Emmanuel KANT (1724-1804) Critique de la Raison pure, 1787,
L'acte de tenir pour vrai (la créance) est un fait de notre
entendement qui peut reposer sur des raisons objectives, mais qui exige
aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge ; quand cet
acte est valable pour chacun, pour peu qu'il ait seulement de la raison, la
raison en est objectivement suffisante, et le fait de tenir pour vrai
s'appelle alors conviction . Quand il a uniquement son fondement dans la
nature particulière du sujet, on le nomme persuasion.
La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement,
qui réside simplement dans le sujet, est tenu pour objectif. Aussi un
jugement de ce genre n'a-t-il qu'une valeur personnelle, et la créance ne se
communique pas. Mais la vérité repose sur l'accord avec l'objet, et par
conséquent, par rapport à cet objet, les jugements de tout entendement
doivent être d'accord (consentientia uni tertio consentiunt inter se). La
pierre de touche servant à reconnaître si la créance est une conviction ou
une simple persuasion est donc extérieure : elle consiste dans la
possibilité de la communiquer et de la trouver valable pour la raison de
chaque homme ; car alors on peut au moins présumer que la raison de l'accord
de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera
sur un fondement commun, je veux dire sur l'objet, avec lequel, par suite,
tous les sujets s'accorderont, prouvant par là même la vérité du jugement.
La persuasion ne peut donc pas, à la vérité, se distinguer subjectivement de
la conviction, si le sujet a devant les yeux la créance simplement comme un
phénomène de son propre esprit ; l'épreuve que l'on fait sur l'entendement
d'autrui des raisons qui sont valables pour nous, afin de voir si elles
produisent sur une raison étrangère le même effet que sur la nôtre, est
cependant un moyen qui, bien que purement subjectif, sert, non pas sans
doute à produire la conviction, mais à découvrir la valeur toute personnelle
au jugement, c'est-à-dire à découvrir en lui ce qui n'est que simple
persuasion.
Si l'on peut en outre expliquer les causes subjectives du jugement, causes
que nous prenons pour des raisons objectives de ce jugement, et par
conséquent expliquer notre créance trompeuse comme un événement de notre
esprit, sans avoir besoin pour cela de la nature de l'objet, nous mettons
alors l'apparence à nu et nous ne serons plus trompés par elle, bien qu'elle
puisse toujours nous tenter jusqu'à un certain point, si la cause subjective
de cette apparence tient à notre nature.
Je ne peux affirmer, c'est-à-dire exprimer comme un jugement nécessairement
valable pour chacun, que ce qui produit la conviction. Je puis garder pour
moi ma persuasion, si je m'en trouve bien, mais je ne puis ni ne dois
vouloir la faire valoir hors de moi.
La créance ou la valeur subjective du jugement par rapport à la conviction
(qui a en même temps une valeur objective) présente les trois degrés
suivants : l'opinion, la foi et le savoir. L'opinion est une créance qui a
conscience d'être insuffisante subjectivement aussi bien qu'objectivement.
Quand la créance n'est suffisante que subjectivement, et qu'en même temps,
elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s'appelle foi. Enfin
celle qui est suffisante subjectivement s'appelle savoir. La suffisance
subjective s'appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective,
certitude (pour chacun). Je ne m'arrêterai pas à éclaircir des concepts
aussi faciles à comprendre.