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Edgar Morin : « J’ai gardé mes inspirations adolescentes tout en perdant mes illusions »

Par Jean Birnbaum

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ENTRETIENA l’occasion de la parution de « L’Unité d’un homme », où sont rassemblés cinq de ses premiers livres, Edgar Morin, théoricien de la « complexité », revient sur les moments fondateurs de son itinéraire de vie, de pensée et d’engagements.

Edgar Morin n’a jamais tenu en place. Sa vie comme son œuvre sont riches en déplacements, en élans, en ruptures, en nouveaux coups d’envoi. On ne s’étonnera pas, dès lors, qu’à 97 ans il ait ­encore décidé de déménager… Récemment installé au cœur du vieux Montpellier, il reçoit désormais dans un appartement dont le petit jardin donne sur la cathédrale Saint-Pierre. Alors que cinq de ses tout premiers ­livres, sans doute les plus importants, ont été réunis dans un épais ­volume de la collection « Bouquins » sous le ­titre L’Unité d’un homme (édition établie par Pascal Ory, Robert Laffont, 1 120 p., 32 euros), l’intellectuel a bien voulu ­ revenir sur quelques moments-clés de sa trajectoire, traumatismes d’enfance, enthousiasmes militants ou désillusions précoces. Entretien.

Dans ce beau livre qu’est « Autocritique », publié en 1959, vous racontez cette scène : peu avant votre exclusion du Parti communiste, l’intellectuelle qui va orchestrer votre procès vous demande sur quoi vous travaillez. « Un livre sur la mort… d’un point de vue marxiste », répondez-vous. Autrement dit, au moment même où vos camarades décrétaient votre mort symbolique, vous prépariez un essai sur la mort réelle, au grand dam de vos procureurs staliniens…

Il faut dire qu’à l’époque, pour beaucoup de gens, ce sujet paraissait bizarre. Aux yeux des communistes en particulier, il ne semblait pas du tout relever de l’ardeur militante… Moi, cela m’intéressait pour plusieurs raisons, et d’abord parce que j’étais mort-né, ma naissance était miraculeuse. Ma mère, qui avait une lésion au cœur, avait voulu avorter. Elle l’avait déjà fait une première fois grâce à une « faiseuse d’anges », et quand elle a su qu’elle m’attendait, elle est retournée la voir, mais moi je me suis accroché, je ne sais pas comment. Au moment de l’accouchement, le ­docteur a dit à mon père : « On sauve la mère. » Finalement, je suis né par le siège, avec le ­cordon ombilical autour du cou, il a fallu qu’on me gifle une demi-heure pour que je pousse un premier cri…

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Surtout, l’épisode le plus important de ma vie, moi qui étais fils unique d’une femme condamnée à ne pas avoir d’autres enfants, ce fut la mort de cette mère qui était tout pour moi, quand j’avais 10 ans. Par la suite, certains de mes camarades de la Résistance sont morts sous la torture ou fusillés, et des membres de ma famille sont morts en déportation à Auschwitz. Donc cette question de la mort me passionnait et, au départ, si je me suis bâti une culture transdisciplinaire, c’est pour écrire ce livre qui s’appelle L’Homme et la mort [1970], à partir d’une vaste enquête qui passait par l’ethnologie, la biologie, la psychanalyse…

Vous-même, avez-vous fait une psychanalyse ?

Non. La guerre m’a servi de psychanalyse.

Vous pensez vraiment que cela a le même effet ?

Je ne peux pas vraiment dire… Mais je sais que j’avais un sentiment de rejet, d’exclusion, et pas seulement parce que j’étais juif. Je vivais dans la solitude d’être un peu orphelin et, dans le fond, c’est le malheur de la nation qui m’a donné ­l’occasion d’une sorte de naissance à la vie. Après la ruée allemande de juin 1940, j’avais 19 ans, je me suis réfugié à Toulouse, où je suis devenu le secrétaire des étudiants réfugiés.

« Ce climat de fraternisation a été très positif : l’entrée dans la Résistance m’a libéré d’une culpabilité, imaginaire ou réelle »

Là, j’ai pu être utile, je me suis occupé d’autrui, j’ai commencé à connaître la fraternisation, notamment avec des intellectuels réfugiés comme Clara Malraux, Jean Cassou, Vladimir Jankélévitch, Jean-Pierre Vernant… Ce climat de fraternisation a été très positif : l’entrée dans la Résistance m’a libéré d’une culpabilité, imaginaire ou réelle. Vraiment c’est l’époque où, bien que maudit en tant que juif, communiste et gaulliste, je me sentais parfaitement bien dans ma peau, au milieu de mes amis, de mes frères.

