Boèce -
Consolation de la Philosophie -
Livre III
Enchanté de ce que la Philosophie venait de me dire, je restai longtemps dans une espèce de ravissement ; je n'en sortis que pour m'écrier :
«O puissante consolatrice des coeurs affligés ! la douceur de vos accents et l'excellence de vos maximes ont fait tant d'impression sur mon âme, que je me crois maintenant à l'épreuve de tous les coups de la fortune. Non seulement je ne crains plus ces remèdes violents dont vous m'avez parlé, mais je vous prie avec instance de me les administrer sans délai.
- J'ai bien senti, me répondit-elle, que mes discours ont pénétré dans ton coeur ; j'ai attendu patiemment ces bonnes dispositions, ou plutôt je les ai produites en toi. Ce qui me reste à dire, semblable à certains remèdes, a quelque amertume d'abord, mais rien n'est plus agréable ensuite. Tu me parais extrêmement avide, mais ton ardeur serait encore mille fois plus violente si tu savais où je veux te conduire. C'est à la félicité, félicité dont tu as bien quelque légère idée ; mais trop occupé de ce qui n'en est que l'apparence, tu ne peux encore la contempler en elle-même.
- Hâtez-vous donc, lui dis-je, de me la faire connaître telle qu'elle est.
- Je l'entreprends volontiers, ajouta-t-elle, mais je veux auparavant essayer de te peindre l'espèce de béatitude qui t'est connue, afin qu'envisageant ensuite son contraire, tu reconnaisses enfin la vraie félicité.
Quiconque veut semer pour recueillir, commence à défricher son champ, et à en arracher les épines et les mauvaises herbes, afin que la terre, débarrassée de ces productions inutiles, puisse fournir plus d'aliments aux précieux dons de Cérès. Si notre palais est affecté par quelque chose d'un goût désagréable, le miel que nous mangeons ensuite nous paraîtra infiniment plus doux et plus délicieux. La sérénité des cieux a des charmes plus puissants après un violent orage. La clarté du jour n'est jamais plus agréable qu'au moment où l'aurore dissipe les épaisses ténèbres d'une sombre nuit. Ainsi, commence par t'arracher aux illusions des biens faux et trompeurs, et le vrai bonheur pénétrera plus facilement dans ton âme».
Alors les yeux fixés, recueillie en elle-même, et comme retirée dans le sanctuaire le plus intime de son âme, elle commença ainsi son discours :
«Tous les hommes que tant de soins agitent, que tant de passions tourmentent, tendent par mille chemins différents au même but, au bonheur. Or, le vrai bonheur est celui qui satisfait si pleinement le coeur qui le possède, qu'il ne lui reste plus rien à désirer. Ce souverain bien doit donc renfermer en soi tous les autres biens, car il ne serait pas le bien suprême s'il laissait désirer quelque chose hors de lui. La béatitude est donc un état parfait, par la réunion de tous les biens. C'est à cet état heureux que tous les hommes tendent par des routes différentes ; car tout homme a un désir inné du vrai bien ; mais par une erreur funeste, la plupart se laissent séduire par des biens faux et trompeurs. Les uns, croyant que le bien suprême consiste à ne manquer de rien, travaillent nuit et jour à accumuler des richesses ; les autres, pensant qu'il consiste dans les honneurs, ne s'occupent que du soin d'y parvenir, afin de s'attirer les hommages de leurs concitoyens. Ceux-ci le mettent dans la souveraine puissance, et veulent en conséquence ou régner sur les hommes, ou partager le pouvoir de ceux qui portent la couronne. Ceux-là s'imaginent que la gloire est le plus grand de tous les biens, et toute leur ambition est de se rendre illustres par les armes ou par les sciences. Il en est d'autres qui font consister la félicité dans la joie, et qui ne croient heureux que ceux qui nagent dans les plaisirs. Il en est même qui ne recherchent quelques-uns de ces moyens que pour se procurer les autres : tels sont ceux qui ne désirent les richesses que pour en acheter la puissance et les plaisirs ; et ceux qui n'ambitionnent le pouvoir souverain que pour être en état d'amasser des richesses et de se faire un grand nom. Voilà donc ce qui partage toutes les affections des hommes : l'illustration, l'autorité et l'estime publique, qui semblent être des sources infaillibles de gloire, une famille et des enfants, qui semblent être une source assurée de joie et de bonheur. Je ne parle point de l'amitié, elle n'est peut-être point du ressort de la fortune ; elle ne reconnaît