Chapitre III. Le pardon fou : « acumen veniae »
Vladimir Jankélévitch
in Le pardon (2019), pages 177 à 257

 

Nous disions : l’excuse motivée n’excuse que l’excusable ; le pardon immotivé pardonne l’inexcusable : c’est là sa fonction propre. Car l’inexcusable justement n’est pas impardonnable ; et l’incompréhensible non plus n’est pas impardonnable ! Quand un crime ne peut être ni justifié ni expliqué ni même compris, quand, tout ce qui pouvait être compris ayant été compris, l’atrocité de ce crime et l’évidence accablante de cette responsabilité éclatent à tous les yeux, quand l’atrocité n’a ni circonstances atténuantes ni excuses d’aucune sorte, quand tout espoir de régénération doit être abandonné, alors il n’y a plus rien d’autre à faire qu’à pardonner : c’est, en désespoir de cause, le suprême recours et la grâce ultime ; c’est, en dernière instance, la seule et unique chose qui reste à faire. Nous atteignons ici aux confins eschatologiques de l’irrationnel. Mieux encore : l’inexcusable lui-même n’est matière à pardon que parce qu’il est, précisément, inexcusable ; car si on pouvait l’excuser, l’injuste hyperbole du pardon ne serait pas tellement nécessaire ; le pardon se réduirait à une formalité et à un protocole vide. Tel est aussi le cas de la foi selon Pascal, cette foi qui est paradoxale et qui croit en dépit de l’absurde : on ne nous demande de croire à l’indémontrable que parce qu’il est, justement, impossible à démontrer : si la religion était démontrable, et si les preuves du christianisme étaient convaincantes, et si l’existence de Dieu était manifeste, la folie de la foi ne serait pas plus nécessaire que la folie du pardon ; il n’y aurait pas lieu de croire cette chose insensée : qu’un avenir de peines ou de joies est réservé à l’âme après la mort. C’est ainsi que l’auteur d’un traité de géométrie ou d’une éthique more geometrico demonstrata ne nous demande pas de « croire » à l’enchaînement apodictique de ses théorèmes et de ses corollaires ; on ne sollicite notre bon vouloir que lorsque les thèses sont douteuses, incertaines, ou même invraisemblables et contradictoires. C’est pourquoi des « raisons » de pardonner ne sont guère plus admissibles, à la rigueur, que des « raisons » de croire : si nous pardonnons, c’est parce que nous n’avons pas de raisons ; et si nous avons des raisons, c’est l’excuse, et non le pardon, qui est compétente. Les raisons du pardon suppriment la raison d’être du pardon. Et il en est de même si on se place du point de vue du coupable : le « droit au pardon » est une contradiction et un non-sens à peine moins absurde que l’idée d’un « droit à la grâce ». Le pardon est gratuit comme l’amour, encore qu’il ne soit pas lui-même amour ni ne se change forcément en amour. Mais il arrive qu’on finisse par aimer celui à qui on pardonne ; un homme déçu par la malveillance du partenaire trouve dans ses épreuves elles-mêmes une occasion de se passionner. Et inversement on pardonne plus facilement à celui qu’on aimait déjà. La grâce du pardon est en somme plutôt celle de la charité en général.

1. – Le pardon impur

2À l’intérieur du pardon proprement dit, trois cas transitionnels peuvent encore être distingués, qui nous achemineront vers la limite hyperbolique du pardon pur. Voici le premier. On peut pardonner en toute lucidité à un coupable confirmé, à un coupable reconnu coupable et par conséquent inexcusable, et lui pardonner sans que ni l’usure, ni les circonstances atténuantes, ni l’empressement à liquider l’accusation y soient pour rien : dans ce pardon apparemment gratuit une minuscule spéculation peut pourtant se glisser, une arrière-pensée infinitésimale et comme un tout petit calcul. De la même façon Pascal, plaidant pour son indémontrable foi, s’adresse aux incroyants dans le langage utilitaire et probabiliste du pari : incapable de les convaincre par des arguments probants, il essaie du moins de les persuader par le calcul des chances ; il les incline vers l’au-delà en usant d’un raisonnement hasardeux et simplement plausible qui, compte tenu de la marge d’incertitude, n’autorise que des conjectures vraisemblables. Mais les raisons drastiques et militantes par lesquelles on prétend décider les mécréants à miser sur l’au-delà, ces raisons sont encore des raisons ; ces raisons, faisant vibrer la corde de l’intérêt mercenaire, agissent sur le joueur grâce au pouvoir de suggestion d’une sainte rhétorique. Ce qui (si nous nous éloignons maintenant de Pascal) peut vouloir dire : Dieu n’est pas tant indémontrable que provisoirement indémontré… Démontré, – il le sera peut-être un jour. Croyez, en attendant ! Les mots « probabilité » et « probable », probabilis, invitent eux-mêmes à cette spéculation aléatoire, puisqu’ils désignent ce qui est susceptible d’être prouvé un jour, probari. Le pardon à son tour peut n’être qu’une excuse très chanceuse ; il pardonne aujourd’hui aventureusement ce que peut-être il excuserait demain très légitimement et de plein droit s’il savait attendre. Si le joueur fait un pari raisonnable, la charité d’aujourd’hui peut devenir la justice de demain ; mais inversement aussi le pardon accepte le risque d’absoudre dès maintenant un accusé au moins suspect sans être sûr que l’accusé méritera cette absolution. Pardonnez donc, si vous acceptez de courir le risque ! Ce pardon-là est en réalité une excuse intellectualiste à retardement, une excuse motivée dont la motivation est particulièrement aventureuse et aléatoire : c’est la hardiesse seule qui lui donne l’apparence de la gratuité ; la grâce en ce cas a ses raisons, si fragiles soient-elles, et ce n’est donc pas une grâce ! Celui qui absout un coupable fait confiance à ce coupable, et il espère que l’avenir justifiera sa confiance, que son calcul s’avérera exact… Mais c’est un calcul ! Qui sait si telle ou telle circonstance inconnue ne justifiera pas un pardon injustifié et illégitime et déraisonnable pour l’instant, mais demain légitime et raisonnable et justifié ? Peut-être, après tout, le méchant n’est-il pas si méchant, ni le coupable si coupable ? peut-être le menteur n’est-il pas si menteur ? car un mensonge s’interprète de bien des manières plausibles ; et si un mensonge est un mensonge, un mensonge ne fait pas toujours un menteur. Peut-être quelque excuse encore insoupçonnée rendra-t-elle un jour le pardon superflu… Peut-être, peut-être… Ce peut-être est le peut-être de l’espérance et de la possibilité elpidienne, le peut-être de l’optimisme intellectualiste. Pardonner, c’est faire crédit à un innocent qui a toutes les apparences du coupable ; et c’est excuser par anticipation et pour l’amour d’une innocence espérée, escomptée, présumée, qui se révélera ou se vérifiera plus tard. Dans l’insondable profondeur de l’intention il y en a, rappelons-le, pour tous les goûts ; dans l’infinie ambiguïté de l’intention il y a de quoi justifier aussi bien l’optimisme que la misanthropie. Le devenir se charge d’actualiser et l’un et l’autre. L’optimiste interprète dans un sens favorable ce que nous appelions l’équivoque intentionnelle, équivoque dont le temps développera les possibles : il parie que la bipossibilité et la contingence du futur se déclareront finalement en faveur de l’innocence. On ne sait jamais… Il suffit d’une seule chance pour que le coupable-innocent se révèle innocent : nous devons réserver précieusement, explorer soigneusement cette chance unique. Mais il arrive aussi que l’excuse intellectualiste déguisée en pardon professe un optimisme un peu forcé et se cache à elle-même la triste vérité ; cette vérité désespérante, elle n’est pourtant pas sans l’entrevoir ; et cette vérité, c’est qu’il n’y a pas d’excuse ; c’est que le crime est inexcusable, que le criminel de ce crime est incurablement méchant et qu’aucune circonstance cachée, encore à découvrir, n’atténue sa culpabilité, que la liberté de cette mauvaise volonté est pleinement responsable, et qu’il y a donc un mal de malveillance. Après cela, pardonnez si vous pouvez ! Pardonner ? c’est pourtant tout ce qui resterait à faire… Mais non ! Le conformisme intellectualiste préfère se leurrer lui-même et invoquer pour le coupable le bénéfice de l’excusabilité présumée. Or ce sont là des vérités de Bibliothèque rose : elles expriment avant tout la phobie de la liberté et dispensent par conséquent l’homme raisonnable de se placer d’emblée dans le tout-autre-ordre pour courir la folle aventure du pardon.

3Un autre genre de spéculation, comportant d’autres risques, peut se glisser à l’intérieur du pardon le plus gratuit : cette spéculation est l’espoir d’améliorer le criminel par l’effet même de sa gratitude envers celui qui l’a gracié. Ici nous nous rapprochons davantage de la limite du pardon pur : car il est désormais admis que le coupable est bien coupable ; le coupable n’est plus présumé foncièrement innocent. Tout à l’heure nous admettions ne pas connaître à fond une situation infiniment complexe : des éléments nous manquaient, susceptibles peut-être de justifier la révision du procès ; car toute condamnation reste sommaire à quelque degré ; la sévérité, expliquions-nous, est en général plus simpliste que l’indulgence. Il suffisait donc d’attendre patiemment que l’histoire, grâce au seul déroulement spontané de son devenir, fît apparaître les éléments susceptibles de réhabiliter le condamné. À présent le tribunal de l’histoire devient inutile. Ce n’est plus la temporalité, en d’autres termes le mouvement naturel de la futurition, qui dévoile l’excusabilité virtuelle d’une faute : c’est l’acte même du pardon qui détermine l’amendement du coupable ou qui hâte la conversion de ce coupable. Au moment où le pardon allait pardonner, le coupable était en effet coupable : mais l’action rédemptrice, purifiante et absolvante de la générosité transfigure le coupable-coupable en coupable-innocent, puis en innocent. La complexité et l’ambiguïté infinies des intentions, on l’a vu, justifiaient l’indulgence envers la malveillance patente et légitimaient le crédit fait à la bienveillance latente : de la même façon cette complexité facilite peut-être l’amendement du coupable transfiguré par le pardon ; si une invisible bonne volonté se cache sous la mauvaise, le rôle du pardon est de développer cette bonne volonté infinitésimale, cette bienveillance ésotérique enveloppée dans une malveillance exotérique, et d’encourager la bienveillance de la malveillance. Mais on peut aussi penser que le geste de gracier déclenche dans le pécheur touché par cette grâce une manière de mutation miraculeuse : l’idée d’une bonne volonté en germe n’aurait alors pour but que d’escamoter la discontinuité de la mue. Pardonner, ici, ce n’est plus reconnaître par anticipation une innocence inévidente, et pourtant déjà donnée ; pardonner, c’est consacrer l’accession du pécheur à une vie nouvelle. Le pardon, désormais, n’est plus la spéculation passive et quiétiste du joueur qui achète un billet de loterie et s’en remet à sa bonne chance et à la roue de la fortune, sans agir lui-même sur cette roue sinon par la magie superstitieuse d’un vœu platonique ; ce pardon au coupable réputé coupable n’est même pas la spéculation d’un joueur qui raisonne d’après le calcul des probabilités et la loi des grands nombres ; ni davantage le calcul d’un spéculateur prévoyant qui, pour jouer le plus possible à coup sûr, achète ou vend à la Bourse des valeurs après étude du marché… Rien de tout cela ! La spéculation ne spécule plus sur un hasard indépendant, la spéculation crée elle-même un destin en spéculant. Le pardon rédempteur implique une volonté transformatrice et prétend influer lui-même sur le coupable par la seule force de son rayonnement ; et il est donc une espérance militante, non un espoir fataliste ; et il suppose un acte de confiance, non une attente paresseuse. L’accusateur qui abandonne l’accusation pour transformer le fautif engage sa responsabilité propre dans une aventure activement conduite. Il ne prend pas le risque de supposer innocent celui qui a l’air coupable : il travaille lui-même à le racheter, non pas en le punissant, mais de façon paradoxale, en le désarmant à force de douceur. – Qu’est-ce qui empêche pourtant ce pardon purifiant d’être pur lui-même ? Ce qui l’empêche d’être pur, c’est précisément qu’il pardonne pour cela : pour purifier. Naturellement, il n’y a pas de mal à cela : l’espoir d’amender son frère est un espoir des plus honorables, un espoir désintéressé, un espoir qui n’a rien de mercenaire et où l’on chercherait en vain un atome d’intérêt-propre. Et d’autre part il s’en faut de beaucoup qu’un tel pardon provoque infailliblement et dans tous les cas, comme par un déclenchement automatique, la conversion du criminel gracié, rédimé… et miraculé. Ce serait trop beau ! car s’il en était bien ainsi, le pardon serait une institution légale, obligatoire et universelle et c’est alors le refus de pardonner le crime qui serait le crime ; une justice rigoureuse deviendrait en ce cas quelque chose comme un délit de non-assistance à une âme en danger… Pouvoir sauver un pécheur à coup sûr en lui pardonnant, et préférer le punir, comme d’ailleurs il le « mérite », pouvoir le sauver et refuser de le sauver, c’est bien là une manière de meurtre spirituel. Si le pardon déclenchait par un mécanisme infaillible la rédemption du coupable, il n’y aurait jamais lieu de demander pardon, jamais lieu d’implorer le pardon de sa victime ou de ses juges, de supplier pour obtenir grâce. En un mot, il n’y aurait pas de pardon. Car qu’est-ce qu’un pardon exigible, sinon un droit pur et simple ? En fait, celui qui ouvre les prisons et tient quittes sans conditions tous leurs pensionnaires prend un risque : est-ce un beau risque ? On peut ainsi sauver bien des âmes, et on peut également mettre en danger tous les citoyens. C’est cette périlleuse imprudence, cette folle et peut-être mortelle aventure, cette incertitude en un mot qui, à la limite, sont censées rendre le pardon convertissant indiscernable du pardon tout court, c’est-à-dire de la grâce pure. L’eschatologie philanthropique des libertaires, on le sait, met tout son espoir dans la contagion révolutionnaire d’une absolution générale : brûler tous les dossiers, amnistier tous les gredins, libérer tous les gangsters, embrasser les gentlemen tortionnaires, recevoir docteurs honoris causa les métaphysiciens de la Gestapo et l’ex-commandant du Gross-Paris, transformer les palais de justice en cinémas et les prisons en patinoires, – voilà le vrai jugement dernier et l’objet même du pari final : ce jugement dernier, en même temps qu’il paraît mettre fin à l’histoire, nous ramènerait à l’âge d’or d’une espèce de paradis perdu. Alors nous demandons de nouveau : qu’y a-t-il d’impur dans cette promesse d’un paradis perdu par la faute de la justice et retrouvé par la grâce du pardon immérité et purifiant ? Répondons : la promesse elle-même ! Ce qui est impur, c’est l’arrière-conscience d’un lien unissant la remise de la peine et la conversion du coupable ; ce qui est impur, c’est l’intention expresse et un peu indiscrète de sauver une âme immortelle en pardonnant. Comment le redresseur des âmes, s’étant avisé des effets purifiants du pardon, ne loucherait-il pas vers ce rapport ? Le pardon, dans ces conditions, n’est plus la résolution de surmonter la faute par amour pour les hommes, le pardon n’est plus lui-même la conversion de la rancune à la charité : le pardon est devenu le moyen hypothétique d’autre chose ; le pardon en veine de prosélytisme implique un calcul à longue portée, une intelligente manœuvre, ou mieux un stratagème pédagogique ; et il espère bien être payé de retour, et n’avoir pas pardonné en vain ni pour rien ; il escompte que le coupable aura à cœur de mériter après coup sa grâce, que le fautif se fera un point d’honneur de justifier l’imprudente confiance dont il fut l’objet. La récupération de cet homme perdu sera pour notre témérité la meilleure récompense. L’optimiste, misant sur la perfectibilité de l’homme, espère que l’absolution n’aura pas servi à rien. Ce pardon un peu trop prévoyant nous engage, si l’on peut dire, dans des investissements à lointaine échéance : il est donc difficile de voir en lui autre chose qu’une générosité bien entendue et un désintéressement intéressé. Dans toute spéculation trop bien intentionnée sur le salut du pécheur, on distingue ainsi une très subtile concupiscence spirituelle. En vérité, le pardon est devenu une sorte de cadeau destiné à faire pression sur les méchants, une méthode pour acheter la conversion des coupables en leur forçant un peu la main. Qui résisterait à ce généreux chantage ? Il faut avouer que le pardon, tout comme la non-résistance au mal, est souvent une stratégie : au lieu d’opposer la force à la force, les non-violents, refusant le combat, désarment la violence par la force douce de la charité. Spinoza, dans un langage un peu militaire, nous propose cette ruse : odium amore expugnare[1][1]Éthique, IV, 46 et sc.  ; car un odium reciprocum n’assure pas la victoire. C’est ainsi que dans la Bataille des Huns de Liszt, la force douce elle-même est devenue une arme et l’emporte sur la violence barbare. Pardonner, en ce sens, c’est supposer le problème résolu pour, après coup, le résoudre, supposer le coupable innocent pour le rendre innocent en effet par cette supposition même, et, à cette fin, devancer témérairement le coupable par une sorte de suggestion prévenante. Le magnanime ira donc au-devant du coupable : le pardon, telle une liberté libératrice, induit en l’autre un mouvement rédempteur. Peut-on dire que le geste gratuit du premier fasse naître la gratitude dans le second ? Ce qui nous empêche de le dire, c’est le manque d’innocence de ce pardon tactique : le geste gratuit gracie le coupable pour l’induire en gratitude ; il n’est donc pas lui-même en état de grâce.

