Textes

M Foucault
La gouvernementalité » (1ère éd. : 1978 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp.635-657)

 

«Par ce mot de "gouvernementalité", je veux dire trois choses. Par gouvernementalité, j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité. Deuxièmement, par "gouvernementalité", j’entends la tendance, laligne de force qui, dans tout l’Occident, n’a pas cessé de conduire, et depuis fort longtemps, vers la prééminence de ce type de pouvoir qu’on peut appeler le "gouvernement" sur tous les autres : souveraineté, discipline ; ce qui a amené, d’une part, le développement de toute une série d’appareils spécifiques de gouvernement et, d’autre part, le développement de toute une série de savoirs. Enfin, par gouvernementalité, je crois qu’il faudrait entendre le processus ou, plutôt, le résultat du processus par lequel l’État de justice du Moyen Âge, devenu au XVème et XVIème siècles État administratif s’est trouvé peu à peu "gouvernementalisé".» (p.655)

 

«On sait quelle fascination exerce aujourd’hui l’amour ou l’horreur de l’État ; on sait combien on s’attache à la naissance de l’État, à son histoire, à ses avancées, à son pouvoir, à ses abus. Cette survalorisation du problème de l’État, on la trouve, je crois, essentiellement sous deux formes. Sous une forme immédiate, affective et tragique : c’est le lyrisme du monstre froid en face de nous ; vous avez une seconde manière de survaloriser le problème de l’État – et sous une forme paradoxale, car elle est apparemment réductrice -, c’est l’analyse qui consiste à réduire l’État à un certain nombre de fonctions comme, par exemple, le développement des forces productives, la reproduction des rapports de production ; et ce rôle, réducteur de l’État par rapport à autre chose, rend tout de même l’État absolument essentiel comme cible à attaquer et, vous le savez bien, comme position privilégiée à occuper. Mais l’État, pas plus actuellement sans doute que dans le cours de son histoire, n’a eu cette unité, cette individualité, cette fonctionnalité rigoureuse et je dirais même cette importance ; après tout, l’État n’est peut-être qu’une réalité composite, une abstraction mythifiée, dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne croit. Peut- être, ce qu’il y a d’important pour notre modernité, c’est-à-dire pour notre actualité, ce n’est pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais   plutôt la "gouvernementalisation" de l’État.» (pp.655- 656)