que l'empire de la vertu. Pour tout le reste, on ne le cherche que pour s'assurer une puissance plus absolue, ou des plaisirs plus abondants. Les avantages du corps se rapportent visiblement aux biens dont je viens de parler ; car une constitution forte, une taille avantageuse, donnent une espèce de supériorité ; la beauté donne de la réputation, et la santé est la source des plaisirs. On ne recherche en tout cela que la béatitude, car il est certain que ce que chacun désire avec le plus d'ardeur, c'est ce qui lui paraît être le souverain bien. Or, nous l'avons dit, le souverain bien et la vraie félicité sont une même chose ; chacun regarde donc l'objet de ses désirs comme le vrai bonheur. Ainsi, pour faire le tableau de la félicité de ce monde, il ne faut que réunir les richesses, les dignités, la puissance, la gloire et les plaisirs. Epicure, qui ne considérait que ces objets, faisait en conséquence consister le vrai bien dans la seule volupté qu'ils produisent tous, plus ou moins, parce que chacun d'eux affecte plus ou moins l'âme, mais toujours agréablement. Revenons aux différents penchants des hommes : tous cherchent le souverain bien ; mais leurs yeux étant obscurcis par les affections humaines, ils s'égarent souvent dans la route qui y conduit. Tel dans le fort de son ivresse, un homme accablé par le vin, s'égare à la porte de sa maison. Quoi donc ! a-t-on tort de faire tout ce qu'on peut pour ne manquer de rien ? Non, sans doute, puis-que rien ne contribue plus au bonheur que cette aisance désirable par laquelle l'homme se suffit à lui-même et n'a pas besoin d'autrui. A-t-on tort aussi de penser que le bien suprême est souverainement digne de nos hommages ? Encore moins ; car ce qui fait l'objet des désirs de tous les hommes ne peut être que quelque chose de fort respectable. La puissance ne doit-elle pas aussi être mise au rang des vrais biens ? peut-il y avoir rien de parfait sans elle ? la gloire n'a-t-elle pas aussi son prix ? ce qui est souverainement excellent peut-il ne pas être infiniment glorieux ? Je ne parle point des plaisirs, mais la béatitude ne peut certainement être accompagnée de tristesse. La béatitude est l'objet de tous les désirs, et l'on ne désire jamais que ce qui fait plaisir. Les hommes ne recherchent donc les dignités, la puissance, la gloire, la volupté, que parce qu'ils pensent par ces choses se procurer l'aisance de la vie, des hommages flatteurs, une réputation éclatante et une satisfaction parfaite. C'est donc au vrai bien que les hommes tendent par tant de routes différentes, et telle est la force invincible de leur nature, que, quoiqu'ils soient si peu d'accord sur les moyens, ils ne se proposent pourtant tous qu'une seule et même fin.
Admirons la puissance de la nature : elle gouverne le monde en souveraine ; elle le conserve par les sages lois qu'elle y a établies ; elle unit par des liens indissolubles tous les êtres qui le composent. Malgré tous les changements qu'ils éprouvent, son instinct est toujours le même en eux. Tirez un lion des déserts de l'Afrique, et apprivoisez-le ; qu'enchaîné il vous suive, il vous craigne, et reçoive familièrement de vous sa nourriture ordinaire ; si le hasard lui fait goûter une fois le sang, sa première férocité reprenant le dessus, il fera tout trembler par ses rugissements ; il brisera sa chaîne, et son propre maître sera peut-être la première victime de sa fureur. Mettez en cage un oiseau accoutumé à voltiger en chantant d'arbre en arbre ; faites votre plaisir de lui fournir abondamment la nourriture la plus agréable ; si en sautant dans sa prison il aperçoit de loin l'ombre des forêts, il méprisera la nourriture que vous lui présenterez, il la foulera dédaigneusement aux pieds, il tombera dans une mélancolie profonde : dans son ramage plaintif, il ne chantera que les forêts ; il soupirera sans cesse, et ne soupirera que pour elles. Pliez un arbrisseau, sa cime obéissante s'incline au gré de votre main ; cessez de le retenir, il reprend son premier état, et se redresse avec élan. Le soleil chaque soir tombe dans les mers de l'Hespérie ; mais, par une route secrète, le lendemain il se retrouve sur son char aux portes de l'Orient. Ainsi tout en ce monde revient à son premier état. L'ordre constant de l'univers est que chaque chose se renouvelle au moment qu'elle semble finir, et tout y roule ainsi dans un cercle éternel.
