Textes

Vladimir Jankelevitch (1903- 1985)
In L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et le dignité (Seuil, 1986)

 

[L'IMPRESCRIPTIBLE]


« L'extermination des Juifs ne fut pas, comme les massacres d'Arméniens, une flambée de violences : elle a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée, systématiquement perpétrée par les doctrinaires les plus pédants qui aient jamais existé ; elle répond à une intention exterminatrice délibérément et longuement mûrie ; elle est l'application d'une théorie dogmatique qui existe encore et qui s'appelle l'antisémitisme. Aussi dirions-nous volontiers, en renversant les termes de la prière que Jésus adresse à Dieu dans l'Évangile selon saint Luc : Seigneur, ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu'ils font ».
[…]
Le massacre minutieux, administratif, scientifique, métaphysique de six millions de Juifs n'est pas un malheur « en soi », ni un cataclysme naturel : c'est un crime dont un peuple entier est plus ou moins responsable, et ce peuple, après tout, a un nom, et il n'y a pas de raison de ne pas dire le nom de ce peuple, ni de céder à l'étrange pudeur qui interdit aujourd'hui de le prononcer. Un crime qui fut perpétré au nom de la supériorité germanique engage la responsabilité nationale de tous les Allemands. Les deux Allemagnes, héritières de l'État national-socialiste, ont des comptes à rendre, c'est un fait. La monstrueuse machine à broyer les enfants, à détruire les Juifs, les Slaves, les résistants par centaines de milliers ne pouvait fonctionner que grâce à d'innombrables complicités, et dans le silence complaisant de tous ; les bourreaux torturaient, et le menu fretin des petits criminels aidait ou ricanait. Hélas ! du mécanicien des convois qui menaient les déportés à la mort jusqu'au misérable bureaucrate qui tenait les bordereaux des victimes, - il y a bien peu d'innocents parmi ces millions d'Allemands muets ou complices. Dire qu'il faudra longtemps encore pour découvrir toutes les complexes ramifications du crime, ce n'est pas dire que les Allemands soient responsables collectivement ou en tant qu'Allemands : il y avait des démocrates allemands dans les camps, et nous saluons bien bas cette élite perdue dans la masse vociférante des autres ; de tous les autres. On ne peut passer ici sous silence le geste bouleversant du chancelier Brandt (devant le mémorial du ghetto de Varsovie). Et d'autre part le courage admirable de Mme Beate Klarsfeld prouve que l'élite de la jeune génération allemande a su relayer l'élite dont nous parlons. En dehors de ces élites, un peuple entier a été, de près ou de loin, associé à l'entreprise de la gigantesque extermination ; un peuple unanimement groupé autour de son chef, qu'il avait maintes fois plébiscité avec frénésie, à qui il confirma tant de fois son adhésion enthousiaste, en qui il se reconnaissait. Nous avons encore dans l'oreille les affreux hurlements des congrès de Nuremberg. Qu'un peuple débonnaire ait pu devenir ce peuple de chiens enragés, voilà un sujet inépuisable de perplexité et de stupéfaction. On nous reprochera de comparer ces malfaiteurs à des chiens ? Je l'avoue en effet : la comparaison est injurieuse pour les chiens. Des chiens n'auraient pas inventé les fours crématoires, ni pensé à faire des piqûres de phénol dans le coeur des petits enfants… »