La métaphore psychanalytique est très ­présente dans « La Rumeur d’Orléans » (1969)où vous enquêtez sur le délire antisémite qui s’était emparé de la ville en 1969. Vous y expliquez que les juifs locaux, accusés de se livrer à une « traite des Blanches » dans les salons de lingerie, préféraient taire les calomnies dont ils étaient la cible, de peur de les attiser. Dans « Autocritique », vous évoquiez votre propre « complexe messiano-masochiste » au début de la guerre. Vous écriviez : « J’étais même prêt à accepter l’immolation des juifs si le salut des Français était à ce prix. »

A l’époque, je faisais mienne une thèse de la philosophe Simone Weil. Dans l’un de ses articles, elle avait dit la chose suivante : les Allemands sont les plus forts, s’il y a une guerre, on sera battu, et même s’il n’y en a pas, on sera vassalisé. Mais, disait-elle, étant donné la puissance de la culture allemande, le nazisme est un accident historique qui sera tôt ou tard résorbé et, alors, on pourra entrevoir une ­Europe pacifiée. Elle prenait l’exemple de l’Empire romain, qui s’était construit dans la pire violence, et qui avait fini par donner la ­citoyenneté aux habitants de l’empire.

Edgar Morin chez lui à Montpellier, le 28 janvier.Edgar Morin chez lui à Montpellier, le 28 janvier. OLIVIER METZGER POUR « LE MONDE »

Cette idée qu’une future Europe allemande créerait une citoyenneté européenne, je l’ai eue pendant un temps, au début de l’Occupation, quand la domination allemande semblait fatale. Ce qui ne m’a pas empêché de ­rejoindre la Résistance, comme Simone Weil du reste. Par la suite, j’ai convaincu mes proches, et maints amis, de prendre une fausse identité. J’avais compris, pour parler le langage bolchevik, que le « crétinisme légaliste » ne nous protégeait plus.

Dans « Autocritique », vous relatez votre émancipation progressive vis-à-vis du Parti communiste, mais n’en affirmez pas moins que vos huit années dans ce parti demeurent « l’expérience la plus profonde et la plus présente que j’ai vécue »… Quel regard portez-vous maintenant sur cette période ?

La chose importante, pour moi, c’est que je suis l’un des rares ex-communistes à avoir centré sa réflexion sur le thème « pourquoi je me suis trompé », et non pas « pourquoi on m’a trompé ». Il me fallait d’autant plus comprendre ce qui s’était passé que ma culture adolescente était antistalinienne. J’avais lu Souvarine, Trotski, et mon premier acte politique avait été de me rendre à la Solidarité anarchiste pour faire des colis destinés aux combattants de la guerre civile espagnole.

Alors, il faut se demander comment on peut refouler psychologiquement des vérités pour arriver à une foi que l’on essaie de trouver rationnelle. Par exemple, je mettais les procès de Moscou sur le seul compte de l’arriération tsariste et de l’encerclement capitaliste, qui avait créé en URSS une ­obsidionalité démentielle. Cette manière de rationaliser correspondait à un besoin mystique.

« Autocritique » décrit ce refoulement, mais sans vraiment l’expliquer. Avec le recul, comment voyez-vous cette manière de vous jeter à corps perdu dans l’espérance stalinienne ?

Ma foi s’affirme à partir de 1941, après la première défaite nazie et aussi Pearl Harbor, autrement dit lorsque la guerre européenne devient mondiale. Jusque-là, la Russie semblait liquidée. Je me souviens d’un article d’Emmanuel Mounier, dans la revue Esprit, affirmant que l’« hypothèque communiste » était levée. Alors, avec mes camarades, on se met à développer une idée apparemment ­logique : les germes du socialisme se développeront enfin après la victoire. De même que, selon Hegel, Napoléon avait représenté une ruse de la Raison pour répandre les idées de la Révolution à travers la dictature, de même Staline devenait une ruse de la Raison pour diffuser le socialisme !

