Textes

M Foucault
«Le sujet et le pouvoir» (1ère éd. : 1982 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1041-1062)

 

«Aborder le thème du pouvoir par une analyse du "comment", c’est donc opérer, par rapport à la supposition d’un pouvoir fondamental, plusieurs déplacements critiques. C’est se donner pour objet d’analyse des relations de pouvoir, et non un pouvoir ; des relations de pouvoir qui sont distinctes des capacités objectives aussi bien que des rapports de communication ; des relations de pouvoir, enfin, qu’on peut saisir dans la diversité de leur enchaînement avec ces capacités et ces rapports.» (p.1054)

«L’exercice du pouvoir n’est pas simplement une relation entre des "partenaires", individuels ou collectifs ; c’est un mode d’action de certains sur d’autres. Ce qui veut dire, bien sûr, qu’il n’y a pas quelque chose comme le pouvoir, ou du pouvoir qui existerait globalement, massivement ou à l’état diffus, concentré ou distribué : il n’y a de pouvoir qu’exercé par les "uns" sur les "autres" ; le pouvoir n’existe qu’en acte, même si bien entendu il s’inscrit dans un champ de possibilité épars s’appuyant sur des structures permanentes. […] En fait, ce qui définit une relation de pouvoir, c’est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l’action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes. […] Il est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’installer le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ; mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actions.» (pp.1054-1056)

«[…] on peut appeler "stratégie de pouvoir" l’ensemble des moyens mis en œuvre pour faire fonctionner ou pour maintenir un dispositif de pouvoir. On peut aussi parler de stratégie propre à des relations de pouvoir dans la mesure où celles-ci constituent des modes d’action sur l’action possible, éventuelle, supposée des autres. On peut donc déchiffrer en termes de "stratégies" les mécanismes mis en œuvre dans les relations de pouvoir. Mais le point le plus important, c’est évidemment le rapport entre relations de pouvoir et stratégies d’affrontement. Car il est vrai que, au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanente de leur existence, il y a une "insoumission" et des libertés essentiellement rétives, il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite, sans retournement éventuel ; toute relation de pouvoir implique donc, au moins de façon virtuelle, une stratégie de lutte, sans que pour autant elles en viennent à se superposer, à perdre leur spécificité et finalement à se confondre. Elles constituent l’une pour l’autre une sorte de limite permanente, de point de renversement possible.» (pp.1060-1061)

«La domination, c’est une structure globale de pouvoir dont on peut trouver parfois les significations et les conséquences jusque dans la trame la plus ténue de la société ; mais c’est en même temps une situation stratégique plus ou moins acquise et solidifiée dans un affrontement à longue portée historique entre des adversaires. Il peut bien arriver qu’un fait de domination ne soit que la transcription d’un des mécanismes de pouvoir d’un rapport d’affrontement et de ses conséquences (une structure politique dérivant d’une invasion) ; il se peut aussi qu’un rapport de lutte entre deux adversaires soit l’effet du développement des relations de pouvoir avec les conflits et les clivages qu’il entraîne. Mais ce qui fait de la domination d’un groupe, d’une caste ou d’une classe, et des résistances ou des révoltes auxquelles elle se heurte, un phénomène central dans l’histoire des sociétés, c’est qu’elles manifestent, sous une forme globale et massive, à l’échelle du corps social tout entier, l’enclenchement des relations de pouvoir sur les rapports stratégiques, et leurs effets d’entraînement réciproque.» (p.1062)