Les animaux eux-mêmes ont aussi quelque idée, quoique très imparfaite, de leur premier principe et de la béatitude qui est leur fin. Leur instinct les fait tendre au vrai bien, et mille erreurs les en éloignent, comme elles en éloignent les hommes. Les hommes, en effet, parviennent-ils jamais à la béatitude par les moyens qu'ils croient propres à les y conduire ? Si les richesses, les honneurs et les autres choses de ce genre peuvent procurer à un homme tout ce qu'il peut désirer, j'avouerai que leur possession peut faire des heureux. Mais si elles ne peuvent tenir ce qu'elles promettent ; si en les possédant on manque encore de bien des choses, il faut convenir qu'elle n'est qu'une ombre trompeuse de la félicité. Or c'est toi-même que j'interroge, toi qui regorgeais de richesses il y a peu de temps. Dans ta plus grande abondance, n'as-tu jamais ressenti de trouble en ton âme ? étais-tu à l'épreuve de ces émotions que cause une injure reçue ?
- Non, je l'avoue ; je n'ai jamais eu l'esprit assez tranquille pour être libre de toute inquiétude.
- Cela venait sans doute de ce qu'il te manquait de choses que tu souhaitais, ou que tu en éprouvais d'autres dont tu aurais souhaité d'être délivré.
- Cela est vrai, j'en conviens.
- Puisque tu souhaitais, il te manquait donc quelque chose ?
- J'en conviens encore.
- Conviens aussi que celui qui manque de ce qu'il désire, ne peut nullement se suffire à lui-même.
- Il faut bien que j'en convienne.
- Et cette insuffisance, tu l'éprouvais au milieu de la plus grande abondance ?
- Cela est vrai, je ne peux le désavouer.
- Tu dois donc en conclure que les richesses ne suffisent point à l'homme, puisqu'elles ne peuvent ni satisfaire ses désirs, ni même ses besoins ; et c'est pourtant ce qu'elles semblaient lui promettre. Il faut encore soigneusement considérer que les richesses n'ont rien par elles-mêmes qui puisse les garantir de la main des voleurs ; tu n'en peux pas disconvenir, puisque tous les jours le plus fort en dépouille le plus faible. Le barreau, en effet, ne retentit que des clameurs de ceux qui se plaignent qu'on les a dépouillés de leurs biens ou par fraude ou par violence. Chacun a donc besoin d'un secours étranger pour défendre ses richesses contre les attaques de ceux qui les convoitent. Voilà donc un effet bien contraire à l'idée qu'on se forme des richesses. On s'imagine qu'elles rendent l'homme indépendant, et se suffisant à lui-même ; et au contraire, elles le mettent dans la nécessité d'implorer le secours d'autrui. Richesses impuissantes, peuvent-elles empêcher que l'homme ne soit tourmenté par la faim et par la soif ? Les glaces de l'hiver respectent-elles l'opulence ? Non, me diras-tu ; mais l'homme opulent trouve dans ses richesses de quoi fournir abondamment à tous ses besoins. Dis plutôt qu'il y trouve de quoi les soulager ; mais l'en délivrent-elles absolument ? D'ailleurs l'opulence, quelle qu'elle soit, désire toujours avec avidité. Il lui manque donc toujours quelque chose. Un rien suffit à la nature : rien ne suffit à la cupidité. Si donc les richesses, loin de délivrer l'homme de l'indigence, ne font qu'enflammer ses désirs sans satisfaire ses besoins, pouvons-nous penser qu'elles suffisent à son bonheur ?
Qu'il en accumule à son gré ; que telles qu'un torrent elles coulent sans cesse dans ses trésors ; qu'il y réunisse toutes les pierres précieuses que renferment les riches bords de la mer Rouge ; que les plus vastes campagnes soient couvertes de ses nombreux troupeaux, et ne soient cultivées que pour lui ; tant qu'il vivra, il n'en sera pas moins en proie aux soucis dévorants ; et quand il mourra, ses richesses infidèles l'abandonneront pour toujours : elles ne le suivront point au tombeau.
