Textes

Foucault
Surveiller et punir. Naissance de la prison (Paris, Gallimard, collection «TEL», 1975)
Une microphysique du pouvoir

 

«Il s’agit en quelque sorte d’une microphysique du pouvoir que les appareils et les institutions mettent en jeu, mais dont le champ de validité se place en quelque sorte entre ces grands fonctionnements et les corps eux-mêmes avec leur matérialité et leurs forces.
Or, l’étude de cette microphysique suppose que le pouvoir qui s’y exerce ne soit pas conçu comme une propriété, mais comme une stratégie, que ses effets de domination ne soient pas attribués à une "appropriation", mais à des dispositions, à des manœuvres, à des tactiques, à des techniques, à des fonctionnements ; qu’on déchiffre en lui plutôt un réseau de relations toujours tendues, toujours en activité plutôt qu’un privilège qu’on pourrait détenir ; qu’on lui donne pour modèle la bataille perpétuelle plutôt que le contrat qui opère une cession ou la conquête qui s’empare d’un domaine. Il faut en somme admettre que ce pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas le "privilège" acquis ou conservé de la classe dominante, mais l’effet de l’ensemble de ses positions stratégiques – effet que manifeste et parfois reconduit la position de ceux qui sont dominés. Ce pouvoir d’autre part ne s’applique pas purement et simplement, comme une obligation ou une interdiction, à ceux qui "ne l’ont pas" ; il les investit, passe par eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux. Cela veut dire que ces relations descendent loin dans l’épaisseur de la société, qu’elles ne se localisent pas dans les relations de l’État aux citoyens ou à la frontière des classes et qu’elles ne se contentent pas de reproduire au niveau des individus, des corps, des gestes et des comportements, la forme générale de la loi ou du gouvernement ; que s’il y a continuité (elles s’articulent bien en effet sur cette forme selon toute une série de rouages complexes), il n’y a pas analogie ni homologie, mais spécificité de mécanisme et de modalité. Enfin, elles ne sont pas univoques ; elles définissent des points innombrables d’affrontement, des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion au moins transitoire des rapports de forces. Le renversement de ces "micropouvoirs" n’obéit donc pas à la loi du tout ou rien ; il n’est pas acquis une fois pour toutes par un nouveau contrôle des appareils ni par un nouveau fonctionnement ou une destruction des institutions ; en revanche aucun de ses épisodes localisés ne peut s’inscrire dans l’historie sinon par les effets qu’il induit sur tout le réseau où il est pris.» (pp.34-36)

«Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir. Ces rapports de "pouvoir- savoir" ne sont donc pas à analyser à partir d’un sujet de connaissance qui serait libre ou non par rapport au système du pouvoir ; mais il faut considérer au contraire que le sujet qui connaît, les objets à connaître et les modalités de connaissance sont autant d’effets de ces implications fondamentales du pouvoir-savoir et de leurs transformations historiques. En bref, ce ne serait pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir, utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance.» (p.36)

 

«La vie des hommes infâmes» (1ère éd. : 1977 ; repris dans
Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp.237-253)

 

Langage d’en bas/langage du pouvoir «On me dira : vous voilà bien, avec toujours la même incapacité à franchir la ligne, à passer de l’autre côté, à écouter et à faire entendre le langage qui vient d’ailleurs ou d’en bas ; toujours le même choix, du côté du pouvoir, de ce qu’il dit ou fait dire. Pourquoi, ces vies, ne pas aller les écouter là où, d’elles-mêmes, elles parlent ? Mais d’abord, de ce qu’elles ont été dans leur violence ou leur malheur singulier, nous resterait-il quoi que ce soit, si elles n’avaient, à un moment donné, croisé le pouvoir et provoqué ses forces ? N’est-ce pas, après tout, un des traits fondamentaux de notre société que le destin y prenne la forme du rapport au pouvoir, de la lutte avec ou contre lui ? Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces ou d’échapper à ses pièges. Les paroles brèves et stridentes qui vont et viennent entre le pouvoir et les existence les plus inessentielles, c’est là sans doute pour celles-ci le seul monument qu’on leur ait jamais accordé ; c’et ce qui leur donne, pour traverser le temps, le peu d’éclat, le bref éclair qui les porte jusqu’à nous.» (p. 241)