4Il y a enfin des cas hybrides, des formes mixtes où l’excuse se mêle au pardon ; non parce qu’il se découvrira plus tard que le pardon était une excuse, comme dans la spéculation du premier genre, mais parce que l’excuse et le pardon sont donnés à la fois : des circonstances atténuantes viennent renforcer notre décision gratuite d’absoudre le coupable. On répondra, il est vrai, qu’un demi-pardon n’est pas un pardon du tout, et que le pardon est total ou n’est rien. Le pardon est à cet égard comme la confiance et l’amour : une toute petite méfiance suffit à nihiliser la confiance sans limites ; un minuscule soupçon, un seul, – et de cette confiance vaste et profonde comme la mer, il ne reste rien. Un atome d’intéressement suffit à anéantir le désintéressement le plus pur : quelques traces infinitésimales d’intérêt-propre, ou seulement d’estime justifiée, un soupçon de causalité explicative, – et l’amour a cessé d’être purissime, au sens maximal et superlatif de ce mot. De la même manière la grâce cesse d’être la grâce à la moindre grisaille qui vient à ternir sa blancheur, le pardon cesse d’être le pardon pour peu qu’un milligramme de motivation raisonnable vienne à le justifier : la spontanéité absolument initiale, gratuite et surnaturelle de l’absolution est alors ternie par l’excusabilité de la faute. Or une pureté qui est ternie est détruite. Pourtant, et bien que le pardon pur soit théoriquement indivis et immérité, il lui arrive de se chercher des prétextes justificatifs : nous appelons alors gratuité la disproportion qui éclate entre l’immensité de l’absolution et l’insignifiance du prétexte ; c’est ainsi que l’homme généreux s’accroche parfois à un semblant d’excuse atténuante ou de circonstance excusante, gonfle démesurément l’occasion justificative, ou même l’invente de toutes pièces pour être en règle avec la logique rationnelle. L’amour, sollicité de dire pourquoi il aime (comme s’il était nécessaire qu’il y eût un pourquoi !) se cherche et, naturellement, se trouve tout de suite des parce-que ; le créateur, interrogé par les journalistes sur le mystère de la création, reconstruit une causalité rétrospective – car il trouve plus convenable d’écrire ses poèmes pour telle ou telle raison ; et de même le pardon impulsif se donne à lui-même après coup une étiologie explicative et de raisonnables motifs d’indulgence : il trouve rétrospectivement les raisons d’excuser ce qu’il était tout disposé à pardonner sans raison. Car aucun être pensant n’avoue volontiers une décision immotivée et indélibérée, ni ne renonce à l’exercice du raisonnement… Dans la continuation de la quotidienneté ce sont le plus souvent ces mélanges approximatifs de rationalité et de générosité qui tiennent lieu de pardon. La décision immotivée s’enveloppe alors d’un pourtour de bonnes raisons plus ou moins rétrospectives.

2. – La conscience du pardon et le discours sur le pardon

5Il nous faut donc redire du pardon pur, venia pura, ce qui s’applique aussi bien au pur amour entrevu et visé par Fénelon, au pur désespoir du remords pur, à la perception « pure » de Bergson et finalement à l’innocence toute pure : le pardon pur est un événement qui n’est peut-être jamais arrivé dans l’histoire de l’homme ; le pardon pur est une limite à peine psychologique, un état de pointe à peine vécu ; la cime ponctuelle du pardon, acumen veniae, est à peine existante ou, ce qui revient au même, presque inexistante ! En fait, les éléments du complexe mental déteignant les uns sur les autres, la fine extrême pointe du pardon pur s’écrase et s’écache dans l’épaisse continuation de l’intervalle. D’abord la conscience du grand métazoaire pensant ne peut s’empêcher de prendre conscience de soi, de réfléchir sur elle-même, de contempler sa propre image dans un miroir : ainsi l’indiscrète et trop curieuse conscience se jauge et se mesure elle-même comme objet dans toutes ses dimensions. De même que la pesanteur de l’égoïsme retient en arrière les actes centrifuges de l’intention aimante, ainsi une sorte de lourdeur fatale condamne le pardon le plus désintéressé à perdre son innocence ; le ravissement, refluant vers l’ego, nous détourne de cet Autre que nous visions : l’amour hétérocentrique n’est plus qu’une périphrase de la philautie ; et de même une arrière-pensée de vanité, d’amour-propre ou d’intérêt mercenaire venant à nous effleurer, la gracieuse efférence du pardon se replie sur elle-même. La complaisance, c’est-à-dire le plaisir secondaire qu’on prend à son propre plaisir, supplante le plaisir primaire ; le ressentiment, c’est-à-dire le sentiment secondaire qu’on éprouve à l’occasion du sentiment, remplace le sentiment simple et primaire. Le ressenti rayonne dans toute son extension autour du senti comme autour d’un point central. Ainsi donc l’intention avec exposant, l’intention à la seconde puissance, qui est intention d’intention, se substitue à l’intention directe et innocente du pardon. Pour peu que l’homme du pardon se regarde pardonnant et se pense lui-même au lieu de penser à la faute du fautif, et ressente en écho ce qu’il sent, le ressentiment et le pardon commencent à se confondre un peu dans une même complaisance et une même secondarité ; bien que le pardon nous serve à liquider le ressentiment, toutes sortes de transitions apparaissent entre l’un et l’autre. Et comme un homme qui a sincèrement pitié puise dans sa propre pitié de grands motifs de satisfaction et savoure la douceur attendrie des larmes, ainsi l’homme qui pardonne sincèrement ne peut pas ne pas connaître aussitôt les délices de la bonne conscience bien contente. D’autre part, l’instant de la sincérité innocente rayonne en deçà et au-delà du présent, vers l’avant et vers l’après. Comme la conscience reconstitue un pourtour d’égoïsme autour du point de charité, ainsi la temporalité rétrospective et prospective réintègre une continuation de part et d’autre de l’instant : non seulement le point lumineux de l’intention fait du volume, mais encore l’étincelle de l’intention fait époque et prend du temps ; le clin d’œil du bon mouvement se continue lui-même grâce au retentissement et à l’anticipation et occupera en fait une certaine durée ; l’instant innocent déborde donc dans l’intervalle. D’abord le souvenir et la rétrospection étoffent le pardon en regardant vers le passé, en évoquant les grands pardons solennels de l’histoire ; l’homme qui se rappelle les exemples mémorables consignés dans les chroniques authentifie sa propre clémence et se complaît à épeler en elle les signes indéniables de la grandeur d’âme et de la sublimité morale ; Plutarque et le De Viris, l’Épitomé et l’hagiographie sont ainsi pour les magnanimes une source inépuisable de bonne conscience. Voilà pour l’arrière-goût. Et voici maintenant pour l’avant-goût : la conscience louche non seulement vers le passé, mais aussi vers le futur ; elle anticipe sur les effets du pardon et prévoit la conversion de celui qu’elle gracie. Ainsi donc la cime de l’âme s’effile dans le pardon, mais la succession chronologique et la réflexion de conscience, qui sont les deux dimensions de la complaisance, substituent à la fine pointe un « état-de-pointe ». Or il y a pointe, mais il n’y a justement pas état ! N’est-ce pas justement en cela que le pardon pur est un idéal normatif ? Tel est le pur désintéressement selon Kant. Même si personne, depuis que le monde est monde, n’a jamais pardonné sans réserves ni arrière-pensées, sans restrictions mentales, sans une dose infinitésimale de ressentiment, il suffit que la possibilité d’un pur pardon soit concevable ; même si elle n’est jamais atteinte en fait, la limite du pardon pur nous désignerait encore notre devoir, réglerait et orienterait nos efforts, fournirait un critérium pour nous permettre de distinguer le pur et l’impur, donnerait un étalon de mesure à l’évaluation et un sens à la charité ; celui qui n’atteint jamais l’idéal (l’idéal étant fait précisément pour n’être jamais atteint) peut s’en rapprocher à l’infini : c’est ce que le Phédon, parlant des essences intelligibles, appelle ἐγγύτατα ἰέναι [2][2]Phédon, 65 e. Cf. 67 d. aller au plus près. Ou en d’autres termes : dire que le pardon-limite est à l’horizon d’une quête infinie ou que la proximité immédiate est l’idéal d’une approximation asymptotique, d’une approximation sans fin, revient implicitement à admettre la possibilité d’une rencontre-éclair avec l’innocence pure : entre l’inattingibilité absolue dont nous menace le pessimisme et le contact chronique, physique ou extensif que nous promet l’optimisme, il y a sans doute la tangence instantanée. La tangence, non le toucher ! Ce sont des « touches » impondérables et impalpables assez analogues à celles dont parle saint François de Sales ; le pardon n’est pas chose tangible, mais il n’est pas non plus un idéal inattingible : l’homme effleure la limite du pur amour, et cela dure l’instant d’une étincelle fugitive, d’une étincelle brévissime qui s’allume en s’éteignant et apparaît en disparaissant. Ce qui dure un instant ne dure pas ; et malgré tout ce qui dure un instant n’est pas rien ! Appelons-le le je-ne-sais-quoi. Le je-ne-sais-quoi, qui est à peine quelque chose en son verso et presque quelque chose en son recto, le je-ne-sais-quoi est ici l’événement réduit à sa pure advenue ; le je-ne-sais-quoi est le surgissement ou clignotement de l’éclair réduit au fait d’advenir, c’est-à-dire à la fulguration elle-même. Ainsi la négativité objective du pardon pur tourne en positivité vécue ; la fine pointe qui, dans l’ordre des abstractions historiques et psychologiques, nous semblait quasi inexistante, correspond dans l’ordre du vécu au plus réel des événements. Certes la charité et le désintéressement sincère ne sont jamais la résidence habituelle de l’homme : car on ne peut séjourner sur les sommets vertigineux, sur la cime effilée du pardon ou de l’amour ; il faudrait des prodiges d’équilibre pour s’y maintenir… C’est en bas, dans l’extension de la plaine ou dans la continuation des vallées, que les habitants de l’empirie établissent leur domicile ! Aussi l’idée d’une vertueuse pérennité ou d’une domiciliation dans la vertu offre-t-elle le plus large flanc aux sarcasmes d’un La Rochefoucauld : hypocrisie et angélisme prétendent en effet restaurer une sorte de continuation morale ou de vertueuse chronicité à travers les intermittences de l’intention. Mais d’un autre côté l’instant du pardon désintéressé n’est pas radicalement inaccessible, à condition que par le mot accéder on veuille dire non point s’installer dans ses meubles, mais trouver et reperdre au même moment. Le miracle, c’est que l’avènement instantané soit capable d’inaugurer un avenir, de fonder une vie nouvelle, d’instaurer entre les hommes de nouveaux rapports ; le miracle est qu’une ère de paix puisse survivre à l’instant joyeux.

6Ce qui est vrai, c’est qu’un pardon légèrement empâté dans les prétextes ou épaissi par la conscience serait pour la philosophie seconde un objet plus maniable, pour le discours une nourriture plus substantielle. Tant qu’il s’agit d’excuses, à la bonne heure ! nous avons beaucoup à dire : on n’en finit pas d’expliquer les raisons implicites, de les classer et de les hiérarchiser selon leur importance ; car ce qui est motivé offre une riche matière au développement, aux descriptions et aux analyses ; l’excuse est naturellement mousseuse ; l’excuse foisonne, fait du volume et rend loquaces ceux qui entreprennent d’alléguer preuves et arguments. Rien n’est plus bavard qu’une lettre d’excuses énumérant les parce-que et détaillant les circonstances atténuantes ; rien, si ce n’est le jugement d’un tribunal, lorsque ce jugement énumère les considérants et les « attendus ». De l’acumen veniae, au contraire, il n’y a presque plus rien à dire : impossible de discourir sur cet instant ineffable, inexplicable, indescriptible qui tient tout entier dans la pure quoddité du mot de grâce. Car la grâce, qui est étincelle et battement de paupières, ne dit rien, ou mieux, dit un seul mot, et ce monosyllabe de grâce semble lui-même à l’image de la fine pointe sans épaisseur, comme il est à l’image de l’instant ponctuel sans intervalle. Dans la soudaineté de l’instant l’alpha et l’oméga coïncident : aucun logos n’a le temps de dérouler entre les deux la succession discursive de ses concepts. Et de même le discours du philosophe sur la grâce est aussi vite fini que commencé. Aussi la grâce du pardon, semblable en cela à un pur amour sincère, rend-elle muets et silencieux les raisonneurs qui seraient tentés d’en parler : elle les fait taire, elle refoule les paroles dans la gorge de l’orateur prolixe. Telle est la muette éloquence de la gnose selon Plotin. Il y a dans le pardon pur une sorte de laconisme surnaturel. La parole de grâce se prononce souvent dans le silence et n’a d’autre commentaire que le baiser paradoxal, l’injuste et incompréhensible baiser, le scandaleux baiser donné au persécuteur : mais le baiser n’est pas une parole, et pas plus que les larmes ne sont un « langage » ; l’accolade est bien plutôt un geste, comme l’imposition des mains dans ce Consolament cathare dont le baiser (aspasmos) est la conclusion ; l’Ordonné et le novice, ayant dit le perdonum qui est demande de grâce, et récité Parcite nobis[3][3]Cf. René Nelli, Écritures cathares, p. 237. Déodat Roché,… … se séparent en effet sur cette salutation de paix. Aspasmos n’est pas un gage ni un symbole de l’amour : Aspasmos est lui-même et immédiatement Agapé. À la fin de La Puissance des ténèbres, Nikita tombe à genoux, se prosterne jusqu’à terre et s’écrie : « Écoutez, Pravoslaves ! Je suis coupable… Pardonnez-moi pour l’amour du Christ ! » Et son père Akim, transporté, l’étreint et lui dit : « Dieu te pardonnera, mon cher enfant [4][4]Tolstoï, La Puissance des ténèbres, V, 2. . » Nikita ne cherche pas à excuser l’inexcusable, ni à plaider une cause indéfendable ni à se justifier ; et le pardon qui lui pardonne dit simplement : « Je te pardonne », sans autres explications, puisqu’en effet il n’y a pas de raisons d’absoudre… Et si l’on développait des raisons, ce seraient sans nul doute autant de raisons soit de ne pas absoudre, soit d’excuser ; et si l’on parlait au lieu de donner silencieusement le baiser de paix, ce serait pour dérouler des objections contre le pardon, pour argumenter contre le pardon, pour prouver l’entière responsabilité du coupable ou tout au contraire pour démontrer la nécessité de l’indulgence et plaider les circonstances atténuantes : car on parle pour accuser, – et on parle aussi pour excuser, quand l’accusé est innocent du crime dont on l’accuse ; seul, en somme, le pardon au coupable n’a rien à dire. Mais comme les hommes ne sont à leur aise que quand ils peuvent discourir, ils transforment volontiers le muet pardon en excuse motivée. Un pardon bavard est aussi suspect qu’un amant bavard : celui qui parle trop s’aime lui-même et aime l’amour en croyant aimer son aimé ; à force d’éplucher et de détailler devant un miroir les intéressantes particularités de sa belle âme amoureuse, il finit par oublier la deuxième personne et délaisse cet accusatif d’amour qui est la raison d’être immédiate de l’intention aimante. Il n’en va pas autrement du pardon : un pardon loquace s’intéresse à lui-même plus qu’au pécheur ; sa complaisance cache peut-être, qui sait ? des arrière-pensées ou quelque inavouable et minuscule ressentiment à l’endroit du pécheur. La faconde sentencieuse dissimule le manque de sincérité, comme elle sert à voiler la mauvaise conscience. C’est pourquoi on ne peut vraiment discourir sur le pardon qu’en parlant d’autre chose : en parlant autour et à propos, et d’abord en disant ce que le pardon n’est pas. Et par exemple il faut beaucoup de temps et de mots pour montrer que le pardon n’est pas l’excuse. Mais cette philosophie apophatique n’était peut-être qu’une vaste circonlocution autour de l’ipséité du pardon. N’est-il pas temps d’abandonner enfin ces périphrases pudibondes et de viser le pardon en lui-même ?