Mais les dignités, me dira-t-on, ont quelque chose de plus grand ; elles attirent à ceux qui en sont revêtus la vénération et les hommages des peuples. Faibles moyens encore pour rendre l'homme heureux ! Changent-elles son coeur, ces dignités si vantées ? le purgent-elles des vices qu'il a ? y introduisent-elles les vertus qu'il n'a pas ? Loin de rendre meilleurs ceux qui les possèdent, elles ne font que mettre leurs mauvaises qualités dans un plus grand jour. Aussi sommes-nous pénétrés de la plus grande indignation de voir qu'elles sont presque toujours le partage des hommes les plus méchants. C'est ce qui porta Catulle à faire de Nonius, tout sénateur qu'il était, la raillerie la plus piquante. Les dignités sont, dans le vrai, l'opprobre des méchants. S'ils restaient cachés dans la foule des particuliers, leur indignité serait moins connue. Toi-même, quelque péril qui te menaçât, tu n'as pu te résoudre à avoir Décoratus pour collègue dans la magistrature, parce que tu le regardais comme un bouffon plein de scélératesse, et comme un infâme délateur. Qui peut en effet se figurer que les honneurs puissent rendre dignes de nos hommages ceux que nous regardons comme indignes des honneurs ? Au contraire, si nous voyons un sage, nous ne pouvons nous empêcher de le regarder comme digne de notre respect et de la faveur que lui fait la sagesse en venant habiter avec lui ; car la vertu porte toujours avec elle un caractère de grandeur et de dignité qu'elle communique d'abord à ceux qui la possèdent. Puisque donc les dignités ne peuvent opérer le même effet, il est évident qu'elles n'ont point, comme la vertu, ce caractère intrinsèque de noblesse et de grandeur. Au contraire, et c'est ce qu'il faut attentivement considérer, ces dignités du siècle rendent les méchants plus méprisables encore ; puisque, loin de leur attirer le respect des peuples, elles semblent ne les élever si haut que pour leur attirer plus de témoins de leur honte et de leur indignité. Mais si les honneurs leur font cette espèce d'outrage, ils le lui rendent amplement, en les souillant de leurs vices, et en les faisant méprisables comme eux. Pour mieux connaître encore que ces fantômes de grandeur ne peuvent procurer à ceux qui les possèdent une vraie vénération, placez au milieu des nations barbares un homme qui ait été plusieurs fois décoré du consulat, ces nations en concevront-elles pour lui plus de respect ? Cependant, si l'effet naturel des dignités était d'attirer la vénération, cet effet serait uniforme partout, comme l'est celui du feu qui fait sentir sa chaleur en quelque endroit qu'il soit. Mais comme cette idée de grandeur ne consiste que dans la fausse opinion de certains peuples, elle s'évanouit et disparaît chez d'autres. Mais n'en cherchons point d'exemples hors de ton propre pays : les dignités qui y ont pris naissance y sont-elles éternelles ? Qu'est-ce aujourd'hui que la préfecture du prétoire ? Autrefois c'était une dignité distinguée ; c'est maintenant une charge odieuse que chacun fuit. Celui qui exerçait autrefois la police sur les vivres était extrêmement considéré, aujourd'hui cette charge n'est rien. D'où viennent ces changements ? De l'opinion. Elle donne et ôte à son gré l'éclat et la considération à ces magistratures qui, n'ayant par elles-mêmes aucune grandeur réelle, ne sont que ce qu'il lui plaît. Si donc les dignités ne peuvent rendre respectables ceux qui les possèdent, si elles s'avilissent entre les mains des pervers, si le temps flétrit leur éclat, enfin si l'opinion peut les dépouiller en un instant de toute leur gloire, quelle gloire peuvent-elles communiquer, puisqu'elles n'en ont aucune qui leur soit propre ?
La pourpre et le luxe du cruel Néron ne le garantirent pas de la haine de l'univers, cet insensé qui déshonora le sénat par les méprisables magistrats que sa méchanceté y introduisit. Et qui pourra penser que de telles dignités puissent rendre heureux, puisque le plus malheureux et le plus infâme des hommes en était l'arbitre et le dispensateur ?