« L’élément décisif fut le jour où j’ai entendu à la radio l’ouverture du « Vaisseau fantôme », de Wagner. Je ne sais pas si vous connaissez, ça fait poum poum pou pou pou poum poum !, c’est l’équivalent musical du « Levez-vous vite, orages désirés », de Chateaubriand, faut partir vers l’inconnu »

Et puis, au-delà de cette vulgate théorique, il y avait le désir d’aventure. Pour moi, l’élément décisif, ce fut le jour où j’ai entendu à la radio l’ouverture du Vaisseau fantôme, de Wagner. Je ne sais pas si vous connaissez, ça fait poum poum pou pou pou poum poum ! [Il se met à claquer des doigts], c’est l’équivalent musical du « Levez-vous vite, orages désirés », de Chateaubriand, faut partir vers l’inconnu, waouh, comme ça ! Et d’ailleurs c’est très curieux, la dernière ligne de mon journal personnel, à l’époque, disait en gros : « Est-ce vraiment la foi ? Non, on verra plus tard. »

J’avais besoin de croire en une cause grandiose qui était celle de l’humanité. Je me serais senti honteux si je m’étais planqué alors que la jeunesse du monde entier se lançait dans la fournaise. Il y a là une idée un peu romantique : j’avais compris qu’à certains moments il fallait choisir entre vivre et survivre. Et que choisir de vivre, alors, c’était prendre le risque de mourir.

Vous avez aussi fait le lien entre ce besoin et la mort de votre mère. Votre père était bien vivant, lui. Comment ce petit commerçant voyait-il votre engagement d’adolescent ?

Mon père lisait L’Œuvre et votait radical-socialiste. Mais, en tant que bon Oriental (il avait vécu sa jeunesse sous l’Empire ottoman), mon père félicitait toujours le député élu. Il avait un côté « faut pas faire de politique ». Il a tout fait pour m’en empêcher. J’allais donc aux meetings clandestinement. Plus tard, je lui ai dit que j’étais résistant quand je ne pouvais plus faire autrement, il fallait qu’il sache que je ne m’appelais plus Nahoum mais ­Morin. Lui était d’abord à Paris, puis à Nice, dans la zone italienne, où pas mal de juifs se cachaient. Ensuite, quand l’Italie a sombré, il est allé dans une campagne près de Lyon. Alors je leur ai donné des papiers d’identité, ils ont vécu là jusqu’à la Libération.

Qui ça, « ils » ?

Avec sa femme, ma tante Corinne, la sœur de ma mère. Ils étaient amants depuis un moment, et c’est une des choses qui m’ont le plus traumatisé, gamin. Quand je l’ai découvert, mon père m’a raconté quelque chose qui ressemblait à une fable, il m’a affirmé : non, non, tu sais, quand Corinne a vu que je pleurais ­devant le corps de ta mère, elle m’a embrassé en disant : « Ecoute Vidal, tu as besoin d’une femme, je serai là »… Mais en réalité, je pense que cela a commencé avant la mort de ma mère.

Edgar Morin, en 1991.Edgar Morin, en 1991. ULF ANDERSEN / AURIMAGES

Cela se faisait ?

Ce qui existe, traditionnellement, c’est qu’on remplace l’épouse défunte par une sœur. Mais ma tante Corinne était elle-même mariée, mère de deux enfants. Il était donc prévu que ce serait une sœur cadette, Emilie, qui épouserait mon père. Mais comme mon père était l’amant de Corinne, ils ont tout fait pour donner un fiancé à Emilie. Donc, ils ont transgressé la loi parce qu’ils étaient des amants passionnés, clandestins, orageux. Corinne était toujours mariée. Un jour, elle est à la gare de Nice avec son mari, mon oncle Joseph, elle sur le quai, lui dans le wagon. Et là des Allemands ­emmènent Joseph aux toilettes pour voir s’il est circoncis. Et ils l’ont gardé. Alors Corinne, désespérée, a appelé mon père, qui était à Lyon, où il avait une maîtresse, madame Blanc, une coiffeuse qui le nourrissait de très bonnes choses, de charcuterie, de beurre, tout ce qu’il fallait. Corinne lui a dit : « Mon mari a été arrêté, si tu ne me reviens pas, moi, je me jette dans le Rhône. » Alors mon père l’a retrouvée vers Lyon, où ils ont vécu jusqu’à la fin de la guerre. Plus tard, ils se sont mariés. Mais ma tante était rongée par le remords d’avoir trompé son mari, qui est mort à Auschwitz.

L’historienne Mona Ozouf explique que son rapport au livre s’enracine ­profondément dans ses « années de militance ­juvénile » au Parti communiste. Vous diriez la même chose ?

