"Réconcilier le sensible et l'intelligible "
ITV Cl Levi-Strauss Par RAYMOND BELLOUR.
Publié le 05 novembre 1971 dans le Monde

 

 

 

• Le Cru et le Cuit, premier volume de ces Mythologiques, soulignait, de par son titre même, le passage de la nature à la culture par une opposition fondée sur l'absence et la présence de la cuisine. Le second volume, Du miel aux cendres, opposait de façon similaire ce que vous avez appelé " les entours de la cuisine ". Le troisième volume, l'Origine des manières de table, suggérait, toujours par la métaphore culinaire, la naissance d'une morale. Comment l'Homme nu, quatrième et dernier volume des Mythologiques, s'inscrit-il dans ce développement auquel son titre, au premier abord, apparaît étranger ?

- Et pourtant, il a été clair dans mon esprit, dès le début, que si le mot cru devait apparaître en premier dans la série des titres, le mot nu devait être le dernier. En effet, porté par les mythes depuis l'Amérique tropicale jusqu'aux régions septentrionales de l'Amérique du Nord, je me trouvais devant cette situation, paradoxale en apparence, que ce sont manifestement les mêmes mythes ou, mieux, que c'est le même mythe qui ressort en des lieux aussi éloignés du Nouveau Monde ; mais en même temps, d'une région à l'autre, d'une famille linguistique, d'un groupe culturel à l'autre, une transformation intérieure se produisait à l'intérieur des mythes. Car si, pour les Indiens de l'Amérique tropicale, le passage de la nature à la culture est symbolisé par le passage du cru au cuit, il est symbolisé, pour ces Indiens d'Amérique du Nord, par l'invention des parures, des ornements, des vêtements et, au-delà, par celle des échanges commerciaux.

• Vous retrouvez ainsi, entre le nu et l'habillé, la même opposition qu'entre le cru et le cuit ?

- Oui, c'est-à-dire qu'un héros qui, en Amérique tropicale, se trouve ramené à un état de crudité avant d'accéder à la culture, se trouve, en Amérique du Nord, ramené à un état de nudité.

• Vous disiez, dans votre troisième volume, avoir développé, dans le Cru et le Cuit, une logique des qualités sensibles, dans Du miel aux cendres une logique des formes, dans l'Origine des manières de table une logique des propositions. Pourriez-vous, d'une part, situer ces termes, préciser, d'autre part, comment s'ordonne, à ce niveau, la démarche de ce quatrième volume ?

- Disons d'abord que les trois niveaux logiques restent toujours présents au long des quatre volumes.

Il s'agit plutôt d'un accent déplacé que de catégories exclusives.

J'ai voulu montrer, dans le Cru et le Cuit, que des qualités sensibles très élémentaires et très négligées (l'opposition entre le cru et le cuit, le frais et le pourri, le sec et l'humide, le haut et le bas) étaient utilisées par la pensée mythique comme autant de jetons qui peuvent être différemment distribués et permettent de formuler certaines propositions d'ordre logique. Au fur et à mesure que les choses se compliquent, c'est-à-dire que j'incorpore, pour pouvoir la poursuivre, de nouveaux mythes à l'analyse, ces oppositions simples cèdent le pas à des oppositions non plus entre des termes, mais entre des rapports de termes ; c'est là ce que j'ai voulu indiquer dans les deux volumes suivants en indiquant que, progressivement, cette logique se faisait plus souple et plus complexe.

Dans le quatrième volume, ces trois mêmes formes de logique se développent, évidemment, mais il insiste davantage que les précédents sur la relation entre des constructions logiques qui ont leur déterminisme propre et l'infrastructure techno-économique des populations considérées.