3. – « Venia pura » : le pardon-limite

7Il y a donc un pardon-limite qui est pardon hyperbolique et qui pardonne sans raisons. Ce mouvement immotivé ne peut être qu’un pur élan efférent privé de pourtour psychologique et d’épaisseur vécue. – Le pardon réprime les réflexes vindicatifs du talion, mais cela ne suffit évidemment pas, – car il pourrait suspendre la vengeance afin de la retarder, transformer la vengeance en vendetta, se réserver pour des représailles à lointaine échéance ; et le rancunier ne vaut pas mieux que le vindicatif. Il pourrait aussi s’abstenir des lointaines représailles elles-mêmes, faire juger et punir légalement l’offenseur : ce ne serait pas non plus le pardon. Non seulement celui qui pardonne ne se vengera pas maintenant, non seulement il renonce à toute vengeance future, mais il renonce à la justice elle-même ! Et il renonce à bien plus encore. C’est peu de dire qu’il ne recèle aucun atome d’amour-propre : il n’espère même pas que le coupable aujourd’hui gracié, et gratuitement gracié, tiendra plus tard à mériter sa grâce. Comprenons bien toutefois que cette absence d’espoir ou de perspective quant à une amélioration éventuelle du pécheur n’est pas le désespoir proprement dit : car ce serait admettre que le désespoir est seul à être pur, que la pureté est nécessairement désespérée… Il ne s’agit pas, dans le pardon, de ce désespoir qui est la déchirante absurdité et l’invivable vécu. L’homme qui pardonne ne renonce ni à la continuation de son être-propre, ni même, comme le « gnostique » des Maximes des saints, à son avenir spirituel ; il ne sacrifie ni son futur vital ni son futur glorieux ou eschatologique ; on sait que ce sacrifice caractérisait selon Fénelon la pureté du pur amour : devenu capable de renoncer non seulement à cette marge d’espoir vital qui reconstitue sans cesse devant nous une futurition, mais à l’espérance même du salut, l’amour pur de toute arrière-pensée se ramasse en un point et se concentre dans l’instant présent. Ce suicide spirituel était sans doute, comme les épreuves d’Abraham ou de Job, une impossible supposition finalement démentie ; il suffit pourtant que l’hypothèse vertigineuse et scandaleuse d’un malin génie, d’une injustice impénétrable, d’un mal radical ait été tangentiellement effleurée : un amour sans espoir qui n’est pas seulement désappropriation de la volonté-propre, mais nihilisation totale et perdition extatique de l’ego, est par là même théoriquement possible ; l’amant, cessant d’exister pour soi, s’abîme en son Autre. Le pardon, à vrai dire, ne nous demande pas de sacrifier le tout de notre être-propre, ni de devenir nous-mêmes le pécheur lui-même : le pardon n’en demande pas tant ! Le pardon nous demande simplement, quand il s’agit d’une offense, de renoncer à la hargne, à l’agression passionnelle et à la tentation vindicative ; et quand il s’agit du péché, de renoncer aux sanctions, au prêté-rendu et aux exigences les plus légitimes de la justice. Le pardon est en somme plus désintéressé que radicalement désespéré. Certes le pardon est bien une sorte de « désespoir » dans le sens où le remords est un désespoir. Le désespoir ne serait pas le désespoir, mais plutôt un disperato de théâtre, s’il louchait vers la rédemption dont il est peut-être le prodrome, et s’il comptait sur ce prodrome comme sur une promesse. Rien n’empêche la grâce de rédimer éventuellement le désespoir du remords, à condition que ce désespoir n’ait pas escompté cette grâce, à condition que le faux désespéré n’ait pas joué tout exprès la comédie du remords ; et rien n’empêche non plus la grâce du pardon de convertir le pécheur, pourvu que cette grâce n’ait pas visé expressément cette conversion comme une récompense due à sa générosité, pourvu que le pardon n’ait pas pardonné dans l’espoir de la rédemption, pourvu que le pardon n’ait pas eu l’intention expresse de sauver l’âme immortelle du coupable ! Nous avons déjà critiqué la subtile hypocrisie d’un pardon qui spécule sur la conversion des pécheurs… Il y a donc un rapport entre le pardon et la transfiguration du coupable, comme il y a un rapport entre la honte morale et la rédemption : mais ce rapport ne doit pas être concerté ; mais ce rapport est entièrement indélibéré et indirect. La condition de l’efficacité du désespoir, qu’il s’appelle remords ou pardon, c’est la parfaite innocence du désespéré. Fénelon déjà le savait : la grâce s’offre uniquement à ceux qui ne l’ont pas cherchée. La prétention à l’efficacité est donc, en ces matières, la cause la plus courante de l’échec ; tandis que l’acceptation innocente de l’échec rend seule efficaces le pardon et le remords. Car qui veut trouver le salut le manquera. La bonne volonté ici ne fait qu’un avec la mauvaise conscience, comme la trop bonne conscience ne fait qu’un avec la mauvaise volonté. Il convient pourtant de ne pas pousser trop loin ce parallélisme du remords et du pardon : dans le remords la grâce surnaturelle et imprévisible de la rédemption s’exhale du désespoir lui-même tandis qu’elle est, dans le pardon, accordée au pécheur par quelqu’un d’autre ; certes le remords du pécheur, même dans le pardon, donne son sens plein à la grâce, mais il n’en est plus la cause déterminante puisque la grâce vient du dehors, et puisqu’elle est librement concédée. C’est que le désespéré, dans le remords, est le coupable lui-même, et ce désespéré, s’il est suffisamment sincère, se rachète tout seul spontanément : car le désespoir est déjà une expiation ; l’homme qui a commis la faute et l’homme qui en souffre et s’en repent sont un seul et même homme. Dans le pardon, le fautif n’est pas celui qui pardonne, mais celui à qui on pardonne ; et ce fautif n’est pas toujours tellement désespéré : l’homme qui octroie la grâce l’est souvent bien davantage, encore qu’il n’ait rien à se reprocher ! Et par suite le remords est un monologue et une rumination solitaire : le pécheur prostré croupit dans son propre passé et s’en veut à lui-même, et ne dépend que de lui-même. Le remords est un soliloque, mais le pardon est un dialogue, un rapport entre deux partenaires dont l’un attend quelque chose de l’autre. Au lieu que l’homme du remords souffre sans rien attendre et s’enlise passivement dans l’enfer de ses regrets stériles et de son confinement autoscopique, le pardon, relationnant la première personne et la deuxième, ouvre une brèche à travers le mur de l’intimité coupable, et surtout quand le fautif a mauvaise conscience : le pardon brise alors la clôture du remords ; car il est en lui-même un acte libérateur, et il pose les fondations d’une ère nouvelle. Le pardon pardonne dans la nuit comme le remords souffre dans la nuit, mais cette nuit est le pressentiment d’une aurore ; mais cette nuit n’est jamais la nuit noire de la désespérance. Le pardon, s’il est sans l’espoir mercenaire, n’est pourtant pas sans la joie.

4. – Secondarité du pardon : pitié, gratitude, repentir

8La joie est symptôme de création. Comment expliquer alors que le pardon ait toujours un caractère plus ou moins « réactif » et en quelque sorte « secondaire » ? Or c’est un fait : le pardon est dans le même cas que la pitié, la gratitude ou le remords, par opposition à la charité spontanée, initiale et prévenante. Il fait écho à un scandale qu’on appelle, selon les cas, péché ou offense, et il est une manière de lui répondre : réponse paradoxale, si l’on veut, réponse inattendue et surprenante, réponse imméritée, mais enfin réponse tout de même ! Pour que le pardon trouve à s’employer, il faut que quelqu’un commette une faute. L’amour secondaire nommé pardon naît à l’occasion d’une faute ou d’une offense, l’amour secondaire nommé pitié à l’occasion de la misère, l’amour secondaire nommé gratitude à l’occasion d’un bienfait : l’amour secondaire a besoin du péché pour l’oublier et le pardonner, de la misère pour la pleurer et l’assister, et du bienfait pour le reconnaître. Bienfait, misère et péché sont les trois formes d’aliment dont cet amour se nourrit. L’amour purement spontané serait, si l’on peut employer ces analogies, un pardon sans péché, une pitié sans misère, une gratitude sans bienfait : le pur amour a pitié de l’homme en général, pitié de sa finitude, et il aime les autres pour des bienfaits qu’il n’a pas reçus. Le rapport de l’amour avec le pardon, dans l’ordre éthique, est analogue au rapport de l’amour avec la pitié dans l’ordre pathique. La pitié secondaire, comme toute émotion, dépend d’une occasion extérieure qui la suscite ou la déclenche : on dit que le miséricordieux est « touché », – touché par une rencontre, par un incident dont il fut le spectateur, par une conjoncture fortuite. La pitié s’éveille devant le spectacle de la misère de l’autre, à la vue de ses loques, de sa mansarde glacée, de sa souffrance et de sa solitude. La charité qui aime tous les hommes, riches ou pauvres, heureux ou malheureux, et les aime en toutes circonstances, indépendamment de leur situation dramatique ou de leurs tragédies, la charité n’a nul besoin des ébranlements adventices ni des suscitations a posteriori. Mais la pitié, elle, a besoin de son mendiant… Sans le spectacle des haillons, la pitié n’aurait peut-être jamais l’occasion d’avoir pitié. En cela précisément la pitié, comme le pardon, est un événement plutôt qu’une habitude ; en cela la pitié, charité instantanée et réactive, s’oppose à la charité qui est une sorte de pitié habituelle ou d’habitude vertueuse. On dit, il est vrai, que la miséricorde suppose un cœur miséricordieux et la compassion un naturel compatissant : mais c’est parce que la charité entretient leur ferveur ; car la charité seule est pérennité et chronicité. La charité veille constamment et jamais ne s’endort, la charité tient sa lampe toujours allumée. Mais la pitié n’est pas tellement fidèle, et ses feux de paille ne survivent guère au spectacle qui les alluma : à peine les attributs de la misère, qui sont en quelque sorte son combustible naturel, ont-ils disparu, et déjà la courte flambée s’éteint ; à peine le gueux est-il hors du champ de notre vision, à peine a-t-il le dos tourné, et déjà nous l’avons oublié. Éphémère et superficielle, l’émotion ne se prolonge pas au-delà de sa cause : la miséricorde disparaît avec la misère du miséreux, la pitié avec la chose pitoyable ; tout comme la peur, normalement, s’évanouit avec le péril ! La pitié aimera-t-elle encore son pauvre quand il sera devenu riche ? Nous disions à propos de l’excuse : pas de péché, – pas de pardon… Et de même nous devrions dire maintenant : pas de misère, – pas de pitié ! Cette « secondarité » caractérise aussi bien la gratitude : pas de bienfait, – pas de reconnaissance ! Cela est clair. Que la pitié soit mouvement fugitif et la gratitude attachement fidèle ne change rien à leur commune secondarité. Certes la gratitude est fondée sur la bonne mémoire cordiale du bienfait, tandis que le pardon, luttant contre le ressentiment, suppose au contraire l’oubli des offenses… Mais comme cet oubli est aussi coûteux, aussi difficultueux, et par conséquent aussi positif que cette mémoire, les deux cas sont bien analogues : la secondarité du pardon est même plus rugueuse encore, – car la gratitude va du moins dans le sens naturel de la dilection, tandis que le pardon a un instinct de haine à surmonter. Le pardon a besoin d’une matière pour son travail de pardon, qui est déchirant oubli, et la gratitude a besoin d’une matière pour son labeur de gratitude, qui est fidèle souvenance. « Merci » et « Je te pardonne » sont l’un et l’autre des mouvements seconds répondant à un mouvement premier qui est service rendu ou faute commise. La gratitude naît à condition qu’il y ait eu bienfaiteur et bienfait, et seulement à cette condition… Des conditions ! qu’est-ce à dire ? Serait-ce que l’amour a besoin de bienfaits pour aimer ? l’amour n’aimerait donc pas s’il ne recevait pas de cadeaux ? Et qu’est-ce qu’un amour, s’il vous plaît, qui aime « à condition » ? Nous répondons : C’est justement un amour conditionnel, et donc hypothétique et assorti de réserves ; et par conséquent ce n’est pas de l’amour. Aussi la gratitude n’est-elle pas cet amour efférent et purement gratuit qui ne pose jamais de conditions, ne s’attend à aucun avantage et, loin d’aimer d’un amour de reconnaissance, comme on fait normalement avec ses bienfaiteurs, aime bien plutôt d’un amour irréciproque, comme on fait paradoxalement avec ses persécuteurs. Dans la mesure où la gratitude cordiale dit « merci » au bienfaiteur et ajoute gratuitement à la somme due le poids infini, inévaluable, impondérable de sa reconnaissance et de sa dilection, dans la mesure où l’obligation juridique du remboursement est nimbée d’amour, où une auréole de gratuité et de superfluité, où un en-plus et, comme dit l’Évangile, un περισσόν rendent plus évasif notre quitus, la gratitude a en effet partie liée avec la grâce, et elle est un peu « charitable » à sa manière ; mais dans la mesure où elle paye sa dette, elle ressortit plutôt à la justice commutative, et même à la mercenarité : elle est donc intermédiaire entre l’ordre du don gratuit et l’ordre du « donnant donnant ». Le pardon qui aime l’insulteur est à cet égard plus près du don gratuit, et la gratitude qui aime le bienfaiteur en est plus loin. Le pardon n’est pourtant pas le don absolument gratuit, puisqu’il faut avoir commis des fautes pour le mériter. Le pardon ne concerne pas les impeccables ; le pardon est réservé à la catégorie privilégiée des persécuteurs. – Et enfin le repentir lui-même a besoin de la faute pour avoir de quoi se repentir. Le but du repentant n’est certes pas d’aimer, mais de se réconcilier avec soi… Néanmoins le repentir, comme le pardon, fait écho à une initiative contingente de la liberté : il en est le contrecoup et lui fournit une réponse. Son caractère réactif et réflexif ne saute-t-il pas aux yeux ?

