L'IMPRESCRIPTIBLE
Le Monde 4 Janvier 1965

 

IL y aura bientôt vingt ans que la dernière fournée de malheureux est entrée nue dans les chambres à gaz, poussée par les chiens et par des gardes pires que leurs chiens. Car cela a été possible. Ce crime sans nom est un crime vraiment infini, dont l'inexprimable horreur s'approfondit à mesure qu'on l'analyse. On croyait savoir et on ne savait pas encore, ni à quel point. Nous-mêmes, qui aurions tant de raisons de savoir, nous apprenons chaque jour quelque chose de nouveau, un détail particulièrement révoltant, un supplice particulièrement ingénieux, une atrocité machiavélique dont, il faut bien le dire, le sadisme allemand seul, est capable. Il n'est pas étonnant qu'un crime insondable appelle en quelque sorte une méditation inépuisable. Les inventions inédites de la cruauté, les abîmes de la perversité la plus diabolique, les raffinements inimaginables de la haine, tout cela nous laisse muets, et d'abord confond l'esprit. On n'en a jamais fini d'approfondir ce mystère de la méchanceté gratuite.

À proprement parler, le grandiose massacre n'est pas un crime à l'échelle humaine ; pas plus que les grandeurs astronomiques et les années-lumière. Aussi les réactions qu'il éveille sont-elles d'abord le désespoir et un sentiment d'impuissance devant l'irréparable. On ne peut rien. On ne redonnera pas la vie à cette immense montagne de cendres misérables. On ne peut pas punir le criminel d'une punition proportionnée à son crime : car auprès de l'infini toutes les grandeurs finies tendent à s'égaler ; en sorte que le châtiment devient presque indifférent ; ce qui est arrivé est à la lettre inexpiable. On ne sait même plus à qui s'en prendre, ni qui accuser. Accuserons-nous ces touristes allemands placides et bonasses et qui, eux, se portent bien, et ont à coup sûr très bonne conscience ? Ils seraient certes fort étonnés d'être ainsi pris à partie et se demanderaient ce que nous leur voulons, et de quoi il est question. Personne ici-bas n'a mauvaise conscience, cela est assez connu. Personne n'est coupable, car personne n'a jamais été nazi ; en sorte que le monstrueux génocide, catastrophe en soi, comme les tremblements de terre et les raz de marée, n'est de la faute de personne.

Eh bien non ! Le massacre méthodique, scientifique, administratif de six millions de juifs n'est pas un malheur " en soi ", c'est un crime dont un peuple entier est responsable, et il n'y a pas de raison de ne pas dire le nom de ce peuple, ni de céder à l'étrange pudeur qui interdit aujourd'hui de le prononcer. La monstrueuse machine à broyer les enfants, à détruire les juifs, les Slaves, les résistants par centaines de milliers ne pouvait fonctionner que grâce à d'innombrables complicités. Hélas ! du mécanicien des convois qui menaient les déportés à la mort jusqu'au misérable bureaucrate qui tenait les bordereaux des victimes, il y a bien peu d'innocents parmi cette génération d'Allemands muets ou complices. Qu'un peuple entier ait été de près ou de loin associé à l'entreprise de la gigantesque extermination, qu'un peuple débonnaire ait pu être ce peuple enragé, cela mérite réflexion.

Et nous, devant ce qui est maintenant accompli, que devons-nous faire ? Au sens propre du verbe faire, on ne peut plus faire aujourd'hui que des gestes inutiles, symboliques et même déraisonnables, comme par exemple de ne plus jamais aller en Allemagne. Et pourtant quelque chose nous incombe. Ces innombrables morts sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n'en parlions pas ? Qui même y penserait ? Nous qui survivons par hasard, nous ne sommes, tout de même pas plus à plaindre qu'eux ; notre nuit n'est tout de même pas plus noire que la leur ; leur affreux calvaire nous a été épargné ; leurs épreuves, nous et nos enfants ne les connaîtrons plus. Ce qui est arrivé est unique dans l'histoire et sans doute ne se reproduira jamais, car il n'en est pas d'autres exemples depuis que le monde est monde ; un jour viendra où on ne pourra même plus l'expliquer. On éprouverait quelque soulagement à banaliser ce cauchemar : une guerre comme toutes les guerres, gagnée par l'un, perdue par l'autre, et accompagnée par les malheurs inévitables de la guerre, il n'y aurait, dans ces abstractions, rien que de très ordinaire, rien qui puisse troubler le sommeil d'une bonne conscience. Mais non, le sommeil ne revient pas. Nous y pensons le jour, nous en rêvons la nuit. Et puisqu'on ne peut cracher sur les touristes, ni leur jeter des pierres, il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir. Quand on ne peut rien " faire ", on peut du moins ressentir inépuisablement. C'est sans doute ce que les brillants avocats de la prescription appelleront notre ressentiment, notre impuissance à liquider le passé. Au fait, ce passé fut-il jamais pour eux un présent ? Mais le " ressentiment " peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable. Bientôt les arbres fleuriront à Auschwitz, comme partout ; car l'herbe n'est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d'inexprimable misère. Aujourd'hui, quand les sophistes nous convient à l'oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant la folie de la haine.