Ainsi, la transformation de la crudité à la nudité, qui met à l'arrière-plan le problème de l'origine de la cuisine, mais insiste en revanche sur l'instauration des échanges commerciaux (biens de consommation, parures, ornements, vêtements, mais aussi transactions matrimoniales) comme symbole du passage de la nature à la culture, serait inconcevable si nous n'avions affaire à des populations qui ne pratiquant pas l'agriculture, à la différence de celles d'Amérique du Sud, dont je m'étais occupé, vivent de pêche, de chasse, de cueillette et de ramassage, mais compensent cette apparente rusticité de leur genre de vie par un fantastique développement du commerce. Pour ces populations, qui organisaient de grandes foires intertribales, des foires principales et des foires secondaires où se rencontraient des peuples voisins, amis et parfois même hostiles, le grand privilège de la civilisation n'est plus, comme en Amérique du Sud, un rapport d'oppo-sition entre l'homme et l'animal (l'homme mange cuit, l'animal mange cru), mais un rapport d'opposition entre les peuples auxquels leurs aptitudes commerciales permettent un menu diversifié et ceux qui sont réduits à vivre de leur production.

• Avez-vous le sentiment que cet espace relativement clos que vous êtes arrivé à déterminer à travers les deux Amériques était strictement nécessaire pour appuyer le type de démonstration que vous recherchez ? Auriez-vous pu par exemple le taire en approfondissant une enquête limitée à l'un ou l'autre des deux hémisphères ?

- Il est évident pour moi que ce n'est pas le seul itinéraire possible. Mais je ne crois pas que j'aurais pu aboutir à un résultat comparable en me limitant à l'un des deux hémisphères et en développant en chaque cas le paradigme de façon plus complète. Le fait est qu'à un certain moment de mon analyse, au début de " l'Origine des manières de table ", je me suis heurté à un mur, pour la simple raison que le corpus mythologique de l'Amérique du Sud est beaucoup moins riche que celui de l'Amérique du Nord (non pas intrinsèquement, bien sûr, mais parce qu'on a beaucoup plus travaillé au Nord, et depuis plus longtemps). Certains éléments se trouvaient manquer, qui m'étaient au contraire offerts par les mythes nord-américains.

J'ai donc été contraint à ce glissement, qui en a lui-même entraîné nombre d'autres. Je ne serais jamais parvenu à cette fin si je n'avais pas mis côte à côte des données mythologiques provenant de régions très diverses : c'est à la seule condition de faire intervenir des peuples différents par la langue, la culture et le mode de vie que je pouvais arriver à dégager ce qu'ils ont de commun, c'est-à-dire, comme j'essaie de le montrer à la fin de ce dernier volume, l'usage préférentiel d'un certain mode de cuisson des aliments, qui me semble fournir la raison profonde de cette identité, à première vue incompréhensible, entre les mythes du nord-ouest de l'Amérique du Nord et du centre de l'Amérique du Sud. Disons, en un mot, que je n'aurais jamais pu rencontrer l'invariant si je n'avais pas accepté d'élargir le champ de la comparaison.

• J'ai été frappé par le fait que dans ce quatrième volume, où se nouent tous les fils de votre enquête, vous mettiez plus que jamais l'accent sur les possibilités démonstratives de votre démarche, en cherchant toujours à retrouver dans le corpus empirique les relations déduites antérieurement par une approche purement logique. Je pense ainsi à ces mythes des côtes ouest de l'Amérique du Nord, particulièrement les mythes Coos, qui se trouvent tout à coup rassembler l'essentiel des éléments qui étaient jusque-là articulés de façon déductive.

- Lorsque j'ai commencé mon enquête, je n'avais pas encore examiné ces mythes. Au fur et à mesure que je comprenais que je devais me tourner vers le Nord pour trouver une solution à mon problème, je me suis aperçu que tout ce que j'avais obtenu par voie déductive se trouvait là empiriquement réalisé. Comme une expérience de laboratoire qui permet de vérifier par la synthèse un certain nombre d'hypothèses élaborées de pièces et de morceaux. C'est le seul type de démonstration auquel nous puissions aspirer dans les sciences humaines. On a souvent tendance à contester la validité de nos affirmations, sous prétexte qu'il est impossible de vérifier si elles sont vraies ou fausses. Dans les sciences humaines, nous ne travaillons pas sur les objets du monde extérieur, mais sur la conscience des hommes, et nous ne pouvons jamais être sûrs qu'au-delà du niveau de conscience ou d'inconscience où nous nous situons il n'y ait pas toujours derrière, et ainsi de suite comme en abîme, d'autres niveaux de conscience ou d'inconscience. Les seules démonstrations à quoi nous puissions prétendre, sont celles qui permettent d'expliquer plus de choses qu'on ne le pouvait auparavant. Cela n'entraîne pas qu'elles sont vraies, mais seulement qu'elles préparent le chemin à d'autres démonstrations qui viendront plus tard expliquer plus encore, et cela indéfiniment, sans jamais accéder à une vérité acquise.

