’à voter, si vous voulez faire la grève. » L’écrasante majorité souhaitait le maintien du cours, mais trois étudiants, probablement des « situ » [jeunes se revendiquant de l’Internationale situationniste], ont éteint les lumières. Donc impossible de faire cours. Alors je me suis un peu baladé, j’ai parlé avec Paul Ricœur, et progressivement, je me suis rendu compte de ce qui se passait.

Quelques semaines auparavant, j’avais fait une conférence à Milan sur l’internationalité des révoltes étudiantes qui, à cette époque, déferlaient de la Californie à la Pologne. Je m’étais demandé comment expliquer cette simultanéité dans les révoltes étudiantes au sein de régimes politiques pourtant très différents. Le seul facteur commun, pour moi, c’était la révolte contre l’autorité, qu’elle soit universitaire, familiale ou politique. Alors, j’ai tout de suite dit autour de moi : « Il y a un bouillon de culture de rébellion étudiante à Nanterre. » J’ai suivi les événements dès le début, le passage de Nanterre à Jussieu, puis de Jussieu à la Sorbonne.

Vous avez écrit, à l’époque, une série d’articles pour « Le Monde » sur ces événements du mois de mars. Dans quelles circonstances ?

J’étais en contact avec mon jeune collaborateur Bernard Paillard, qui suivait le mouvement étudiant sur place, et c’est par lui que j’ai su qu’il y avait un mouvement à Jussieu. J’y suis allé : les salles de cours étaient occupées par des étudiants qui organisaient des débats sur la politique ou l’éducation. C’est à ce moment-là que j’ai prévenu Claude Lefort [philosophe français, 1924-2010] et Cornelius Castoriadis [philosophe grec, 1922-1997]. Ils étaient épatés.

Pendant que je suis allé déjeuner, la révolte est passée à la Sorbonne. Comme j’habitais rue Soufflot à l’époque, j’ai suivi les choses de près. La presse ignorait tout et n’avait aucune antenne dans ce milieu, j’étais donc le seul à pouvoir retracer les événements depuis leur préhistoire et proposer une analyse. Claude Lefort et Cornelius Castoriadis ont écrit des textes qu’ils ont ensuite intégrés à La Brèche[livre cosigné par Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, paru aux éditions Fayard en 1968].

Moi, j’ai proposé un papier au Monde. Jacques Fauvet [le directeur de la rédaction de l’époque, 1914-2002] était très intéressé par ce qui se passait, mais Hubert Beuve-Méry est rentré de Roumanie et a calmé son enthousiasme. Ma deuxième série de papiers, « Une révolution sans visage » est tout de même parue. En mai 1968, les philosophes, les écrivains, les intellectuels prenaient parti par le biais de tribunes publiées dans la presse. Certains militaient dans un comité étudiants-écrivains. J’ai préféré être un témoin compréhensif. Je n’ai pas pris part au comité auquel participaient mes amis.

Pourquoi avoir choisi ce statut d’observateur ?

Grâce à mes articles, j’étais un témoin positif de Mai 68, je révélais le visage du mouvement, sans adhérer aux illusions révolutionnaires de ceux qui faisaient partie des comités d’intellectuels. L’essentiel de mes papiers allait justement contre le mythe que propageaient les groupuscules trotskistes et maoïstes qui ont parasité le mouvement, lequel était en réalité profondément libertaire. C’était un mouvement explosif, qui n’avait pas d’objectif de prise de pouvoir mais voulait simplement aller aussi loin que possible.

Les trotskistes et les maoïstes sont arrivés en promettant de réaliser les aspirations de chacun grâce au socialisme marxiste-léniniste. Une partie de la jeunesse s’est laissée influencer par cette promesse. Or, croire en une révolution était une illusion. Moi, à ce moment-là, j’observais le mouvement et je me disais qu’il traduisait les aspirations profondes qu’exprime l’adolescence et qu’il révélait de véritables carences de notre société.

Vous liez le mouvement de Mai 68 à l’affirmation de l’adolescence comme nouvelle classe d’âge ?

Dans l’histoire européenne, l’adolescence n’était pas socialisée en tant que telle : on passait de l’enfance à la vie de travail dans les classes populaires ; les étudiants ont toujours été sociologiquement les seuls adolescents, puisqu’ils n’étaient pas encore intégrés dans l’économie du travail. Lentement, une zone protoplasmique s’est constituée entre le cocon de l’enfance et l’intégration de l’âge adulte. Et progressivement, à partir de 1960, une classe d’âge s’est formée avec sa musique, son langage, ses rites, sa culture (rock, yé-yé, jeans, langage, fêtes communes).