9Craignons d’abord que le pardon, à la remorque de la faute, ne soit sans lendemain. Un pardon désireux de pardonner a besoin d’un acte pardonnable, faute ou offense, en un mot de quelque chose à pardonner et d’une rancune à liquider. Pour avoir l’occasion de pratiquer l’oubli des offenses, encore faut-il avoir été offensé… Un pardon qui n’a rien à pardonner ni personne à qui pardonner, un pardon qui n’a rien à se mettre sous la dent dépérit et meurt d’inanition, c’est-à-dire d’indifférence. S’il n’y avait plus de pécheurs ici-bas, que resterait-il du pardon ? Faudra-t-il recommencer sans cesse à pécher pour donner du travail au pardon et lui éviter le chômage ? – Ce n’est pas tout. De même que la commisération découvre le misérable à l’occasion de la misère et la personne à propos du malheur, de même le pardon va de l’acte à l’agent : pour trouver l’être, il passe par le détour des manières d’être et des modalités, ou mieux il découvre l’être à l’occasion du faire. Plus encore que la détresse dont la pitié a pitié, la faute pardonnée est une chose : car la détresse peut être floue, impalpable et quelque peu atmosphérique, tandis que la faute est chose assignable et toujours nettement circonscrite. Aussi la pitié que nous inspire le sort commun de toutes les créatures a-t-elle pu devenir chez Schopenhauer une sorte de sympathie cosmologique. Le pardon va de l’acte singulier à la personne, et l’amour, lui, va tout droit et d’emblée à la personne, et commence par elle sans attendre, pour l’aimer, qu’elle soit malheureuse ou coupable : car l’amour est le plus court chemin d’un cœur à un autre cœur. Il n’a besoin pour cela ni de la misère ni de la faute, ni en général du malheur d’exister. Aussi ne court-il pas le risque de s’éprendre de la faute en elle-même, comme un pardon gourmand de péché ou comme un amateur d’injustices, ni d’aimer la misère en oubliant le misérable, comme une pitié un peu complaisante qui découvre à l’occasion de cette précieuse misère ses propres trésors de tendresse, et se sent flattée, en sa bonne conscience, d’avoir une âme immortelle.

5. – L’organe-obstacle. Don et pardon

10Nous demandions : le pardonnant eût-il aimé son prochain si ce prochain avait été sans reproches ? Le pardonnant n’aime-t-il pas sa propre générosité ? Eh bien, acceptons cette critique… Le péché, après tout, est peut-être la forme sous laquelle nous découvrons l’autre. Sans doute avions-nous besoin de l’effet de relief et de l’antithèse dramatique pour aimer. La négativité de la misère, de la faute et de l’offense parachève notre initiation à la positivité aimante. Pourtant, il nous faut distinguer ici entre l’initiation miséricordieuse et le déchirant effort du pardon. La pitié indique malgré tout le sens de la moindre résistance. Et le pardon, lui, il ne glisse pas sur le plan incliné du facile attendrissement ; il ignore la douceur de ces larmes miséricordieuses si chères au sentimentalisme du xviiie siècle ; surmontant l’obstacle du péché, le pardon n’a que faire de la commisération larmoyante… La secondarité elle-même rend le pardon plus méritoire en un sens et plus difficile que l’amour. Le pardon pose des problèmes qu’un amour sans entraves, poussé par les vents favorables, par les convenances ou par la réciprocité, ne peut pas véritablement connaître. Le pardon, si amour il y a, serait plutôt un amour à contre-courant, un amour contrecarré et empêché : ainsi l’amour qu’on porte à ses ennemis peut être rapproché du pardon des offenses ; ainsi l’amour dont on aime le haïssable peut être assimilé au pardon des péchés. Cependant, même sous cette forme, l’amour contrarié par l’obstacle a encore quelque chose de diffus auprès du pardon : l’amour pour le haïssable aime par défi les plus déshérités et les moins dignes d’amour, aime ceux que personne n’aime… Mais il a beau faire, il n’est pas si provocant que le pardon des péchés. Car l’amour, après tout, peut aimer l’aimable autant que le haïssable : cela ne lui est pas défendu. Tandis que le pardon est spécialisé dans le péché : c’est sa raison d’être et sa vocation, sa chère complication ; il le choisit, il le préfère à tout le reste ! Le vrai cas de conscience, c’est le pardon qui le pose ; le scandale aigu, c’est le pardon qui le provoque ! Il ne suffit pas au pardon d’aimer les méchants en général : le pardon vise une chose que le méchant a faite, un acte que le méchant a commis, un tort que le méchant a eu, une faute dont le méchant s’est rendu coupable ; le pardon ne pardonne pas seulement à l’être, il pardonne le faire, ou plutôt l’avoir-fait ; il pardonne le méfait de cet être, il pardonne à l’être de ce méfait ; mieux encore, il pardonne la malfaisance de la malveillance, et il pardonne à la malveillance de cette malfaisance. Car le pardon du péché est un acte qui absout expressément un autre acte. Le pardon a une faute à gracier, une injure à surmonter : il doit lutter contre des répugnances précises, combattre une aversion particulièrement énergique. Le pardon est une décision déchirante et dramatique. Et bien que le pardon et l’amour du haïssable reposent tous deux sur un effet de relief et soient tous deux a contrario, le pardon fait avec son péché un contraste plus saisissant que l’amour avec son haïssable ; et le chemin du péché au pardon est infiniment plus long, lui aussi, malgré l’instantanéité de la décision, puisqu’il doit affronter une rupture et traverser l’épreuve de la conversion radicale. L’amour qui s’adresse au méchant a beau être paradoxal, – il l’aime, après tout, son méchant ! Tandis que le pardon, au moment où il pardonne, doit faire un violent effort sur soi pour absoudre le coupable au lieu de le condamner. L’absurde pardon du péché est un défi à la logique pénale. – Peu importe enfin que le pardon dépende et soit né d’une occasion, du moment que le pardon s’ouvre sur l’infini et nous laisse entrevoir l’horizon de la grâce : et il suffit pour cela d’une disproportion, d’une dissymétrie irrationnelle entre le péché, si grave soit-il, et l’immensité du pardon. – Non moins équivoques sont les rapports du pardon et du don. Le pardon est à la fois plus et moins que le don : il est évidemment moins que le don, – car pour ce qui est de « donner », il ne « donne » rien ; il se contente d’oublier l’injure, il veut bien n’en pas tenir compte, il la tient pour nulle. Il faut avouer que la remise d’une dette est un cadeau bien négatif : ce « cadeau », si cadeau il y a, est plutôt métaphorique ! Le don, donnant du moins quelque chose, est moins réactif, plus généreux que le pardon. Mais c’est peut-être le lieu de rappeler ici un célèbre paradoxe de Kant : il est des cas où la négativité est plus positive que la positivité, où le Moins est plus que le Plus ! Sans doute la remise d’une dette n’est-elle pas matériellement un cadeau ; mais elle est mieux que cela, puisqu’elle est pour le débiteur la fin d’une servitude, le soulagement succédant à l’angoisse, et pour le créancier la renonciation à un droit. Voici d’abord le point de vue du fautif : la joie est dans la libération plus que dans la liberté, dans le passage de la douleur à la santé plus que dans la santé elle-même. La cessation de la douleur n’est-elle pas selon Schopenhauer le seul plaisir auquel un homme puisse prétendre ? Et comme il y a plus de joie pour un convalescent au terme des épreuves que pour un homme bien portant, plus de joie pour le fils prodigue rentré au bercail que pour le fils bien sage, plus de joie pour un publicain repenti que pour neuf cent quatre-vingt-dix-neuf enfants-modèles, ainsi le bénéficiaire du pardon, dispensé d’un châtiment mérité, connaîtra des joies que le don simple ne procure à personne ; et en première ligne la joie de la délivrance au sortir de l’oppression. Le pardon, pour le coupable, a plus d’intensité et de ferveur que le don ; pour le pardonnant il est surtout plus coûteux : car il implique un drame et doit résoudre une crise. Non pas que le don soit nécessairement expansion spontanée ou effusion sans entraves ; non pas que les ressources du donateur débordent toujours aussi généreusement et par le seul effet de leur surabondance ; non pas que le généreux répande toujours ses libéralités aveuglément, comme la nature gaspille ses fleurs et ses fruits : il arrive que le don implique un sacrifice. Mais même en ce cas le sacrifice ne concerne que l’avoir et les appartenances du donataire : le possesseur se sépare coûteusement de ses possessions ; un point c’est tout. Au contraire le pardon, qui est un don sans chose donnée, une datio sans donum, le pardon doit dans tous les cas franchir un obstacle et passer par-dessus un barrage ; le barrage et l’obstacle, c’est selon les cas, l’injure subie par l’offensé ou la faute commise par le pécheur : dans le premier cas le pardonnant affronte la difficulté dressée en lui par la philautie et l’amour-propre, par l’instinct vindicatif et la passion ; dans le second il fait face aux préjugés d’une morale close fondée sur la seule justice. Ni dans le premier cas ni dans le second il ne s’agit des propriétés d’un propriétaire : le pardonnant a besoin de tout son courage pour sacrifier non pas une partie de son avoir, mais son être lui-même, et plus encore pour braver les tabous sociaux, récuser le devoir de punir, se soustraire aux soi-disant cas de conscience. Nous verrons comment au geste partitif de donner, autrement dit d’offrir ceci ou cela, la décision de pardonner oppose le paradoxe hyperbolique d’un don total. Aristote lui-même a connu le don ; mais la Bible seule a vraiment connu le pardon.

6. – Parce qu’innocent, bien que coupable, parce que coupable. Le pardon gratuit

11La secondarité subalternise le pardon aux yeux de ceux-là seuls qui en méconnaissent la fonction « dialectique ». La contradiction aiguë de l’inexcusable est en quelque sorte le tremplin sur lequel le pardon prend son élan pour transfigurer le fautif. Le pardon est rendu dérisoirement possible par l’antithèse même qui l’empêche :

