Textes

Vladimir Jankelevitch
L’Ironie,

 

“Toute vérité n’est pas bonne à dire; on ne répond pas à toutes les questions, du moins on ne dit pas n’importe quoi à n’importe qui; il y a des vérités qu’il faut manier avec des précautions infinies, à travers toutes sortes d’euphémismes (1), et d’astucieuses périphrases (2); l’esprit ne se pose sur elles qu’en décrivant de grands cercles, comme un oiseau. Mais cela est encore peu dire : il y a un temps pour chaque vérité, une loi d’opportunité qui est au principe même de l’initiation; avant il est trop tôt, après il est trop tard (…) Ce n’est pas tout de dire la vérité, “toute la vérité”, n’importe quand, comme une brute : l’articulation de la vérité veut être graduée; on l’administre comme un élixir puissant et qui peut être mortel, en augmentant la dose chaque jour, pour laisser à l’esprit le temps de s’habituer. La première fois, par exemple, on racontera une histoire; plus tard on dévoilera le sens ésotérique (3) de l’allégorie. C’est ainsi qu’il y a une histoire de saint Louis pour les enfants, une autre pour les adolescents et une troisième pour les chartistes (4), à chaque âge sa version; car la pensée, en mûrissant, va de la lettre à l’esprit et traverse successivement des plans de vérité de plus en plus ésotériques. Aux enfants le lait des enfants, aux adultes le pain substantiel des forts.”

Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, 1964, Éd. Flammarion, collection Champs.