Elle a exprimé les aspirations fondamentales de l’être humain, celle qu’il oublie une fois adulte, une fois qu’il doit intégrer sa vie : épanouir sa propre personnalité au sein d’une communauté, lier l’affirmation du « je » à celle du « nous ». Les étudiants se sont faits les idéologues et les avant-gardistes politiques de cette classe d’âge, en formation depuis 1960.

Dans votre premier article vous parlez de ces jeunes qui ont « joué à la révolution »…

Bien sûr, ils ont joué à la révolution avec le plus grand sérieux. Ils adhéraient à leur révolte tout en mimant nos révolutions passées avec les barricades. Le ludisme existait dans les graffitis, dans la joie, dans l’exaltation…

En quoi le Mai 68 français a-t-il été différent des autres révoltes étudiantes ?

Toutes les révoltes étudiantes de l’époque sont restées confinées dans le monde étudiant, et certaines ont été écrasées dans le sang, comme au Mexique. Le caractère unique du Mai 68 français est d’avoir provoqué une explosion sociale généralisée. Dès le début, les lycéens ont créé des comités un peu partout en province, rapidement imités par le monde des artistes et des intellectuels. Ensuite, la classe ouvrière a enclenché un puissant mouvement de grèves. Je me rappelle très bien du grand défilé populaire. Mais la partie populaire, salariale, a été rapidement neutralisée par l’habileté de Georges Pompidou [alors premier ministre] qui a négocié avec les syndicats des accords avantageux pour les travailleurs.

En dépit de la violence verbale, des jets de pierres, des barricades, des attaques à la matraque des policiers, il n’y a pas eu de morts, sauf sur le tard, comme s’il y avait eu une sorte d’autorégulation interne au conflit. Il y a eu certes des brutalités policières, mais dans l’ensemble il fallait ménager les enfants des classes dirigeantes ; les étudiants n’ont fait d’excès qu’en paroles. En Italie et en Allemagne, l’espoir révolutionnaire conduit après 1968 à la formation de petits groupes terroristes. Cette tentation a été abandonnée en France. Les jeunes révolutionnaires français, avec le soutien d’intellectuels comme Jean-Paul Sartre, pensaient réveiller la vocation révolutionnaire de la classe ouvrière par une virulente action politique. Les Brigades rouges et la Fraction armée rouge ont cru la réveiller par des attentats.

Mai 68 avait un caractère infra et supra-politique, puis a été parasité par les groupuscules politiques. Il traduisait des aspirations profondément existentielles qui n’avaient pas encore été transposées dans le langage politique et qui se sont exprimées dans leur soulèvement collectif. Ça a été un phénomène extraordinaire, mais aussi très localisé dans le temps. La première semaine était un moment aussi incroyable que les premiers temps de juin 1936. Tout le monde se parlait dans la rue, il y avait une sorte de tétanisation de l’autorité de l’Etat, qui libérait les individus. Mais une fois cette première explosion et les revendications populaires apaisées, il a suffi d’un discours de Charles de Gaulle pour que tout retombe. Après les élections, on aurait presque pu penser que tout cela n’avait été qu’un rêve.

Qu’est-ce que la « pensée 68 » ?

La « pensée 68 » est un mythe tout droit sorti du livre de Luc Ferry et Alain Renaut [publié en 1985]. Bourdieu, par exemple, est resté parfaitement muet pendant les événements de 1968, Foucault était loin, Althusser empêtré dans le Parti communiste. Qu’il y ait eu des stimulations après coup, c’est évident, dont L’Anti-Œdipe, de Félix Guattari et Gilles Deleuze [1972], qui provient de Mai 68, mais qui n’est pas producteur de Mai 68. C’est une sorte d’introduction au libertarisme dans le monde clos de la psychiatrie. Si on s’intéresse aux influences intellectuelles, il y a évidemment, avec les frères Cohn-Bendit, le groupe Socialisme ou barbarie dont le communisme était libertaire, et l’Internationale situationniste qui incarnait une forme violente du libertarisme.

Comment est né « Brèche », votre livre avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis ?

En 1962, Claude et Cornelius ont créé le Cercle Saint-Just, un cercle d’études sociales et politiques qui se réunissait tous les mois. Ils en étaient les animateurs, et je les ai rejoints juste après ma convalescence. On y faisait tous les trois notre chemin méta-marxiste, chacun à notre façon. A partir de ce moment-là, nous n’avons pas cessé de nous voir. On a subi ensemble l’hégémonie des structuralistes. Nous avons supporté la domination de la pensée structuralo-lacano-althussérienne pendant dix ans. Nous étions des marginaux dans l’intelligentsia française. C’est aussi pour cela que nous étions aussi heureux de Mai 68, qui dans sa soudaine spontanéité était hors de toutes leurs structures intellectuelles.