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  • 1o Peut-on dire, en premier lieu, que le pardon implique la motivation positive, simple et directe du parce-que ? L’étiologie normale et glissante, selon laquelle l’effet est en raison directe de la cause, s’applique-t-elle au pardon ? Tant s’en faut ! Le rapport du pardon à l’excuse est le même, en ce sens, que le rapport de l’amour à l’estime : l’estime apprécie parce que, et elle a donc ses raisons pour cela ; le motif de l’estime s’appelle l’estimable. L’homme doué de raison proportionne son estime aux mérites de la chose estimable : la ferveur de l’un est dosée selon la valeur de l’autre ; c’est ainsi qu’un homme raisonnable, graduant sa ferveur, estime les choses de valeur moyenne un peu, les choses précieuses passionnément, et les choses viles pas du tout. L’amour d’estime, lui aussi, prétend se légaliser lui-même par des explications empiriques : il aimerait son aimé parce que cet aimé est « aimable », c’est-à-dire digne d’amour ; l’amabilité moyenne est la cause des petites amours ou, si l’on veut, le motif de nos amourettes journalières ; et l’aimabilité suprême est la cause du souverain Amour. Dans le dogmatisme platonicien, par exemple, comme dans le dogmatisme théologique, il va de soi que la préférence préfère le préférable, αἱρετόν [5][5]Aristote dit aussi : διωϰτόν (Éth. Nic., 1097 a, 32). , c’est-à-dire choisit le moralement choisissable et le suprême éligible. Ainsi la justice trouve son compte dans ces récompenses ! Tel est, après tout, le cas de la pitié, dont la secondarité nous semblait pourtant analogue à celle du pardon ; il apparaît maintenant que le rapport du pardon avec la faute n’est en rien comparable à celui de la pitié avec la misère : le péché est la matière du pardon, mais il n’en est pas « la cause » ; Cause, – il le serait plutôt de la rancune ! La misère, par contre, est bien le motif de la pitié, tout comme le danger est le motif de la crainte, et l’admission à la licence le motif de la joie du candidat ; et de même encore que la terreur, quand elle est fondée, s’explique par le terrible, de même la pitié s’explique par le pitoyable. La pitié en effet est une émotion alors que le pardon est un acte, et cette émotion est de même sens et de même signe que sa cause ; il y a une sorte de rapport et une ressemblance relative entre la détresse et la pitié ; tandis qu’entre la faute et l’absolution de la faute il y a plutôt antithèse, collision choquante et scandaleuse contradiction ; la cause, si cause il y a, opère comme repoussoir et a contrario. Ce qui est vrai, c’est que l’effet peut être disproportionné avec le motif : le motif n’est plus alors qu’un prétexte ou une cause occasionnelle dans une étiologie déraisonnable ; la vue de la misère déclenche l’élan indivisible, impulsif et irraisonné de la commisération, – mais le lien causal ne disparaît pas pour autant. Aimer son prochain parce qu’il est « aimable » ou parce qu’il est malheureux, c’est dans les deux cas aimer « parce que ». De toutes manières le Parce-que enlève au pardon sa raison d’être : quand le coupable est disculpé, c’est-à-dire démontré et reconnu innocent, la besogne est toute faite et le pardon se trouve sans emploi ; l’innocent n’a pas besoin de notre pardon, n’a que faire de notre grandeur d’âme : il exige seulement que justice lui soit rendue ; le magnanime en ce cas serait aussi ridicule qu’un bienfaiteur charitable faisant à son salarié l’aumône du salaire auquel celui-ci a strictement droit. À quoi bon alors le pardon ? et à qui pardonner ? et quelles fautes ? S’il convient d’appeler estime le soi-disant amour qu’on éprouve pour l’aimable, il convient d’appeler excuse le soi-disant pardon qu’on « accorde » à l’innocent.
  • 2o L’amour ni le pardon n’étant vraiment « parce que », on est tenté de dire : l’amour aime bien que, et le pardon, plus encore, pardonne bien que ; l’être aimé et la faute pardonnée ne sont pas en effet à proprement parler la raison du pardon et de l’amour, ils en sont bien plutôt l’anti-raison et même parfois la déraison ; ils feraient en principe obstacle à ce pardon et à cet amour. Devrons-nous remplacer ici la « causalité » par la « concession » ? Le Mérite, en tant que relatif à sa négation et à une résistance, suppose par définition même ce Malgré « concessif »… Le type du sentiment « concessif », à cet égard, est sans doute la fidélité : car la fidélité est toujours, sous une forme ou sous une autre, fidélité-malgré, fidélité malgré le devenir et la désaffection que ce devenir encourage, fidélité en dépit des volte-face décevantes du partenaire, fidélité à travers les épreuves que l’inconsistance de notre prochain nous impose, fidélité d’un homme fidèle contre vents et marées ; demeurer fidèle, rester immuable parmi les versatiles, garder sa foi parmi les renégats, telles sont les formes sous lesquelles s’affirme la constance de la vertu-malgré. – Le pardon et l’amour sont-ils, eux aussi, malgré ? Et par exemple : le pardon est-il malgré la faute, l’altruisme est-il malgré l’ego, dans le sens même où le courage est courageux malgré le danger et relativement au danger ? Entre la faute et le pardon il y a le barrage de la rancune qui est la condition du pardon (car pour pardonner on doit d’abord se souvenir), comme il y a le barrage de la peur entre le danger et le courage, comme il y a le barrage de l’égoïsme entre l’ego et le sacrifice. Car c’est la peur qui fait le courage, et l’égoïsme qui fait le désintéressement ! Le pardon n’a-t-il d’autre vocation que de surmonter une négativité ? C’est l’inverse qui est vrai : le pardon n’est pas seulement contre, mais pour ; le « quoique » implique toujours un « parce que » qui est le recto de ce verso et l’« avers » de ce revers, un parce-que dont il est, à son tour, comme l’inversion sous-entendue ; bien-que-haïssable sous-entend implicitement parce-qu’aimable ; la « concession » est donc une étiologie honteuse et une causalité idéologique qui n’ose pas dire son nom… Quand on fait profession d’amour pour quelqu’un, même si ce quelqu’un est haïssable, encore qu’il soit odieux, malgré sa sottise et sa méchanceté, on suggère indirectement ceci : le haïssable est normalement digne de haine, et par conséquent l’aimable seul mérite en droit d’inspirer l’amour ; l’amabilité étant le motif avouable et naturel de tout amour, l’enfant-modèle ne devrait théoriquement aimer que l’aimable et haïr que le haïssable ; et si pourtant, si néanmoins, si malgré tout nous persistons à aimer scandaleusement ce que nous devrions logiquement haïr, cet amour du haïssable, parce qu’il est amour malgré l’obstacle, confirme l’amour de l’aimable, loin de l’infirmer ; l’amour immérité et immotivé, loin de démentir l’amour raisonnable, normal et motivé, est un hommage à cet amour ; le paradoxe est un hommage au sens commun. Le bien-que n’est-il pas paradoxologie naissante ? L’antithèse de l’aimable et du haïssable implique par elle-même le système de référence le plus rassurant et les tables de valeurs les plus usuelles ; et par suite le bien-que suppose tacitement, comme allant de soi, la préexistence de l’objet porteur ou non de ces valeurs. Il faut donc admettre une sorte de dissonance inexplicable entre la valeur digne d’amour et l’amour absurde, dissonance irrationnelle qui trouve un écho dans la « concession » elle-même. On aime ce qu’on devrait haïr ! – Et non seulement le Malgré renvoie à un Parce-que virtuel qui lui donne tout son sens, mais encore le Malgré annonce immédiatement le mauvais gré et la mauvaise grâce, le manque de chaleur, l’absence d’enthousiasme et de spontanéité. Ce style concessif et par suite résignatif n’est-il pas, en somme, celui de l’optimisme leibnizien ? Le sage de Leibniz s’accommode en effet d’un mal nécessaire contre lequel Dieu lui-même n’a rien pu, dont Dieu a fait seulement un moindre mal : car le meilleur des mondes n’est que le moins mauvais. Le sage fait contre mauvaise fortune bon cœur. Le sage sera de bonne humeur quand même, malgré la misère de la finitude ; mais ce « quand même » réprime difficilement un Hélas ! L’amour-malgré, lui aussi, consent à aimer quand même. Je vous aime, bien que vous soyez haïssable… Qu’est-ce à dire ? serait-ce qu’il y a effectivement des êtres dignes d’être haïs ? Serait-ce que dans ma grandeur d’âme, et malgré les protestations de l’évidence, je veux bien condescendre à fermer les yeux sur leurs défauts ? Le magnanime daigne aimer ses méchants nonobstant toutes les raisons qu’il croit avoir de les haïr. Le quamvis exprime ici l’immensité de la concession et la clémence du grand seigneur plutôt que l’amour spontané. On devrait dire merci au grand seigneur pour l’honneur qu’il fait au très indigne et très humble objet de son amour. Qui ne sentirait le prix d’un tel sacrifice ? qui n’en serait flatté ? Certes l’amour le plus méritoire et le plus désintéressé est celui qui aime malgré la résistance d’un obstacle : encore faut-il qu’il n’en ait pas trop conscience ; car l’amour n’est pas le devoir ; et un amour qui songerait un peu trop à vaincre des résistances finirait par ne plus se distinguer de l’impératif catégorique. Que penseriez-vous de l’amant s’il disait à son aimée : Tu es laide, sotte et méchante, et pourtant je t’aime ? Vous répondriez sans doute que voilà une lucidité bien inquiétante et une bien étrange tiédeur ; et vous penseriez à bon droit que cet amour est trop plein de reproches pour être un amour sincère ; qu’il se force un peu ; que le cœur n’y est pas, qu’il aime à contrecœur. Un amour qui aime de si mauvaise grâce, et qui se fait si sévèrement violence à lui-même, et qui avoue avec un si fâcheux empressement, énumère avec une si visible complaisance les obstacles malgré lesquels il condescend à aimer, cet amour-là est presque nécessairement suspect. Appellerait-on amour une charité qui s’exerce, par esprit de simple mortification, à « aimer » les choses les plus répugnantes, qui se spécialise exclusivement dans l’amour des mesquins et des envieux, des punaises et des cloportes ? L’ascète et le spécialiste des cloportes avouent indirectement, mais on ne peut plus clairement, que l’aimable seul est digne de notre amour. Cette nuance de mauvais gré est perceptible également dans la volonté de rester fidèle quand même, en dépit de toutes les déceptions et malgré tous les démentis de l’expérience. L’inébranlable fidélité est elle aussi une défaite implicite et un muet aveu : le fidèle reconnaît sans le dire qu’il y aurait dans la conduite des autres de quoi le délier, lui, de son serment ; l’ami à toute épreuve se pique de n’avoir jamais renié celui qu’il aurait eu tant de raisons de renier, qu’il eût été mille fois excusable de renier, qui aurait tellement mérité d’être trahi ; et plus l’attachement est immérité et absurde, plus désespérément le fidèle s’y cramponne ; plus il se fait un point d’honneur de tenir la gageure de son engagement. Cette fidélité que rien ne décourage est aussi un reproche ! En outre la fidélité, par son refus obstiné de toute évolution, s’apparente à la rancune beaucoup plus qu’au pardon. Mais surtout le pardon, en dépit de ce qu’on pourrait croire, ne pardonne pas « malgré » ; il ne pardonne pas, à proprement parler, nonobstant l’obstacle. Certes, il ne pardonne pas non plus parce que l’innocence de l’accusé a été prouvée : on a montré qu’en ce cas il ne servirait à rien ; c’est l’excuse, disions-nous, qui établit la non-culpabilité de l’homme considéré à tort comme coupable. Le pardon est bien de sens contraire à la faute. Et pourtant le pardon ne pardonne pas au coupable uniquement bien qu’il soit coupable. Un pardon-« malgré » serait en effet de mauvais gré et de mauvaise volonté, comme chez un juge qui, sans conviction, se force lui-même à l’indulgence, et qui acquitte l’accusé la mort dans l’âme. Un pardon-malgré serait l’enfant du malheur, puisqu’il est lié à la misère de l’obstacle… Ici encore le bien-que renvoie au parce-que : plaider pour un pardon-malgré, c’est supposer tacitement que le pardon concédé à l’innocent est seul normal et naturel, et seul va de soi ; le pardon au coupable serait alors une sorte d’exploit sportif particulièrement méritoire. Mais le pardon à l’innocent n’est-il pas une absurdité ?
  • 3o Le pardon, ne pardonnant à l’accusé ni parce qu’il est innocent (le pardon serait alors superflu) ni bien qu’il soit coupable, reste que le pardon pardonne à cet accusé précisément parce qu’il est coupable. Et de façon tout analogue, il faudrait dire : l’amour n’aimant son aimé ni parce qu’il est aimable (l’amour serait alors de l’estime) ni bien qu’il soit haïssable (l’amour aimerait alors à contrecœur et confirmerait l’amour de l’aimable), reste que l’amour aime son aimé… justement parce qu’il est haïssable ! Mais comme tout à l’heure le bien-que sous-entendait et confirmait le parce-que, de même et réciproquement le parce-que peut avoir maintenant pour conséquence le bien-que corrélatif : celui qui aime son aimé parce qu’il est haïssable, et pour cette unique raison, peut en venir à l’aimer bien qu’il soit aimable, et s’en excuse lui-même, et en éprouve peut-être de la confusion, comme si, dans ce monde à l’envers, l’amabilité était paradoxalement une raison de ne pas aimer et vice versa la méchanceté une raison indirecte d’aimer, comme si le mérite était un obstacle à l’amour ! Cette complication avec exposant n’est rien d’autre que complaisance et coquetterie, et elle découle d’une étiologie contre-nature dont voici la profession de foi : je l’aime parce qu’il contredit l’amour, parce qu’il n’est pas digne d’être aimé. Aimer un objet qui dément le rapport d’amour, – voilà déjà un chiasme paradoxal : car il est déjà paradoxal que l’accusatif d’amour mérite d’être haï ; mais faire d’une telle contradiction la raison même de l’amour, ceci est un comble ! Ceci fait scandale ! N’est-ce pas une manière d’insolence que de conférer à l’absurde la dignité du motif et de la cause ? Ce parce-que irritant et même quelque peu provocant est un défi au sens commun. Après le parce-que normal et naturel, simple et direct, prévu et attendu, qui est, comme il se doit, le parce-que de l’amour motivé par l’aimable, voici le parce-que un peu cynique du scandaleux amour ; après l’enfant-modèle, voici l’enfant pervers, celui qui fait exprès d’aimer le haïssable, et uniquement parce qu’il est haïssable, et en vertu d’une formelle préférence pour toutes les choses défendues ou illégales. Illégal, l’amour du haïssable ? Tant mieux ! rétorquerait volontiers l’enfant pervers : l’enfant pervers aggrave son cas, et double le paradoxe, et abonde dans le scandale. On le voit, le quia cynique ne se borne pas à combattre la répulsion que le haïssable inspire à tout homme normal : car ce combat représente plutôt la part du quamvis, lequel exprime le dégoût surmonté, l’obstacle franchi, les préventions dépassées… Non ! le quia cynique ne lutte pas contre l’aversion : il transforme l’aversion en attrait ; l’obstacle ? Il le recherche ; les difficultés ? il en demande ; l’amour du haïssable n’est plus pour lui une « concession », mais une vocation. Si le quamvis est l’aveu d’une difficulté, le quia proclame, contre tout bon sens, que cette difficulté est une facilité de plus. Entre amo quamvis odiosum et amo quia odiosum, il y a toute la distance de l’ascétisme au masochisme, – celui-là qui surmonte la douleur, celui-ci qui fait de la douleur un plaisir : au lieu que le dolorisme ascétique endure vaillamment la souffrance, le dolorisme masochiste y prend goût et la traite comme une fin en soi ; l’objet de la répulsion générale est resté repoussant pour l’ascète qui s’exerce à le supporter, tandis qu’il est devenu attrayant pour la perversion masochiste. Et par conséquent, si l’ascète qui supporte la douleur bat les records de l’endurance et de l’analgésie, le masochiste qui prend plaisir à cette douleur bat tous les records du premier. Dans le pardon aussi, il y a un côté d’athlétisme moral : c’est la raison d’en vouloir au pécheur qui est, absurdement, la raison de pardonner ! Le pardon ne pardonne qu’au coupable, et seulement parce que le coupable est coupable, et en tant qu’il est coupable, – car le pardon n’aurait évidemment rien à pardonner si l’accusé était innocent ; plus encore que l’amour, il s’est spécialisé dans le mal ; en effet, le pardon est expressément et occasionnellement nécessité par les contingences du péché, tandis que l’amour est lié à l’existence du méchant. – Mais n’est-ce pas là, en réaction contre le parce-que motivé, aller un peu loin dans le sens du parce-que « cynique » ? Dire que le pardon pardonne au pécheur à cause du péché de ce pécheur et en l’honneur de ce péché lui-même, c’est en fait s’exprimer comme si le pardonnant avait le goût de la culpabilité en soi et comme si le pardon avait besoin de son coupable ; et c’est laisser entendre que le pardonnant est peut-être un amateur de coupables, une sorte de collectionneur, et qu’il recherche les coupables, comme un maniaque, pour se donner le plaisir de leur pardonner et, en somme, pour s’employer : pour avoir quelqu’un à qui pardonner quelque chose. Les pécheurs ne nous offrent-ils pas gratuitement l’occasion de nous sentir vertueux, magnanimes irréprochables ? Le maniaque a tellement la vocation de ce péché providentiel qu’au besoin il l’inventerait là où il n’existe pas. Le pardon est pour lui un sport plutôt qu’une cruelle ascèse. C’est ainsi que les champions du sacrifice se cherchent exprès des lépreux pour les embrasser et pour battre ainsi tous les records de la charité ; c’est ainsi que les dames de la société se cherchent des pauvres, parce qu’elles sont en veine de bonnes œuvres : une misère par-ci à dorloter, une détresse par-là à câliner ; elles recherchent ces précieux mendiants dont leur bienfaisance et leur compassion ont professionnellement besoin, comme Frédéric II recherchait les hommes grands pour en faire des grenadiers. Cette complaisance n’est-elle pas une dérision ?
  • 4° En réalité le pardon est au-delà du quia comme il est au-delà du quamvis. Le pardon est à cet égard dans le même cas que la foi et l’amour. La foi n’est ni exclusivement parce-que, ni unilatéralement bien-que. D’aucune manière elle ne croit parce-que : ni parce que l’article de foi est prouvé et démontré, raisonnable ou seulement vraisemblable (credo quia credibile), – car s’il y avait une quelconque certitude apodictique en ces matières, la foi serait superflue et même un peu ridicule ; ni parce que l’article de la croyance est incroyable ou indémontrable (credo quia absurdum). C’est ainsi que l’amour n’aime l’aimé ni parce qu’il est aimable (amo quia amabilis), – car il ne serait alors que de l’estime, ni parce qu’il est détestable (amo quia odiosus) ; c’est ainsi que le pardon ne pardonne ni parce que l’accusé est innocent (ignosco quia innocens), – car le pardon ne serait alors qu’une excuse, ni expressément parce qu’il est coupable (ignosco quia peccans). D’aucune manière non plus la foi ne croit bien-que : ni bien que la chose crue soit absurde (credo quamvis absurdum) ni bien qu’elle soit croyable (credo quamvis credibile). Le premier « quoique », on l’a montré, renvoie à un parce-que latent : sous le quamvis absurdum, il y a un quia credibile fort normal ; car celui qui croit « malgré » l’absurde ou « en dépit de » l’absurdité de cet absurde avoue par là même indirectement que l’absurde serait plutôt un motif d’incrédulité ou un obstacle à la créance ; laissant transparaître le caractère paradoxal et un peu désespéré de sa fidélité, il reconnaît, sans le dire, que l’absurde est normalement une raison de se méfier, et non pas une raison de croire ; l’absurdité est plutôt une raison de ne pas croire ; et même de croire le contraire ! Ainsi l’exige le principe du Tiers-exclu. Cette fidélité-là est donc fidèle malgré la méfiance, cette concession-là est donc un hommage indirect à la logique du sens commun. Si le quia absurdum est une profession de foi, et une profession quelque peu cynique, le quamvis absurdum est plutôt une confession… : celui-ci est un aveu alors que celui-là est un défi ! Et quant à l’autre quamvis, – je crois, « bien que » ce soit raisonnable –, il n’est rien de plus qu’une affectation et une simple surenchère ; il feint d’admettre que la crédibilité est un obstacle à la croyance ! N’est-ce pas là une choquante et scandaleuse exagération ? Et enfin l’amour, comme la foi, récuse les deux « malgré » autant qu’il récuse les deux « parce-que » inverses : n’aimant pas l’aimé à cause de son « amabilité », il ne l’aime pas non plus malgré son caractère odieux (amo quamvis odiosus) ; n’aimant pas l’aimé à cause de son caractère haïssable, il ne l’aime pas non plus malgré sa bonté (amo quamvis amabilis) ; l’amour spontané est au-delà de ces restrictions et de ces effets de relief. – Montrons surtout que la foi, l’amour et le pardon sont également étrangers aux deux « parce-que » inverses. Le parce-que normal et le parce-que cynique ne sont-ils pas deux variétés équivalentes d’une même étiologie ? Un quamvis transformé en quia ne diffère aucunement du quia direct. « Je crois parce que c’est absurde… » La thèse est absurde ? Raison de plus ! Raison de moins, raison de plus ! C’est donc la « déraison », ou du moins la contre-raison, ou du moins l’absence de raison qui est la raison. L’irrationalisme, dans la mesure où il est la philosophie de la raison sans raisons, est plutôt un rationalisme inversé qu’un véritable surrationalisme : à l’endroit ou à l’envers, le rationalisme n’est-il pas toujours le rationalisme ? Faire de l’objection une raison et de la raison une objection, c’est simplement intervertir le vrai et le faux et marcher la tête en bas, ce n’est pas instituer une métalogique révolutionnaire au-delà de la logique de l’identité. Aussi les paradoxes superficiels et les faux scandales, dans un monde renversé, mais non pas profondément bouleversé, tournent-ils en général au conformisme bourgeois et à l’orthodoxie : si le laid est beau, le beau est laid, et un dogmatisme nocturne succède au dogmatisme diurne ; si le plaisir est une douleur, la douleur est un plaisir, et le masochisme, qui est un hédonisme renversé ou perverti, succède à son contradictoire. Et de même l’anti-raison, loin de déboucher sur la folie de la foi, fait retour à cette raison qu’elle a simplement renversée ; il ne s’agit point, en tout cela, d’une conversion au tout-autre-ordre de la vraie nouveauté, il s’agit tout au plus d’une inversion, ou peut-être d’une perversion. L’absurdité est-elle en soi et directement une raison de croire ? Ce serait encore trop simple, et Pascal lui-même ne va pas jusque-là. Car il ne faut rien exagérer ! D’abord l’objet de la foi n’est pas pour Pascal unilatéralement absurde, ni d’une absurdité univoque : il est essentiellement équivoque. Dieu n’est pas absolument caché, mais presque caché [6][6]Isaïe, 4513. Cf. Pascal, Lettres à Mlle de Roannez (1656),… fere absconditus, à demi caché, et par conséquent voilé ; il se montre douteusement, se dissimule sous des équivoques révélatrices ; il est prouvé et improuvé. On sait ce que dit Pascal de la décevante imagination : « Elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge [7][7]Pensées, II, 82.  » ; car il suffirait d’en prendre le contre-pied pour rétablir cette vérité. L’Écriture, selon Pascal, ne veut pas nous duper, elle veut nous éprouver ; et elle s’adresse à ceux pour qui l’invraisemblance et la contradiction ne sont pas toujours des objections, mais, dans certains cas, des preuves supplémentaires : des « raisons de plus » ! Or l’objet de la foi est un indémontrable qui peut quelquefois apparaître probable. Cette ambiguïté même empêche le fidéisme de tourner à l’« absurdisme », autrement dit, à l’absurde systématisé ; et comme l’ambiguïté est à son tour ambiguë à l’infini, comme l’ambiguïté est à la fois ambiguë et inambiguë, elle contrarie elle-même la systématisation d’un « ambiguïsme ». L’amphibolie elle-même est amphiboliquement amphibolique… Mais justement la foi pascalienne est dialectiquement déchirée entre le quia provocant et le quamvis de tout le monde, entre la scandaleuse profession et la déchirante confession : d’un côté elle professe la contradiction, endosse tous les reproches d’obscurité, défie et brave le sens commun ; mais d’autre part elle reste désespérément fidèle en dépit de l’absurde, comme si une vague nostalgie rationaliste la retenait, et elle demeure, par cette concession même, en position de faiblesse, c’est-à-dire sur la défensive. Car celui qui croit malgré résiste à la tentation de décroire ; et pareillement celui qui aime malgré réagit et lutte contre la tentation de désaimer. Par bonheur, le croyant-malgré est un peu aidé par les marques vaguement probantes de la foi : celui qui croyait quia absurdum, et puis s’est mis à croire quamvis absurdum, commencera donc secondairement à croire quia credibile ! L’au-delà est obscur, mais, Dieu merci, il ne l’est qu’à moitié… Mieux vaudrait encore que ce clair-obscur fût tout à fait clair ! – L’amour pur, comme la foi, est au-delà des deux parce-que. Aussi devons-nous renvoyer dos à dos l’amour motivé par le mérite et l’amour motivé par le démérite, l’amour motivé et l’amour contre-motivé. Aimez vos ennemis, disent, il est vrai, le Sermon sur la Montagne et Isaïe avant lui : ἀγαπᾶτε τοὺς ἐχθρούς. Qu’est-ce à dire ? dois-je n’aimer que mes ennemis ? Certes non, Jésus ne voulait pas dire par là : Aimez vos seuls ennemis, et pour la seule raison que ce sont des ennemis, rien que parce qu’ils vous détestent et vous persécutent. Car un tel amour ne serait sans doute rien d’autre que masochisme, délectation morose et passion du martyre. Un homme qui a soif de persécutions, un homme amoureux de son tortionnaire, un homme du « sous-sol », comme dit Dostoïevski, est-il plus désintéressé qu’un autre ? Le goût de l’humiliation est-il aussi gratuit qu’un mouvement de charité ? Certes rien n’est moins pur que cet amour dont le motif est inavouable ; rien n’est plus impur que cet amour dont le motif s’appelle immotivation. Aimez donc vos ennemis, puisque cela est décidément sublime, mais, de grâce, aimez aussi un peu vos amis ; vous devez aimer ceux qui vous détestent, mais ce n’est pas non plus une raison pour détester ceux qui vous aiment ! Qu’on nous laisse le droit de préférer parfois le préférable, d’aimer très naïvement et très humblement l’aimable… On ne doit pas avoir de préjugés, même contre ce qui est digne d’être aimé ! Le fait que notre partenaire est digne d’amour n’est tout de même pas une raison de lui en vouloir ! Il ne faut pas tomber d’un extrême dans l’autre, ni renier la complaisance simple et directe envers les mérites de l’aimé pour une complaisance à rebours : non, cela ne vaudrait pas la peine d’avoir simplement changé de complaisance. Peut-être l’Évangile voulait-il dire seulement ceci : étant donné la déchéance et l’impureté de l’être psychosomatique, sa finitude, sa lamentable faiblesse, son égoïsme, on n’est jamais sûr qu’un amant payé de retour n’obéisse pas à des motifs de vanité et d’amour-propre ; la créature est si dominée par la concupiscence et l’intérêt personnel, si accessible à la flatterie que tout amour réciproque et partagé est a priori suspect. Disons mieux : quand on aime l’amant, l’ami ou l’aimable, il est impossible d’affirmer que l’amour va effectivement au partenaire, et que la vanité flattée, les mérites de l’aimé, ou tout simplement la solidarité tribale n’y sont pour rien. L’amour que ressent l’aimé, autrement dit l’amour pour l’amant, ne serait-il pas par hasard de l’amour-propre satisfait ? L’amour pour l’héritière, à supposer qu’il soit sincère et innocent, n’est-il pas indiscernable de l’amour pour l’héritage ? Kant l’a souvent dit : nous ne sommes jamais assurés qu’un devoir accompli par devoir mais avec plaisir, ne soit pas un devoir accompli par plaisir ; en ce cas, c’est la « pathologie » qui est en cause. Comme on ne peut pas savoir si une intention est pure, un amant qui aime son propre amant semblera peut-être obéir à une sorte de justice de mutualité… Quels critères nous permettront alors de distinguer l’équilibre de commutation et la mercenarité pure et simple ? Là où nous attendions le désintéressement, nous soupçonnons une arrière-pensée d’échange. Aimer ceux qui nous aiment, ἀγαπᾶν τοὺς ἀγαπῶντας, détester ceux qui nous détestent, μισεῖν τὸν ἐχθρόν, rendre à chacun, ainsi qu’il le mérite, la monnaie de sa pièce, rendre à chacun coup pour coup et dent pour dent, rendre à chacun la pareille, cela est à la portée des âmes de fer et de plomb : ce n’est pas dépasser la justice du talion, c’est donner pour recevoir, ἵνα ἀπολάбωσιν τὰ ἴσα, et par conséquent prêter pour que le don nous soit rendu. Si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, continue l’Évangile selon saint Luc, où sera le « gré » ? Ἐὰν ἀγαθοποιῆτε τοὺς ἀγαθοποιου̃ντας, ποία ὑμῖν χάρις ἐστίν [8][8]Luc, 627-35. Matthieu, 543-47.  ; La grâce commence avec le surplus, περισσόν [9][9]Matthieu, 547. . Si vous faites du bien à ceux qui vous font du mal et si vous bénissez ceux qui vous maudissent sans rien espérer en échange, μηδὲν ἀπελπίζοντες, à la bonne heure ! Dans ces chiasmes se font jour les dissymétries paradoxales, surnaturelles et miraculeuses de la charité. Il est naturel de saluer les citoyens honorables, mais il est surnaturel de saluer, comme le fait la Fevronia de Kitège, l’ivrogne et le misérable qui vous a trahi. – Pourtant l’amour ne prend pas systématiquement le contre-pied de l’amour motivé, car il serait, en ce cas, aussi aliéné que cet amour. L’amour pour l’ami cède la première place à l’amour pour l’ennemi ; mais le Sermon sur la Montagne ne dit pas que la haine pour l’ennemi doive céder la place à la haine pour l’ami : car il faut en général aimer tout le monde, amis et ennemis, et ne haïr personne, ni ennemis ni amis ; le Sermon sur la Montagne ne dit pas qu’il faille détester son frère : il dit qu’il ne faut pas aimer seulement son frère, τοὺς ἀδελφοὺς μόνον [10][10]Matthieu, 547. , et que nous devons englober dans un même amour le prochain (τὸν πλησίον σου) et les lointains. Un amour sincère est en effet toujours louable, quel que soit l’aimé, et même (ironie attristante, et qui tient à notre misère) même si l’aimé le mérite ! Un amour, même payé de retour, vaut mieux que le « droit du poing » et le chacun-pour-soi. Tout ce qu’on peut dire, c’est que l’amour irréciproque ou unilatéral, étant le plus méritoire, est aussi le plus caractéristique : quand l’amour est dissymétrique, il y a une chance de plus pour que nous ayons affaire à un amant désintéressé. Si donc l’homme en est réduit à aimer le haïssable pour faire preuve d’un désintéressement sincère, c’est en raison de sa frivolité congénitale et de son incurable superficialité. Aussi peut-on concevoir à la limite un état de droit qui rendrait le chiasme inutile : dans une cité de grâce, dans une république des esprits purs où tous les hommes seraient frères et s’aimeraient les uns les autres, où l’universelle proximité rapprocherait les plus lointains pour en faire nos prochains, dans cette cité idéale l’amour qu’on porte aux ennemis n’aurait plus de raison d’être ; personne en effet n’étant plus l’ennemi de personne, personne n’aurait à se faire cette violence d’aimer le haïssable ; mieux encore : dans la pureté d’un monde transparent où les âmes sont non seulement proches les unes des autres, mais présentes toutes à chacune, personne ne sait même plus ce que c’est qu’une arrière-pensée, et l’hypocrisie est inconnue ; tout amour est donc de bon aloi. Pourquoi la sincérité d’un amour partagé serait-elle mise en doute ? Ce n’est pas tout : même dans notre monde d’inimitié, creusé de cachettes et de galeries souterraines, il arrive qu’un humble et naïf amour mutuel l’emporte en authenticité sur le faux héroïsme et la fausse sainteté d’une charité irréciproque ; quand la charité hyperbolique s’embrouille elle-même dans les complications de l’exposant de conscience, dans les raffinements de la complaisance vertuiste et de l’affectation, c’est l’amour mutuel qui est le véritable pur-amour !

