Machiavel Discours sur la première décade de Tite-Live, I, ch. 3,
Quelles aventures amenèrent la création des tribuns à Rome, et comment la République en sortit plus parfaite, Pléiade p. 388 - 389.

 

Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (et l'histoire est remplie d'exemples qui les appuient) s'accordent à dire que quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d'avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu'ils en trouveront l'occasion. Si ce penchant demeure caché pour un temps, il faut l'attribuer à quelque raison qu'on ne connaît point, et croire qu'il n'a pas eu l'occasion de se montrer ; mais le temps qui, comme on dit, est le père de toute vérité, le met ensuite au grand jour. Après l'expulsion des Tarquins, la plus grande union paraissait régner entre le Sénat et le peuple. Les nobles semblaient avoir déposé tout leur orgueil et pris des manières populaires, qui les rendaient supportables même aux derniers des citoyens. Ils jouèrent ce rôle et on n'en devina pas le motif tant que vécurent les Tarquins. La noblesse, qui redoutait ceux-ci, et qui craignait également que le peuple maltraité ne se rangeât de leur parti, se comportait envers lui avec humanité. Mais quand la mort des Tarquins les eut délivrés de cette crainte, ils gardèrent d'autant moins de mesure avec le peuple qu'ils s'étaient plus longtemps contenus, et ils ne laissèrent échapper aucune occasion de le frapper. C'est une preuve de ce que nous avons avancé que les hommes ne font le bien que forcément, mais que dès qu'ils ont le choix et la liberté de commettre le mal avec impunité, ils ne manquent de porter partout la turbulence et le désordre. C'est ce qui a fait dire que la pauvreté et le besoin rendent les hommes industrieux et que les lois font les gens ne bien. Là où le bien vient à régner naturellement et sans la loi, on peut se passer de loi ; mais dès que viennent à expirer les moeurs de l'âge d'or, la loi devient nécessaire.