Foucault
Pouvoirs et stratégies» (entretien avec Jacques Rancière, 1ère éd. : 1977 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp. 418-428)
«Il est vrai, me semble-t-il, que le pouvoir est "toujours déjà là" ; qu’on est jamais "dehors", qu’il n’y a pas de "marges" pour la gambade de ceux qui sont en rupture. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut admettre une forme incontournable de domination ou un privilège absolu de la loi. Qu’on ne puisse jamais être "hors pouvoir" ne veut pas dire qu’on est de toute façon piégé.
Je suggèrerais plutôt (mais ce sont là des hypothèses à explorer) :
- que le pouvoir est coextensif au corps social ; il n’y a pas, entre les mailles de son réseau, des plages de libertés élémentaires
- que les relations de pouvoir sont intriquées dans d’autres types de relation (de production, d’alliance, de famille, de sexualité) où elles jouent un rôle à la fois conditionnant et conditionné ;
- qu’elles n’obéissent pas à la forme unique de l’interdit et du châtiment, mais qu’elles sont de formes multiples ;
- que leur entrecroisement dessine des faits généraux de domination, que cette domination s’organise en stratégie plus ou moins cohérente et unitaire ; que les procédures dispersées, hétéromorphes et locales de pouvoir sont réajustées, renforcées, transformées par ces stratégies globales et tout cela avec les phénomènes nombreux d’inertie, de décalages, de résistances ; qu’il ne faut donc pas se donner un fait premier et massif de domination (une structure binaire avec d’un côté les "dominants" et de l’autre les "dominés"), mais plutôt une production multiforme de rapports de domination qui sont partiellement intégrables à des stratégies d’ensemble ;
- que les relations de pouvoir "servent" en effet, mais non point parce qu’elles sont "au service" d’un intérêt économique donné comme primitif, mais parce qu’elles peuvent être utilisées dans des stratégies ;
- qu’il n’y a pas de relations de pouvoir sans résistances ; que celles-ci sont d’autant plus réelles et plus efficaces qu’elles se forment là même où s’exercent les relations de pouvoir ; la résistance au pouvoir n’a pas à venir d’ailleurs pour être réelle, mais elle n’est pas piégée parce qu’elle est compatriote du pouvoir. Elle existe d’autant plus qu’elle est là où est le pouvoir ; elle est donc comme lui multiple et intégrable à des stratégies globales.
La lutte des classes peut donc n’être pas le "ratio de l’exercice du pouvoir" et être pourtant "garantie d’intelligibilité" de certaines grandes stratégies.» (pp.424- 425)
«Il ne faut sans doute pas concevoir la "plèbe" comme le fond permanent de l’histoire, l’objectif final de tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les révoltes. Il n’y a sans doute pas de réalité sociologique de la "plèbe". Mais il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée.
"La" plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a "de la" plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager ; c’est donc ce qui motive tout nouveau développement des réseaux de pouvoir.» (p.421)
«Le rôle de la théorie aujourd’hui me paraît être justement celui-là : non pas formuler la systématicité globale qui remet tout enplace ; mais analyser les spécificités des mécanismes de pouvoir, repérer les liaisons, les extensions, édifier de proche en proche un savoir stratégique. (…) La théorie comme boîte à outils, cela veut dire :
- qu’il s’agit de construire non un système, mais un instrument : une logique propre aux rapports de pouvoir et aux luttes qui s’engagent autour d’eux ;
- que cette recherche ne peut se faire que de proche en proche, à partir d’une réflexion (nécessairement historique dans certaines de ses dimensions) sur des situations données.» (p.427)