13Il en va du pardon comme de l’amour. C’est pourquoi le sixième commandement du Christ, qui prescrit l’amour pour les ennemis, est lié au cinquième, qui proscrit le ἀντί commutatif du talion. Le pardon transcende toute causalité, et d’abord la causalité la plus stéréotypée, celle qui est à l’œuvre dans les réactions conservatrices de la vengeance-réflexe ou de la juste rémunération : le geste surprenant et surnaturel, le geste contre-nature du pardon inhibe la réaction naturelle et trop attendue qui nous fait répondre au même par le même et qui est l’écho servile et le stupide contrecoup du péché ; l’homme généreux décide unilatéralement que le scandale restera incompensé, l’injustice irrédimée, l’offense inexpiée, que le dépassement imputable à la pléonexie méchante ne sera pas nivelé. Il est absurde de professer la contradiction, mais il est scandaleux de défier l’axiome moral de la justice corrective ; et réciproquement il est raisonnable d’honorer le principe d’identité, mais il est juste d’annihiler ce qui ne doit pas être. Par opposition à l’œil-pour-œil du Décalogue, le Sermon sur la Montagne nous prescrit de tendre l’autre joue, c’est-à-dire que loin de niveler l’injuste saillie, il double le scandale scandaleusement. Le pardon, contrairement à la justice ne prétend pas neutraliser le déséquilibre, de la pléonexie ni compenser la dissymétrie du péché ; mais il aggrave, au contraire, cette dissymétrie et ce déséquilibre, et en les aggravant il les guérit. Le pardon, à sa manière, annule le péché, non pas à la lettre et en renversant, par la punition, la direction du mal, et en renvoyant au violent sa violence, comme un joueur qui renvoie la balle au partenaire, mais en inversant et convertissant à la fois la qualité intentionnelle de l’acte et la direction. Rebondissement imprévu et entre tous paradoxal ! Le généreux renvoie le bien, qu’il n’a pas reçu, au lieu du mal qu’il a reçu ; contre les mauvais procédés de la malveillance il échange son offre d’amour ; il se rend ainsi capable non seulement de neutraliser l’acte malfaisant, mais de réformer, de transfigurer, de convertir l’intention malveillante. Cette chance d’amendement comporte bien entendu un risque ! Distinguons donc ici quatre attitudes, les deux premières qui sont redoublement, les deux autres qui sont des chiasmes : l’Expiation rend le Mal pour le Mal, comme le veut la justice ; la Gratitude rend le Bien pour le Bien, et elle est par conséquent justice gracieuse ou grâce juste, juste charité ; l’Ingratitude rend le Mal pour le Bien et elle est donc une grâce à l’envers, c’est-à-dire une méchanceté ; le Pardon enfin, rendant le Bien pour le Mal, représente cette grâce à l’endroit dont l’Ingratitude est le symétrique inversé. – Mais le-Bien-pour-le-Mal peut être lui-même une grave hypocrisie, un marché subtil et une spéculation intéressée s’il procède du désir exprès de tenir je ne sais quelle gageure ou de réussir je ne sais quel tour de force : le pardon qui pardonne expressément pour le plaisir de paraître sublime ou d’amender le coupable, ce pardon est un simple calcul. Le pardon ne pardonne jamais parce-que : ni parce qu’il y a innocence ni parce qu’il y a faute. Si l’accusé est innocent, c’est l’innocence qui fait tout et se disculpe elle-même sans l’aide de personne : le pardon n’a plus rien à faire en ce cas. Et si l’accusé est coupable ? Eh bien ! s’il est coupable, la faute de ce coupable est évidemment, par définition même, la matière première et la raison d’être du pardon ; et plus fautive la faute, plus offensante l’offense, plus irremplaçable est le pardon. Dans la cité de grâce, il n’y aurait évidemment rien à pardonner : tout au plus quelques légers malentendus aussi vite dissipés que formés, comme de petits nuages dans un azur immuablement serein. La faute est donc bien, si l’on veut, la condition sans laquelle il n’y aurait pas de pardon. Le pardon, en ce sens, a « besoin » de la faute : sans la faute le mot même de pardon n’existerait pas ! Mais cela ne signifie nullement que le pardon ait une prédilection expresse pour la faute. En réalité, le pardon ne pardonne pas tant la faute qu’il ne pardonne au fautif. C’est ainsi que la gratitude gracieuse s’adresse, par delà le bienfait, au bienfaiteur : si elle disait simplement merci pour le don, elle ne serait rien de plus qu’une manière symbolique et conventionnelle d’être quitte et une façon de rembourser la dette, non pas en rendant la somme elle-même, mais en prononçant un mot magique et rituel ; la gratitude serait donc un simple appendice à la justice, une justice un peu évasive autour du noyau de la justice stricte. Mais en fait la gratitude vise l’être de la personne au-delà de l’avoir, l’ipséité du donateur au-delà de la chose donnée. Ouverte sur un horizon infini, la gratitude est à la mesure non pas seulement d’un bienfait, ni seulement d’une bienfaisance, mais d’une bienveillance pour laquelle il n’existe pas de quitus : car le bénéficiaire d’une bonté que rien n’épuise ni ne compense, ce bénéficiaire est un éternel débiteur. L’ingratitude, sous ce rapport, n’est pas à proprement parler « injuste », elle a rendu ce qu’elle devait ; et ce qu’elle ne donne pas, à savoir la reconnaissance gratuite, est justement ce qu’elle ne doit pas ! Et de la même manière : l’amour du méchant n’est pas l’amour de la méchanceté de ce méchant, car il serait, en ce cas, plutôt une perversité diabolique qu’un amour ; l’amour du méchant est tout simplement l’amour de l’homme lui-même, mais de l’homme le plus difficile à aimer : quand l’aimé est complètement déshérité, dépourvu de toute qualité aimable et de toute vertu qui puisse justifier l’attachement, quand aucun espoir d’amendement n’est même en vue, et quand l’amour que nous persistons nonobstant à lui porter est un amour immotivé, quand enfin nous aimons sans raisons un aimé sans attrait, alors c’est peut-être le moment de dire : mon amour s’adresse à la pure hominité de l’homme et à l’ipséité nue de sa personne en général. Et de même enfin le pardon du péché n’est pas à proprement parler un quitus accordé au péché du pécheur, mais bien plutôt une grâce concédée au pécheur de ce péché. Il ne s’agit en aucune façon d’approuver ou d’admirer le mal de la coulpe. Celui qui pardonne, loin de se rallier au mal, décide bien plutôt de ne pas l’imiter, de ne lui ressembler en rien et, sans l’avoir expressément voulu, de le nier par la seule pureté d’un amour silencieux ; loin d’aimer le fautif à cause de sa faute en lui pardonnant malgré cette faute, il pardonne au fautif à cause de la faute, et il l’aime malgré cette faute. Le sadisme découpe la méchanceté du méchant pour l’aimer à part, en vertu d’un amour choisi et d’une scandaleuse préférence ; mais le pardon, lui, aime indivisément ce méchant qui, après tout, est un homme, il s’arrange pour reconnaître immédiatement le pauvre homme en ce coupable et la misère de la condition humaine en ce péché.