• Le " finale " de l'Homme nu tait place, parmi un ensemble de conclusions théoriques sur la nature de l'objet mythique, à une attaque assez violente contre les philosophes.

- Disons plutôt une riposte. Ce sont les philosophes qui m'ont attaqué et auxquels je me suis résigné à répondre après m'être tu pendant très longtemps.

• Quelles critiques vous ont adressées les philosophes ?

- Essentiellement deux sortes de critiques. La première est que le type d'analyse auquel je me livre est desséchant, se situe sur un plan purement intellectuel, ignore toutes les données de la sensibilité et de l'affectivité. La seconde, que mon analyse des mythes les appauvrirait jusqu'à leur retirer toute signification véritable.

Il me paraît, bien au contraire, que la pensée structuraliste est une pensée qui cherche constamment - et je pense que c'est la raison de l'attrait qu'elle a exercé, au moins pendant un certain temps - à réconcilier le sensible et l'intelligible et à refuser de compartimenter l'homme, comme le font précisément les philosophes, en instaurant une séparation entre le domaine de la science et un autre qui lui demeurerait étranger pour leur appartenir en propre. Je crois qu'il n'est possible de comprendre l'homme qu'à partir du moment où le type d'explication qu'on recherche vise à réconcilier l'art et la logique, la pensée et la matière, le sensible et l'intelligible. Si ces termes nous paraissent séparés, comme disjoints, il ne faut en accuser que l'infirmité congénitale de notre connaissance.

J'ai, d'autre part, essayé de mettre en évidence la richesse du type d'analyse des mythes que je propose ou remets en honneur après Plutarque, qui en est l'initiateur. Elle fait rejaillir des mythes, contrairement à ce l'on peut croire, infiniment plus de sens que les banalités que l'on se contentait généralement d'y reconnaître. Si quelque chose ressort de toute l'entreprise, c'est bien ce que j'appellerais la présence du détail : il n'y a rien dans le mythe que l'on puisse ignorer, rien qu'on puisse dire ou bizarre ou absurde pour préserver quelques grandes vérités éternelles. Il n'y a rien qui ne doive entrer en ligne de compte, par conséquent qui n'ait un sens. J'ai précisément essayé de montrer quel est ce sens, ou quels sont ces sens.

• Cette prégnance du détail est certainement le souci et l'apport majeurs des études structurales. Quand vous dites : il n'y a rien dans le mythe qui ne signifie, on ne peut s'empêcher de penser au " tout signifie " dont Barthes a fait l'indispensable préalable de " S/Z ". C'est à cela, sans doute, qu'on doit d'éprouver tout au long des Mythologiques comme un vertige.

- La grande difficulté vient de ce que le lecteur, quel qu'il soit et même s'il a une formation ethnologique, aborde fatalement ces mythes de l'extérieur. J'ai mis trois ans à écrire ce dernier volume alors que personne, naturellement, ne consacrera trois ans à le lire. Et pourtant, tout ce temps était nécessaire pour m'imprégner à tel point de la substance des mythes que je les savais tous pratiquement par coeur.

D'autre part ce dernier volume, déjà beaucoup plus gros que les précédents, voudrait remplacer les trois ou quatre volumes qu'il aurait fallu réellement consacrer à la même matière. Mais j'ai été pendant tout mon travail obsédé par ce qui est arrivé à Saussure avec les Nibelungen, sur lesquels il a travaillé pendant des années, auxquels il a consacré des dizaines et des dizaines de carnets de notes On se rend très bien compte en les lisant qu'au fur et à mesure que son étude, passionnante, progressait, il devenait tellement écrasé, noyé par ses propres matériaux qu'il n'arrivait plus à en commander le fil. C'était le péril majeur qui me guettait tout au long de la composition des Mythologiques. Je me suis donné pour principe infrangible que je ne devais pas y succomber et qu'il me fallait à tout prix, même à celui d'éprouver le lecteur, conduire l'entreprise jusqu'à son terme.