En 1978, dans sa « Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire » (Maspero, 1978) repris dans « Mai 68, une contre-révolution réussie » (Mille et une nuits, 2008), Régis Debray expliquait que Mai 68 fut une ruse de l’histoire, qui a consisté à libérer les mœurs pour libérer le capital, et serait le ferment de l’individualisme consumériste qui s’est développé plus tard. Etes-vous d’accord avec cette analyse ?

Cette théorie suppose une volonté consciente ou semi-consciente du capitalisme. Le Mai 68 vécu était un Mai libertaire, antiautoritaire et anti-société de consommation. L’un de ses effets postérieurs a été de pousser un certain nombre de jeunes à mener une vie frugale de berger dans le Larzac. Beaucoup sont partis élever des chèvres ou sont devenus des néoagriculteurs. Mais la chute des espoirs révolutionnaires, surtout après 1977, a poussé les esprits à retomber dans la société normale et à s’y insérer.

Selon moi, c’est l’échec de l’espoir révolutionnaire qui a favorisé l’adaptation à la société qu’on refusait. Mai 68 était à la fois individualiste et communautaire, il y avait le jouir sans entrave, mais aussi l’aspiration et la chaleur de la communauté. C’était l’union instable des deux, instable parce que la communauté risquait d’avaler l’individualisme, et l’individualisme pouvait dissoudre la communauté.

La désintégration du mouvement a fait retomber les gens dans le cours individualiste de la société occidentale. L’extinction de la solidarité de village ne date pas de là, l’extinction de la solidarité ouvrière ne vient pas de Mai 68, l’individualisme forcené, la fermeture des gens sur eux-mêmes non plus. Ce sont autant de phénomènes typiques qui proviennent du cours de notre civilisation.

Mai 68 a-t-il été un échec ou une réussite ?

Ni l’un ni l’autre. Une réussite dans la mesure où on a pu assister à l’expression d’aspirations et de besoins. Un échec si on se place d’un point de vue trotsko-maoïste, et que l’on voit Mai 68 comme une tentative de révolution. En mai 1968, cela fait longtemps qu’il n’y a plus de pensée politique à gauche. Le marxisme s’est totalement fossilisé sans avoir été repensé ou amendé. Ce vide, le trotskisme et le maoïsme ont essayé de le remplir, mais ces doctrines étaient tellement déconnectées de la réalité qu’elles ne pouvaient pas aboutir autrement que par la terreur, terreur qu’elles n’avaient même pas le moyen d’appliquer. Donc que s’est-il passé ? L’explosion, la fête dans une société de tristesse, de métro-boulot-dodo.

On entend de plus en plus que l’on vit une sorte de Mai 68 à l’envers, avec ces jeunes qui théorisent non plus la jouissance sans entrave, mais la limite, non plus l’internationalisme, mais le nationalisme, non plus le progressisme mais le conservatisme…

Nous sommes entrés dans une période historiquement régressive, avec le développement de ces mouvements que l’on appelle « populistes » et qui sont néoconservateurs et néoautoritaires. Et alors que, traditionnellement, la jeunesse, surtout étudiante, est plutôt de gauche, du moins jusqu’en 1995, on a vu apparaître avec La Manif pour tous une jeunesse traditionaliste, nationaliste et réactionnaire. Elle a toujours existé, mais elle existait silencieusement ou à la marge depuis la seconde guerre mondiale. On voit la déperdition progressive du peuple de gauche, la crise radicale de la pensée de gauche, mais on ne peut en imputer la cause à Mai 68.

Pourtant, Mai 68 est dans la ligne de mire de cette jeunesse réactionnaire…

Oui, parce que certains politiques, parmi lesquels Nicolas Sarkozy, ont pensé se définir en critiquant la « chienlit » de Mai 68. Ils ont pensé pouvoir fonder leurs politiques sur la décadence de Mai 68, l’utiliser comme bouc émissaire. Du coup, ces jeunes ne connaissent de Mai 68 que le récit sarkozyste, droitier, des événements.

Voit-on aujourd’hui des mouvements, des initiatives qui semblent reprendre l’élan de Mai 68 ?

Il y a une vitalité qui se manifeste dans le bouillonnement d’associations vouées à la solidarité, à l’économie sociale et solidaire, à l’écologie, à la critique alternative de la société, à la lutte active contre l’évasion fiscale. Il y a eu Nuit debout, Notre-Dame-des-Landes, entre autres. On constate un exode urbain vers la campagne, notamment à Paris. Ce n’est pas la suite directe de Mai 68, mais c’est dans la continuité de ses aspirations : mener une autre vie, libérée, auto-responsable, une vie de solidarité. On retrouve ces ambitions dans toutes ces initiatives et ces associations, encore incapables de s’entre-fédérer et de trouver leur voie. Selon moi, c’est ça le véritable héritage de Mai 68.