7. – Ni malgré ni parce-que. À la fois parce-que et malgré

14La contradiction ironique du quia et du quamvis est donc infiniment plus aiguë dans le cas du pardon que dans le cas de la foi. Car la foi, pour le croyant, n’est absurde que par manière de dire et dans l’optique du sens commun : la folie de la foi est selon saint Paul profondément raisonnable, encore qu’elle paraisse déraisonnable. La faute, au contraire, est essentiellement mauvaise ; l’irrationalité de ce scandale résiste à l’exégèse et à l’anthropodicée. La faute est l’aliment du pardon, mais elle en est aussi l’empêchement ; la faute est la matière du pardon, mais elle en est du même coup l’antithèse. Elle lui sert pour ainsi dire de repoussoir. Le pardon pardonne ainsi a contrario et absout le péché, en prenant son élan sur le tremplin de ce contradictoire. L’antithèse n’engendre donc pas l’antipathie, bien qu’elle n’implique nullement la sympathie… Le pardonnant a bien, en un sens, « besoin » du péché, – car c’est à la suite du péché que le pardon est apparu ici-bas ; mais du même coup il en souffre ; la faute est l’occasion de sa naissance, mais en même temps il doit faire un immense et déchirant effort sur soi pour l’absoudre ; ainsi s’explique sans doute le mélange de joie et de douleur qui est caractéristique du pardon. Le pardon pardonne à la fois de gaieté de cœur et à contrecœur. Mieux encore : le pardon pardonne en même temps parce-que et bien-que, et en même temps il ne pardonne ni parce-que ni bien-que ; utrumque et neutrum à la fois ! Son ambiguïté est donc elle-même ambiguë… Cette ambiguïté d’une ambiguïté, cette ambiguïté avec exposant est plus qu’une ambiguïté à la seconde puissance : car elle est, en somme, ambiguë à l’infini. Aucune des deux unilatéralités inverses, aucun des deux régimes adialectiques, ni l’obstacle sans organe, ni l’organe sans obstacle, ne conviennent au pardon : reste que son régime naturel soit la dialectique de l’organe-obstacle : car il est tout entier commandé par l’amphibolie. – Surtout, le pardon n’obéit ni à la causalité de l’aimable ni à la causalité du haïssable ; il n’est déclenché ni par une valeur préexistante, ni par une contre-valeur ; il n’est à la remorque de rien. On ne pardonne même pas « parce que » l’amour est la valeur suprême… Tout parce-que annonce en effet une pression, une motivation ou un déterminisme : hétérodoxe ou orthodoxe, paradoxologique ou rationnelle, la causalité est bien causale dans les deux cas ; et comme l’esprit de contradiction est aussi servile que l’esprit d’imitation, dont il est le renversement, ainsi l’influence du parce-que absurde est aussi aliénante que l’influence du parce-que à l’endroit. Il ne suffit donc pas de dire que le pardon rend le bien pour le mal, et qu’en cela consiste l’en-plus immérité, le miraculeux περισσόν dont parle, selon saint Matthieu, le Sermon sur la Montagne : cet en-plus lui-même ne serait ni créateur ni vraiment gratuit ni par conséquent charitable, cet en-plus n’aurait rien d’une « grâce » (χάρις) s’il était déterminé par l’existence du mal, si le pardon à la recherche d’un matériel pardonnable se montrait friand de méfaits et de forfaits. À plus forte raison le pardon n’est-il en aucun cas devancé par la causalité de la valeur, du mérite ou de l’innocence ; – et nous disons à plus forte raison, parce que cette causalité-là est évidemment la plus normale. Non seulement ce n’est pas parce que l’accusé est innocent que le pardon lui pardonne (l’innocence rendant au contraire le pardon superflu), mais encore c’est bien plutôt parce que le pardon pardonne que le coupable devient innocent ; à condition d’être innocent lui-même, et de ne prétendre à rien, le pardon convertit à l’innocence les pécheurs qu’il gracie. Ce renversement paradoxal du parce-que bourgeois est aussi bien perceptible dans l’amour et dans la foi. Ce n’est pas l’aimable qui est la cause de l’amour comme les bienséances l’exigeraient et comme la Bibliothèque rose le prétend : c’est l’amour qui rend aimable ce qu’il aime. L’amour bienséant, l’amour officiel et avouable dirait volontiers à ce qu’il aime : je t’aime malgré tes défauts (c’est-à-dire bien que tu ne le mérites pas), ou – ce qui, après tout, revient au même ! – je t’aime en raison de tes qualités. Or la vérité est toute autre. Si l’amant aime l’aimée, ce n’est pas en raison des mérites de l’aimée, mais, bien entendu, ce n’est pas davantage à cause de ses défauts. Ce n’est pas en l’honneur de son démérite ! Car le démérite, après tout, n’est pas une raison d’aimer, encore qu’il ne soit pas une raison de haïr et de mépriser ; et le mérite à son tour n’est tout de même pas une raison de haïr, s’il n’est pas une raison d’aimer… Nous devons dire plutôt : d’abord l’amant aime quelqu’un aveuglément et sans nulle raison d’aimer, et du même coup il métamorphose en qualités les défauts de ce quelqu’un. Et il pourrait dès lors, s’il devenait statique, se prendre à aimer l’aimée a posteriori pour ces qualités imaginaires qu’il a lui-même créées : ce serait une causalité illusoire, mais ce serait encore une causalité. Aussi préfère-t-il créer et recréer sans cesse les qualités qui après coup le légitimeront. Ce travail de transmutation alchimique n’a pas de fin. À la transfiguration amoureuse on sait que Stendhal donnait le nom de cristallisation… Cette interversion de l’étiologie n’est pas moins décelable dans la foi. Platon se demande, dans l’Euthyphron, si les choses saintes sont saintes parce qu’on les révère, ou si on les révère parce qu’elles sont saintes ; et nous devinons que le dogmatisme grec devait juger la première éventualité particulièrement injurieuse pour l’objectivité de l’Idée. Pascal, découvrant un « ordre du cœur », donnera la vraie solution moderne de cette alternative ; il pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences le paradoxe de M. de Roannez : « les raisons me viennent après… » Bergson à son tour montrera, et avec quelle lucidité, comment la décision prévenante suscite après coup, pour se justifier elle-même, les délibérations rétrospectives. Toutefois si le pardon ressemble sur ce point à la décision passionnelle, à la foi et à l’amour, il ne leur est pas identique. La foi passionnelle, la foi que rien ne décourage tourne les objections elles-mêmes en arguments et en raisons-de-plus : tout ce qui est commandé par cette foi prévenante devient en effet raison de croire, et le Pour et le Contre, et les preuves et les difficultés ; car celui qui réfute prouve encore, mais involontairement et indirectement. La foi est donc cristallisante, comme l’amour. Mais on ne retrouve pas dans le pardon cette puissance d’illusion de l’amant et du croyant : le pardon ne recherche pas dans la culpabilité, même rétrospectivement, des raisons qui justifieraient l’absolution ; il pardonne en toute lucidité ; il affronte courageusement la faute du fautif et la regarde dans les yeux, bien en face, sans se leurrer avec des mythes et des chimères ; et il y a même un pardon tout efférent, un pardon héroïque à qui ce sacrifice déchirant ne coûte plus rien. Jésus, remarque Max Scheler, ne dit pas à Marie de Magdala : Si tu promets de ne plus pécher, je te pardonnerai… Mais d’abord il pardonne, – ἀφέωνταί σου αἱ ἁμαρτίαι, tes péchés sont remis [11][11]Luc, 748. , et le pardon inconditionnel rend ensuite Marie-Madeleine capable de se relever. Le pardon lui-même, pour pardonner, ne posait pas de conditions, ne faisait pas de réserves, n’exigeait ni promesses ni garanties ! La garantie, c’est plutôt l’acte de pardonner qui la crée ! Et le pardon, avant de pardonner, voudrait encore des assurances ? Comme dans le propos rapporté par Pascal, D’abord et Ensuite sont intervertis. C’est en pardonnant qu’on rend innocent le coupable : en supposant le problème résolu. Le pardon pardonne au coupable bien qu’il soit coupable, parce que précisément il est coupable, parce qu’au fond et en dernière analyse il est peut-être innocent. Tout cela contradictoirement et à la fois ! En somme le pardon pardonne parce qu’il pardonne, et il est de nouveau semblable en cela à l’amour : car l’amour lui aussi aime parce qu’il aime… Et l’on dit encore : l’amant aime son aimée parce que c’est lui et parce que c’est elle : – comme si c’était là une raison d’aimer ! Mais oui, c’est une raison d’aimer, car la raison sans raisons est la plus profonde de toutes. L’amour est à la lettre causa sui, ou inversement : l’effet s’explique par lui-même, se fonde lui-même, est à lui-même sa propre cause. C’est ce que les théologiens appellent l’aséité. Le parce-que renvoie ainsi au pourquoi. Mais cette causalité circulaire n’est ni une tautologie ni une lapalissade ; mais ce cercle-là n’est pas un cercle vicieux : il est, au contraire, circulus sanus ; cette pétition de principe est la sainte pétition de principe de l’amour spontané. Au diallèle d’amour répond le diallèle d’un pardon transfigurant qui commence toujours par lui-même.

8. – Une fin qui est un événement, un rapport avec le fautif, une totale et définitive rémission

15Dans cet élan centrifuge et spontané, nous reconnaissons enfin le cœur du pardon que nous cherchions vainement dans la temporalité sans cœur et dans l’excuse. Ce pardon cordial serait en effet un événement, un rapport avec la personne et une totale rémission. Et d’abord un événement, – car le pardon est quelque chose qui advient, et il est en cela à la mesure du péché, c’est-à-dire du clinamen contingent et de l’« avoir-pu-être-autrement ». L’excuse intellective, disions-nous, n’advient pas : elle n’est ni un acte ni une décision, mais la simple reconnaissance du néant de la faute ; elle constate seulement et enregistre la continuation d’une innocence préexistante, elle comprend, en somme, que le péché n’a jamais été commis : la liberté, qui est à l’œuvre dans la rémission gracieuse, ne trouve même pas ici l’occasion d’intervenir ; une analyse lucide permet à l’accusateur d’excuser l’accusé, – ou plutôt c’est le soi-disant coupable qui se disculpe tout seul. L’excuse est donc une petite conversion : elle n’instaure pas un ordre vraiment nouveau ; elle efface le fantôme du péché, elle passe l’éponge non pas sur une faute inexistante, mais sur un grief injustifié. La reconnaissance de l’innocence méconnue (Aristote eût peut-être dit : ἀναγνώρισις) est ici le seul événement notable, et c’est un événement tout subjectif. La conversion, elle, serait bien l’avènement d’un ordre nouveau : mais la conversion est trop souvent rationnelle et motivée pour être vraiment créatrice ; car elle implique en général l’adhésion à un dogme préexistant ou à un article de foi dont nous reconnaissons la vérité ; et elle peut dire ses raisons, comme un néophyte qui décide d’adhérer à tel ou tel parti parce que les arguments de la doctrine nouvelle ont emporté sa conviction ; la doctrine nouvelle est jugée préférable à l’ancienne, et mieux fondée. Le pardon exclut ce consentement réfléchi. Le pardon, comme la repentance, implique bien plutôt un événement arbitraire qui est toujours synthétique par rapport à l’ancienne vie : à la différence de tant de conversions apparemment soudaines et qu’un lent et invisible processus prépare en réalité depuis longtemps, la décision de pardonner est contingente ; elle ne mûrit pas peu à peu, ne se dégage aucunement du passé par une évolution immanente et continue, ne résulte pas d’une incubation progressive… Cette décision est une fin qui est un commencement. Et d’abord une fin : le pardon tourne la page et suspend le radotage de la continuation rancunière, le vindicatif ne ressassera plus ses obsédants refrains. Mais s’il ne s’agissait que de liquidation et de terminaison l’excuse vaudrait le pardon. En fait, le pardon est à la fois l’oméga et l’alpha : la conclusion est du même coup une initiative ; c’est ainsi que la mort, selon l’espérance eschatologique, est dans le même instant la fin de la vie et le seuil de la survie, la conclusion de l’ordre antérieur et, ipso facto, le début d’un tout autre ordre : terminal et initial tout ensemble, l’événement appelé pardon clôt une continuation pour en instituer une autre ; l’instant du pardon termine l’intervalle antérieur et fonde l’intervalle nouveau. Aussi suppose-t-il le courage : le courage, prenant l’offensive, affronte le danger, et le pardon, osant offrir la paix, oublie l’injure. À la lettre, le pardon fait époque, aux deux sens du mot : il suspend l’ordre ancien, il inaugure l’ordre nouveau. Nous disions que l’excuse, reconnaissant le mal-fondé d’une accusation, retire sa plainte et abandonne toute poursuite : elle rétablit le statu quo dans son ancienneté. L’excuse, prononçant le non-lieu, nous renvoie à l’état qui précédait l’accusation ; mais le pardon, excluant tout non-lieu, nous renvoie à l’état qui précédait la faute, c’est-à-dire à l’innocence prélapsaire. Le non-lieu n’implique pas le sauvetage d’une âme perdue : ce sauvetage s’appelle Pardon. C’est le pardon qui repêche dans le lac obscur le naufragé du grand naufrage moral. L’excuse, opérant dans la plénitude continuée, n’est pas une résurrection : c’est le pardon qui ressuscite les morts ; le mort, autrement dit le fautif, rebondit dans son néant et son infime profondeur. « Mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu et il a été retrouvé. Οὗτος ὁ υἱός μου νεϰρὸς ἦν ϰαὶ ἀνέζησεν, ἦν ἀπολωλὼς ϰαὶ εὑρέθη [12][12]Luc, 1524. Cf. 1522. . » Après l’excuse, la continuation reprend son cours normal, comme si de rien n’était ; et en effet il n’y a jamais rien eu, rien n’est jamais arrivé ; les saillies de la liberté fautive n’ont jamais troublé l’existence unie et sans reproches du fils casanier. Que peut-on bien pardonner à cet irréprochable fils ? Mais le fils modèle, n’ayant pas connu la perdition ni les tentations ni l’Enjôleuse [13][13]Prokofiev, Le Fils prodigue. , ne connaîtra pas non plus la joie [14][14]La joie : Luc, 1522 (χαρῆναι). , la joie réservée à ceux qui rebondissent du non-être dans l’être. Ce qui succède à l’excuse c’est, renouant avec la vie antérieure, le recommencement de cette vie. Mais le pardon annonce une renaissance, ou mieux une nouvelle naissance. L’enfant coureur rentré dans ses foyers, absous, gracié, repenti, ne sera plus jamais celui qu’il était avant son départ : le circuit des aventures est maintenant bouclé, mais un élément différentiel invisible, mais une inaliénable richesse distinguent pour toujours le fils prodigue du fils casanier ; ce je-ne-sais-quoi différentiel, c’est le surplus gratuit que nous appelions, d’un mot emprunté à l’Évangile, le περισσόν. Certes le don, quand il n’est pas une simple restitution, fait époque comme le pardon ; le don aura des suites, et surtout s’il inaugure l’ère de la réconciliation et de la paix. Toutefois l’en-plus est ici un avoir trop palpable pour être miraculeux : c’est la rémission d’un péché, malgré son caractère négatif, qui est le véritable Plus et le vrai miracle pneumatique. Ainsi le pardon instaure une ère nouvelle, institue de nouveaux rapports, inaugure une vita nuova. La nuit de la faute, chez le gracié, présage une toute neuve aurore ; l’hiver de la rancune, chez celui qui gracie, annonce un tout neuf printemps. C’est le temps du renouveau et de la seconde jeunesse. Hic incipit vita nova. Ici prennent tout leur sens le grand dégel, l’heureuse simplification que le pardon annonce. Le pardon dément en cela la résignation. Car si la résignation est une adaptation à l’insoluble, le pardon est une solution, encore que la faute ne soit pas un problème à « résoudre »… On se résigne au destin, à la faute on pardonne. Qui se résigne à la faute comme si elle était destinale est un complice du péché et une mauvaise volonté machiavélique ; qui pardonne au destin comme s’il était fautif est un butor. La résignation est faite pour le destin auquel elle se résigne, le pardon pour la faute qu’il pardonne ; aussi la résignation est-elle destinale comme le destin est résignatif ; et le pardon, tel le péché, est une initiative. Le résigné s’adapte au gel du destin inflexible et rigide ; comme un hivernant, il fait son trou dans la glace et s’y incruste pour rendre vivable son éternel hiver. Cette accommodation résignative à la situation congelée est ce qu’on appelle sagesse. La folie du pardon, le pardon irrésigné, au contraire, résout les rapports gelés de l’homme et du mal : l’offense pardonnée ressemble après coup à un malentendu ; le pardon libère, liquide, liquéfie les eaux vives que la rancune retenait prisonnières ; il dépanne la conscience bloquée dans les glaces. Cette débâcle générale, cette mobilisation du passé sont l’initiative propre de l’homme généreux : l’homme généreux va au-devant de son offenseur, prend les devants, fait le premier pas. Qui fera le premier pas ? Ce pas prévenant, ces avances unilatérales et arbitraires amorcent la saison nouvelle : alors le rancunier a honte de s’être laissé devancer et de n’avoir pas eu lui-même l’initiative de cet armistice. Il faut bien que quelqu’un commence, n’est-ce pas ? Le pardon, prêchant d’exemple, semble chuchoter à l’intention des rancuniers : Faites comme moi, qui suis hors de la légalité, comme moi qui ne vais pas jusqu’au bout de mon droit, ne fais pas valoir mes titres, ne réclame ni réparations ni dommages-intérêts, tiens quittes tous mes débiteurs, comme moi en un mot qui pardonne sans y être obligé. Et la chaleur communicative de cette générosité, et le rayonnement de cette chaleur dégèlent les hommes gelés, boudeurs et méchants. Et une grande émulation de paix s’empare de tous les êtres.

