Textes

Marcel Conche   
Epicure en Corrèze 
Folio p. 111 

 

J’aime ce silence de la Nature avec ses multiples bruits car il me met en difficulté avec moi-même et m’oblige à penser. Je crois qu’il n’y a qu’une Nature mais je ne crois pas que la Nature soit une. La Nature est la totalité des choses. La première création de la Nature, c’est l’univers : la Nature (infinie) se dégrade en univers (indéfini). Ensuite, dans l’univers se trouvent des mondes innombrables. Le hérisson vit dans son monde, l’abeille vit dans son monde, de même la fourmi, etc. Pourquoi « monde » ? Parce que l’abeille reçoit les impressions qui n’ont de signification que pour elle, des significations « abeille », mais elle ne reçoit pas les significations « fourmi ». Et toutes ces significations « abeille » forment pour l’abeille un réseau, une structure, donc un monde fini. Ces mondes sont dissemblables et incommunicables. Le hérisson n’a rien à dire à l’abeille et réciproquement. L’homme peut étudier le hérisson, mais ne peut pas se mettre à la place du hérisson pour vivre le monde en hérisson. Il ne peut pas atteindre le for intérieur du hérisson, qui est inatteignable par la connaissance puisque celle-ci ne saisit que l’objectivable. On peut comprendre comment fonctionne un hérisson mais on ne peut pas éprouver le sentiment de soi du hérisson, si tant est que le « soi » signifie quelque chose quand on parle d’un hérisson. Par conséquent, il n’y a pas d’unité entre ces mondes dissemblables. Il existe une infinité d’espèces et, donc, une infinité de mondes, sans unité de surplomb – cela Epicure l’avait bien vu. La Nature est le tout de cette infinité de mondes mais elle n’est pas comme un dieu qui voit tout, un principe totalisant. La Nature est une multiplicité inassemblable, un ensemble non unifiable, une totalité intotalisable.

Cependant, dans le silence de la Nature, je perçois non pas la multiplicité des mondes, mais la Nature comme une. C’est un problème de comprendre comment la Nature, malgré son infinie diversité, peut être toujours la même Nature. C’est ce problème philosophique que je ressens dans le silence de la Nature. Certes le ruisseau me dit : « Je suis le ruisseau » ; le vent me dit : « Je suis le vent ». Mais la Nature me dit : " Je suis tout cela mais je suis aussi la Nature, je suis ce qui fait qu’il y a tout cela, le vent, les fleurs, le ruisseau, l’abeille, etc." Quand j’écoute la Nature, je suis partagé entre le sentiment de la multiplicité et celui de l’unité fondamentale. Ma conception de la Nature, qui est dans l’infini et dans l’éternité, est une conception métaphysique, puisque la métaphysique est cette partie de la philosophie qui a affaire à la totalité de ce qui est. Le silence de la nature devient alors métaphysique parce qu’il amène dans mon esprit des idées. Si je suis dans la solitude profonde dans la Nature, si je tourne mes regards vers la profondeur illimitée du ciel, vers l’infini du ciel, je songe que nul savant, ni Einstein, ni ses successeurs, ne peut atteindre la totalité de la Nature. Un cosmologiste ne peut dire quel rapport il y a entre l’Univers du big-bang et la totalité de la Nature. Par conséquent, je peux continuer de m’appuyer sur mes évidences immédiates qui me disent que l’univers est infini (indéfini), que nous sommes environnés par l’infini. La clef de la sagesse est qu’il faut penser toute chose sur le fond de l’infini.