Oui. Par exemple, mon camarade Dionys ­Mascolo m’a fait découvrir des choses importantes, Thomas Mann et La Montagne magique [1924] ou le surréalisme. Mais, pour moi, les grandes découvertes sont antérieures. C’est l’enseignement de Georges Lefebvre, l’historien de la Révolution française, à la Sorbonne. Ce sont les lectures de Raymond Aron sur les penseurs allemands. Plus tôt encore, les auteurs qui m’ont marqué, adolescent, ce sont les Russes, Tolstoï et surtout Dostoïevski.

Vous avez cité Mascolo. Il disait que ce qui définissait la gauche, c’était d’être déchirée. Cela vous va assez bien, non ?

« Ma façon d’être à gauche, aujourd’hui, c’est de reconnaître quatre sources : libertaire (l’individu doit s’épanouir), socialiste (la société doit s’améliorer), communiste (il faut fraterniser la communauté), écologique (le souci de la nature) »

Oui. Mais j’ai toujours réagi contre ce mot, « la gauche ». Il unifie là où il y a toujours eu déchirure justement, antagonismes et contradictions. Dire « la gauche », c’est faire comme s’il n’y avait pas eu la liquidation des spartakistes par la social-démocratie allemande, ou celle des sociaux-démocrates russes par les communistes au pouvoir, par exemple… Ma façon d’être à gauche, aujourd’hui, c’est de reconnaître quatre sources : libertaire (l’individu doit s’épanouir), socialiste (la société doit s’améliorer), communiste (il faut fraterniser la communauté), écologique (le souci de la nature). Voilà quatre choses qui étaient assez liées au départ, et que j’essaie encore de nouer dans ma conscience de gauche.

Vous mentionnez également Aron, dont beaucoup redécouvrent l’importance aujourd’hui. Il a compté pour vous ?

Oui, et de plusieurs façons. D’abord, donc, je l’ai lu. Ensuite je l’ai rencontré, après la guerre. Alors que je revenais d’Allemagne de l’Est, je lui ai dit : « Là-bas, c’est fini la démocratie ­ formelle. » Alors Aron, qui savait bien ce que ­signifiait le stalinisme, s’est mis en colère : « Parlons-en de la démocratie réelle ! » Il m’a cloué le bec, quoi ! Par la suite, sa fille, Dominique, qui m’aimait bien, m’invitait à son anniversaire, et on se faisait de petites polémiques. Bref, c’est un type pour qui j’ai toujours eu de la sympathie. Je n’ai jamais été de ceux qui ­disent « mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ».

On assiste aujourd’hui à une certaine crise de la franchise dans le milieu intellectuel. A part Aron, avec qui avez-vous pu bâtir sincèrement de « petites polémiques » ?

Dans la première période, avec Robert Antelme et Dionys Mascolo. Ensuite avec Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, oui, on pouvait s’engueuler fort ! Pour le reste, il y a eu des gens qui se sont déclarés mes ennemis, Bourdieu par exemple. Mais moi je l’ai laissé me combattre, j’ai toujours essayé de fuir la compétition, qui est encore plus intense dans le monde intellectuel parce que l’ego y est surdimensionné : on aime son œuvre comme on aime son enfant chéri. Mais c’est vrai qu’il y a aujourd’hui une dégradation du débat. Moi j’aime beaucoup la polémique d’idées, c’est la raison pour laquelle j’avais accepté de dialoguer avec Tariq Ramadan. En revanche, j’ai horreur de la polémique des personnes. Or ­ actuellement, on veut dégrader les personnes.

Quel est ici le rôle des réseaux sociaux, qui démultiplient les phénomènes de bruit et d’intimidation dont vous parliez dans « La Rumeur d’Orléans » ?

La rumeur, à l’époque, c’était surtout le bouche-à-oreille. Aujourd’hui, tout circule vite, aussi bien les vérités révélées par des lanceurs d’alerte que les rumeurs les plus délirantes sur le 11-Septembre. Le seul antidote, c’est la pluralité des sources d’information et des moyens d’expression. Le propre de la démocratie, comme disait Lefort, c’est qu’elle n’a pas de vérité, elle laisse s’installer des vérités provisoires. Si on décrète que l’Etat doit dire ce qui est vrai ou faux, alors on retombe dans des travers propres aux régimes théocratiques ou autoritaires.