16De plus, le pardon nous met en rapport avec quelqu’un d’autre : ce que le repentir ne fait pas ! Le repentir, drame purement personnel, ne met en cause que ma rédemption-propre et ma destinée-propre ; il concerne donc avant tout l’intimité morale et le perfectionnement solitaire ; c’est en effet le même qui a péché et s’en repent : la faute à racheter est la faute-propre. Aussi s’agit-il de contrition beaucoup plus que d’expiation. Le pardon, lui, n’est pas un monologue, mais un dialogue ; le pardon, étant un rapport à deux, comporte un aléa supplémentaire : cet élément aventureux tient à la présence de l’autre. Le printemps du coupable, comme nous l’appelions, ne dépend plus du coupable seul… Sans doute le repentir sincère se repent-il, lui aussi, dans l’inquiétude poignante et dans l’innocence du désespoir, c’est-à-dire sans aucune garantie d’amendement ; et même le repentir n’est efficace que s’il désespère de sa propre efficacité. Il y a pourtant en lui une espèce de finalité rassurante qui manque au pardon. L’offenseur reçoit le pardon comme le repentant se repent : dans la nuit. Mais quand bien même l’offenseur ne serait pas désespéré, les noires ténèbres l’envelopperaient encore : car sa déréliction est d’une certaine manière plus poignante que celle du repentant ; l’inquiétude se double ici d’une incertitude, et l’incertitude est elle-même suspendue à ce libre geste de gracier qui est toute l’essence du pardon. Ce n’est pas seulement pour le coupable que le pardon est une aventure : le pardonnant s’expose lui aussi aux aléas que comporte toute relation avec autrui ; il accepte d’avance le risque de l’ingratitude. Le pardon, en tant que rapport de deux ipséités, pose des problèmes d’efficacité sociale ou pédagogique. Est-il dangereux ? est-il bienfaisant ? Une casuistique du droit de grâce peut se constituer autour de cette alternative… Car tout le monde sait que le nouvel homme ne naît pas infailliblement, automatiquement de l’ancien. – Le pardon suppose deux partenaires. Pardonnant la faute, il pardonne au fautif de cette faute. La non-résistance au mal est un rapport avec l’acte méchant, et par raccroc avec l’auteur de cet acte ; vice versa le pardon est un rapport avec l’agent à propos d’un acte de cet agent. Aussi la non-violence, renonçant à se battre, est-elle pure négativité abstentionniste et simple façade extérieure, comportement privatif, douceur intransitive, au lieu que le pardon, regardant dans les yeux l’ipséité étrangère, possède une âme intentionnelle. On pardonne à quelqu’un, non pas au Vésuve, ni à une nécessité anonyme devant laquelle l’homme ne peut que ployer le genou. Nous disions que la gratitude, débordant au-delà du bienfait, invoque l’ipséité même du bienfaiteur : la gratitude est tournée vers l’être qui est à l’horizon de tout avoir, vers la personne qui est à la limite de toutes appartenances, vers le donataire qui est à la limite du don ; ce faisant, la reconnaissance devient floue, diffuse, atmosphérique, et s’évapore dans l’infini de l’amour. Comme le Merci de la gratitude cordiale est un mot d’amour qui dépasse infiniment la matérialité tangible du cadeau, ainsi la grâce du pardon est un mouvement d’amour qui dépasse la réalité ponctuelle et atomistique de la faute. Pardonner un mensonge, c’est essentiellement pardonner au menteur de ce mensonge. « Te absolvo a peccatis tuis. » Par une totalisation infinie, l’absolution s’étend des fautes isolées au sujet fautif qui les a commises.

17Le pardon qui nous met en rapport avec la personne du pécheur, le pardon qui est un événement instantané, est donc par là même une rémission illimitée : ce pardon soudain est à la fois total et définitif. Pardonner n’est pas changer d’avis sur le compte du coupable ni se rallier à la thèse de l’innocence… Bien au contraire ! La surnaturalité du pardon consiste en ceci que mon opinion au sujet du fautif n’a précisément pas changé : mais sur ce fond immuable c’est tout l’éclairage de mes relations avec le coupable qui se trouve modifié, c’est toute l’orientation de nos rapports qui se trouve inversée, renversée, bouleversée ! Le jugement de condamnation est resté le même, mais un changement arbitraire et gratuit est intervenu, une diamétrale et radicale interversion, περιστροφή, qui transfigure la haine en amour. Gracier, c’est tourner le dos à la direction que la justice nous indique… Car le pardon n’est pas simplement une conversion relative de contraire à contraire, mais une conversion métempirique de contradictoire à contradictoire, c’est-à-dire une interversion aiguë. L’antithèse dramatique et si fortement contrastée des ténèbres et de la lumière est toujours reconnaissable dans cet effet de relief, dans ce coup de théâtre qu’on appelle le pardon. Le pardon, inversion révolutionnaire de nos tendances vindicatives, amorce un changement du tout au tout. Ainsi donc le pardon est total, ou il n’est pas ! Le pardon ressortit à l’alternative du tout-ou-rien, du oui-ou-non… Tandis que l’excuse, nous l’avons vu, se laisse doser selon la loi du Plus-ou-Moins : beaucoup-un peu-rien du tout, voilà son échelle ordinaire ; tous les degrés, toutes les nuances du comparatif sont admissibles quand il est question d’excuse ou d’estime ; car de même que l’estime se fractionne et se détaille, de même l’excuse, considérant la faute analytiquement, se distribue par morceaux : elle distingue le ceci et le cela, hiérarchise les mobiles, absout l’excusable, condamne l’inexcusable, multiplie entre l’un et l’autre tous les degrés de la rigueur et tous les dégradés de l’indulgence. L’amour ne diffère plus de l’excuse quand il est assorti de restrictions et de conditions, de réserves et de « distinguos », d’attendus et d’arrière-pensées ; l’amour commence alors à ergoter : mais cet amour-là est un amour fêlé, un amour suspect, et les conditions mêmes qu’il pose sont la preuve de sa mauvaise foi. Le repentir lui aussi peut être un pseudo-repentir : il arrive par exemple que le repentant fasse de sa propre rédemption une manière de rachat progressif ; cette rédemption ne diffère plus en rien du simple remboursement échelonné et graduel d’une somme prêtée. Excluant toute progression scalaire, le pardon est aux antipodes d’un tel repentir comme il est aux antipodes de l’excuse. Le pardon, enfin, s’oppose au don : car le don n’est jamais qu’une désappropriation partitive et parcellaire ; car le donataire de ce don ne se dessaisit jamais que de son avoir ou d’une portioncule de son avoir. Le pardon, lui, pardonne d’un seul coup et dans un seul élan indivisible, et il gracie sans partage ; d’un seul mouvement radical et incompréhensible, le pardon efface tout, balaye tout, oublie tout ; en un clin d’œil, le pardon fait table rase du passé, et ce miracle est pour lui simple comme bonjour et bonsoir. L’obstacle appelé faute se volatilise comme par enchantement ! Le pardon pardonne globalement la faute et le fautif, et par suite il pardonne infiniment plus de fautes que le coupable n’en a commis. – L’absence de toute réserve, qui est la condition fondamentale du pardon, a aussi un sens temporel : pas plus en durée qu’en degré le pardon purissime ne souffre la moindre restriction ni la moindre réticence. La restriction, dans l’ordre du temps, s’appelle délai, ou mieux, à l’inverse, limitation chronologique. L’arrière-pensée de cette limitation n’est-elle pas bien souvent la forme que prend une insidieuse mauvaise volonté ? Le pardon qui pardonne jusqu’à un certain point, hactenus, et pas au-delà, est un pardon apocryphe ; mais le pardon qui pardonne jusqu’à une certaine date seulement est tout aussi suspect. Pardonner jusqu’à nouvel ordre, ce n’est pas pardonner. Le pardon ne fait pas acception d’un laps de temps déterminé, ne prévoit pas de forclusions, ne signe pas des armistices provisoires, ne se borne pas à suspendre les hostilités ; ce genre de trêve est fait pour des belligérants méfiants dont le cœur n’est pas intimement converti à l’intention de paix. Là où manque une volonté sincère de réconciliation, la paix est nécessairement précaire. Le pardon, au contraire, est une intention de paix perpétuelle. Car qu’est-ce qu’une grâce dont la validité serait temporaire ? Entre la validité, qui est effectivement temporaire, et la valeur, qui est intemporelle, il y a un abîme, comme il y a une distance infinie entre surseoir à l’exécution et gracier le condamné. Le pardon, pardonnant la faute une fois pour toutes, et pour toujours, s’oppose en cela à la guérison par l’oubli ou par la seule temporalité : une rancune dont l’extinction progressive est un effet de l’usure et des années accumulées, cette rancune est une rancune mal guérie, une rancune exposée aux rechutes ; quelque chose comme un chagrin mal consolé ; et inversement la rémission, lorsqu’elle est l’œuvre du temps, peut être remise en question par le temps : l’abcès se reforme. Seul est définitif l’instant d’une décision qui tranche arbitrairement la continuation temporelle : le pardon pardonne une fois, et cette fois est à la lettre une-fois-pour-toutes ! Justement parce que la décision est l’instant arbitraire, rien n’en limite la gratuité surnaturelle : à décision immotivée ou imméritée, conséquences illimitées. Non seulement le pardon pardonne infiniment plus de fautes que le coupable n’en a commis, mais il pardonne pour toutes les fautes que ce coupable pourrait commettre ou commettra encore ; il excède immensément toute culpabilité actuelle ou à venir. Ses ressources sont infinies, infinie est sa patience : rien ne décourage son inépuisable générosité ; il attendrait, sans se dégoûter, jusqu’à la fin des temps ; il pardonnerait septante-sept fois s’il le fallait… Le pardon ouvre au coupable un crédit sans limites. Et le pervers se lassera de haïr et de tourmenter l’homme généreux plus tôt que l’homme généreux ne se lassera de pardonner au pervers. Et peu importe si un sursaut de rancune doit quelque jour remettre en cause l’absolution : ce qui n’aura duré qu’un temps a voulu, sur le moment, durer toujours, et jusqu’aux siècles des siècles ; il suffit que l’intention sincère de pardonner ait, au moment du pardon, exclu sincèrement et passionnément toute limitation chronologique, comme il suffit que l’amour, même s’il doit être en fait infidèle et versatile, ait été voulu éternel le jour du serment. On comprend dès lors pourquoi le pardon peut être fondateur d’un avenir : autant la pitié, émotion sans lendemain, apparaît inconsistante et transitoire, autant le pardon se révèle capable d’instituer un ordre nouveau. Le pardon, comme l’intuition géniale, fait en un instant l’œuvre de plusieurs générations : dans un seul mot, dans un regard et un battement de paupières, dans un sourire, dans un baiser le pardon accomplit instantanément ce qu’il eût fallu des siècles à l’oubli et à l’usure et même à la justice pour réaliser. Violaine pardonne à Mara d’un coup, pour tout et pour toujours. Ainsi s’explique l’exaltation dont le pardon est la cause. Que le père de l’enfant prodigue accueille le repenti dans sa maison, cela est juste et se comprend. Mais l’embrasser, le revêtir de sa plus belle robe, tuer le veau gras et donner un festin en l’honneur du repenti, c’est là l’inexplicable, l’injuste, la mystérieuse grande fête du Pardon.

Notes

  • [1]
    Éthique, IV, 46 et sc.
  • [2]
    Phédon, 65 e. Cf. 67 d.
  • [3]
    Cf. René Nelli, Écritures cathares, p. 237. Déodat Roché, Études manichéennes et cathares, p. 181.
  • [4]
    Tolstoï, La Puissance des ténèbres, V, 2.
  • [5]
    Aristote dit aussi : διωϰτόν (Éth. Nic., 1097 a, 32).
  • [6]
    Isaïe, 4513. Cf. Pascal, Lettres à Mlle de Roannez (1656), Brunschvicg, p. 214-215. Pensées, IV, 288 ; VIII, 557, 559, 575, 576, 578, 585, 588.
  • [7]
    Pensées, II, 82.
  • [8]
    Luc, 627-35. Matthieu, 543-47.
  • [9]
    Matthieu, 547.
  • [10]
    Matthieu, 547.
  • [11]
    Luc, 748.
  • [12]
    Luc, 1524. Cf. 1522.
  • [13]
    Prokofiev, Le Fils prodigue.
  • [14]
    La joie : Luc, 1522 (χαρῆναι).