Le traître modèle

La vie ne pouvant s'accomplir que dans l'individuation - ce fondement dernier de la solitude, - chaque être est nécessairement seul du fait qu'il est individu. Pourtant tous les individus ne sont pas seuls d'une même manière ni avec une même intensité: chacun se place à un degré différent dans la hiérarchie de la solitude ; à l'extrême se situe le traître : il pousse sa qualité d'individu jusqu'à l'exaspération. En ce sens, Judas est l'être le plus seul dans l'histoire du christianisme, mais nullement dans celle de la solitude. Il n'a trahi qu'un dieu; il a su ce qu'il a trahi; il a livré quelqu'un, comme tant d'autres livrent quelque chose: une patrie ou d'autres prétextes plus ou moins collectifs. La trahison qui vise un objet précis, dût-elle comporter le déshonneur ou la mort, n'est point mystérieuse : on a toujours l'image de ce qu'on a voulu détruire ; la culpabilité est claire, qu'on l'admette ou qu'on la nie. Les autres vous rejettent : et vous vous résignez au bagne ou à la guillotine ...

Mais, il existe une modalité bien plus complexe de trahir, sans référence immédiate, sans rapport à un objet ou à une personne. Ainsi : abandonner tout sans qu'on sache ce que représente ce tout; s'isoler de son milieu ; repousser - par un divorce métaphysique - la substance . , . . . qui vous a pétri, qui vous entoure et qui vous porte.

Qui, et par quel défi, saurait braver l'existence impunément ? Qui, et par quels efforts, pourrait aboutir à une liquidation du principe mên1e de sa propre respiration ? Cependant la volonté de miner le fondement de tout ce qui existe produit un désir d'efficacité négative, puissant et insaisissable comme un relent de remords corrompant la jeune vitalité d'un espoir ... Quand on a trahi l'être, on n'emporte avec soi qu'un malaise indéfini, aucune in1age ne venant appuyer de sa précision l'objet qui suscite la sensation d'infamie. Nul ne vous jette la pierre ; vous êtes citoyen respectable comme devant ; vous jouissez des honneurs de la cité, de la considération de vos semblables ; les lois vous protègent ; vous êtes aussi estimable que quiconque, - et cependant personne ne voit que vous vivez d'avance vos funérailles et que votre mort ne saurait rien ajouter à votre condition irrémédiablement établie. C'est que le traître à l'existence n'a de comptes à rendre qu'à soi. Qui d'autre pourrait lui en demander? Si vous ne décriez ni un homme ni une institution, vous n'encourez aucun risque ; aucune loi ne défend le Réel, mais toutes vous punissent du moindre préjudice porté à ses apparences. Vous avez droit de saper l'être même, mais aucun être ; vous pouvez licitement dén1olir les bases de tout ce qui est, mais la prison ou la mort vous attend au moindre attentat aux forces individuelles. Rien ne garantit !'Existence : il n'y a pas de procédure contre les traîtres métaphysiques, contre les Bouddhas qui refusent le salut, ceux-ci n'étant jugés traîtres qu'à leur propre vie. Pourtant, de tout les malfaiteurs, ce sont eux les plus nuisibles: ils n'attaquent pas les fruits, ils attaquent la sève, la sève même de l'univers. Leur punition, eux seuls la connaissent ...

Il se peut que dans tout traître il y ait une soif d'opprobre, et que le choix qu'il fair d'un mode de trahison dépende du degré de solitude auquel il aspire. Qui n'a ressenti le désir de perpétrer un forfait incomparable qui l'excluerait du nombre des hun1ains ? Qui n'a convoité l'ignonünie, pour couper à jamais les liens qui l'attachaient aux autres, pour subir une condamnation sans appel et arriver ainsi à la quiétude de l'abîme ? Er quand on rompt avec l'univers, n'est-ce point pour la paix d'une faute irrémissible ? Un Judas avec l'âme de Bouddha, quel modèle à une humanité future et finissante !