« Moi j’utilise Twitter à la manière de La Rochefoucauld, pour proposer de petites pensées sur un événement »

Mais les réseaux sociaux, ce n’est pas le débat intellectuel. Moi j’utilise Twitter à la manière de La Rochefoucauld, pour proposer de petites pensées sur un événement. Alors, il est vrai que le propre de cet Internet, et c’est l’envers de la liberté, c’est que les pires conneries peuvent s’y déchaîner. Il y a là un pouvoir d’intimidation, je l’ai ressenti. Mais j’ai quand même l’habitude de ce que j’appellerais l’insulte abstraite, provenant d’organismes ou de personnes qui ne vous connaissent pas personnellement. Je me suis fait insulter par la presse officielle sous l’Occupation, ou par mes amis de gauche pendant la guerre d’Algérie, donc je sais que si j’ose être un peu moi-même, si je veux maintenir un minimum d’autonomie, je risque aussitôt la violence et le mépris.

Si vous deviez confier une blessure en particulier ?

Ce qui m’a le plus chagriné, c’est quand les inconditionnels d’Israël ont affirmé que je voulais détruire cet Etat, et ont fait entrer cette croyance dans la tête de beaucoup de braves gens, juifs ou non. Or je n’ai jamais contesté le droit à l’existence d’Israël. Simplement, j’y ai été, avant même la guerre des Six-Jours [1967], et j’y ai vu deux scènes qui m’ont épouvanté.

La première : je suis en voiture, je prends en stop un jeune Arabe israélien, qui me propose de venir prendre un thé dans sa famille. Alors j’arrive chez un couple de vieux qui me reçoivent avec l’hospitalité méditerranéenne, le fils explique en arabe qui je suis, et comme je lui avais expliqué que j’étais juif, à un moment j’entends le mot « Yahoudi ». Soudain, le visage des parents se ferme, fini la chaleur humaine.

Quelques jours plus tard, deuxième scène : je suis dans la rue à Jérusalem, ville alors coupée en deux, il y a un mur et, en haut, une sentinelle jordanienne qui, à un moment, me met en joue. Alors, les enfants juifs qui jouaient autour me regardent horrifiés en criant : « Arabi, arabi ! », et à cet instant je me suis dit : ça me suffit, je ne peux pas supporter ces ­ atmosphères, voilà.

Tout à la fin d’« Autocritique », vous parlez du jugement de l’histoire sur les individus. Vous écrivez : « Que reste-t-il de vous ? Etes-vous devenu poreux, rongé, squameux, spongieux ? Vous êtes-vous trempé, durci, blindé, effrité ? » C’était en 1958. Six décennies plus tard, avez-vous une réponse ?

Je dirais que j’ai conservé beaucoup d’infantilisme. Le fait que ma mère soit morte quand j’avais 10 ans, d’un côté, m’a fait vieillir prématurément et m’a donné un scepticisme ­général, mais, d’un autre côté, cela m’a bloqué dans l’enfance, avec un constant besoin de jeu, de plaisanterie, d’amour. J’ai gardé mes inspirations adolescentes tout en perdant mes illusions.

« Nous sommes condamnés à vivre, comme dit Freud, au cœur de la lutte entre Eros et Thanatos, et je continue à choisir le parti d’Eros »

Je ne crois plus à aucune promesse, aucun avenir radieux, aucun messie. Nous sommes condamnés à vivre, comme dit Freud, au cœur de la lutte entre Eros et Thanatos, et je continue à choisir le parti d’Eros. Cela reste un élément de continuité. J’ai acquis le sens de la responsabilité adulte, un peu, je crois, même si l’âge m’a donné non pas une sagesse, mais un sentiment de compréhension pour les erreurs humaines.

Par exemple, j’ai été frappé par les dérives. Pas seulement celles de nombreux gens de gauche que j’ai connus, pacifistes devenus collabos, ou communistes devenus sectaires impitoyables. Dérive généralisée dont j’ai essayé de me préserver en ­conservant des moments de communion, de poésie, qui donnent la force de continuer, de résister.

Je ne fais ici aucune comparaison avec la période de l’Occupation, mais je pense qu’une barbarie revient, pas seulement avec les djihadistes : elle s’infiltre parmi nous qui avons peur, au cœur de notre civilisation, fondée sur une idéologie du calcul qui ignore la sensibilité, la joie, la peine… Il y a un lien entre la lutte contre cette idéologie et la volonté d’avoir des moments de poésie, d’amitié, de tendresse. Depuis que j’habite à Montpellier, rien que d’avoir un petit jardin me charme, tout comme sortir au soleil dans ces petites rues, faire la causette avec des voisins, autant de choses que j’avais perdues à Paris… En ce sens, j’ai l’impression que je n’ai pas fondamentalement changé. Si vous voulez, ma vigilance est inséparable du goût pour la vie.