Le trône et la faveur de ceux qui y sont assis sont du moins des sources assurées de puissance et de bonheur ? J'en conviendrais peut-être si leur félicité était constante. Mais combien les annales du monde nous font-elles voir de monarques tombés du faîte des grandeurs dans un abîme de misères ! O la belle puissance que celle qui ne peut pas se conserver elle-même ! Si la souveraineté était la source du bonheur, moins elle aurait d'étendue, moins elle rendrait l'homme heureux. Or, quelque vaste que soit un empire, ses sujets ne sont encore qu'une bien petite partie de l'univers. Si donc le bonheur d'un monarque a les mêmes bornes que sa puissance, il faut que le malheur commence pour lui où finit son pouvoir, et conséquemment son malheur a bien plus d'étendue que sa prétendue félicité. Cette vérité était bien connue de ce tyran fameux qui, pour faire comprendre les dangers auxquels il était exposé, les représentait sous l'emblème d'un glaive suspendu par un fil au-dessus de sa tête. O la faible puissance que celle qui ne peut se garantir des agitations de l'inquiétude et de la crainte ! Ces hommes puissants cherchent la tranquillité, et ils ne peuvent se la procurer. Qu'ils nous vantent après cela leur prétendu pouvoir ! Peut-on donner le titre de puissant à celui qui ne peut pas faire ce qu'il veut, à celui qui est contraint de se faire environner d'une garde nombreuse, qui craint plus ses sujets qu'il ne s'en fait craindre, et dont la puissance dépend entièrement de ceux qui le servent ? Que dirai-je après cela des favoris des rois ? Toujours compagnons de l'infortune de leurs maîtres, ils sont toujours les victimes de leurs caprices. Néron ne laissa à Sénèque, son précepteur et son favori, que le triste choix du genre de sa mort. Antonin fit périr, par le glaive de ses soldats, Papinien, qui avait eu longtemps le premier rang dans sa cour. Ils périrent l'un et l'autre au moment où ils renonçaient à toute leur puissance. Sénèque même, pour prix des immenses richesses qu'il s'offrait d'abandonner à Néron, ne demandait que la liberté de s'ensevelir dans une profonde solitude ; mais tout leur fut inutile, et ils furent tous les deux entraînés par le poids de leur malheureuse destinée. Et qu'est-ce donc que cette puissance qui est si dangereuse pour celui qui la possède, et si fatale à ceux mêmes qui cherchent à s'en débarrasser ? Il n'y a de vrais amis que ceux que la vertu nous attache : ne comptons donc point sur ceux que la fortune nous fait. Infidèles comme elle, non seulement ils nous abandonnent dans l'adversité, mais ils deviennent même nos ennemis ; ennemis d'autant plus à craindre, qu'ils auront vécu avec nous dans une plus grande intimité.
Que celui qui veut être véritablement puissant, commence par régner sur lui-même ; qu'il dompte sa colère, et ne soit point le vil esclave de ses passions. En effet, quand il étendrait son empire d'une extrémité de la terre à l'autre, pourrait-il se vanter d'être véritablement puissant, tant qu'il ne pourra pas chasser de son coeur les soucis dévorants ?
Parlons maintenant de la gloire. Oh ! que souvent elle est trompeuse et honteuse même ! et qu'un poète tragique a eu bien raison de s'écrier : O gloire ! par ton pouvoir magique, tu fais honorer des hommes bien méprisables par eux-mêmes ! Combien, en effet, ne sont illustres que dans la fausse opinion et par les injustes éloges du vulgaire ! Eloges honteux ! la raison les désavoue, et force ceux qui en sont l'indigne objet à rougir de leur propre gloire. Mais je veux que cette gloire soit fondée sur quelques mérites, qu'ajoute-t-elle au bonheur du sage qui ne le mesure pas sur la vaine opinion du vulgaire, mais sur le témoignage irréprochable de sa conscience ? D'ailleurs, s'il est beau d'étendre au loin sa réputation, il est donc honteux de n'y avoir pas réussi : or, je l'ai déjà dit, il n'est pas possible que le nom d'un même homme soit en vénération à tous les peuples. Si c'est donc une gloire pour lui d'être connu en quelques climats, c'est aussi pour lui une espèce de honte d'être inconnu dans tous les autres. Quel cas enfin doit-on faire de l'estime du vulgaire ? Elle n'est jamais l'effet d'un jugement réfléchi, et elle ne peut conséquemment être d'aucune durée. Que dirai-je de la noblesse ? Ce n'est qu'une brillante chimère, dont l'éclat nous est absolument étranger, puisque nous ne le devons pas à notre propre mérite, mais à celui de nos ancêtres. Leur renommée n'est que pour eux ; la véritable illustration ne vient point ainsi du dehors. Je vois pourtant un avantage dans la noblesse héréditaire, c'est d'imposer à ceux qui s'en glorifient l'indispensable nécessité de ne point dégénérer de la vertu de leurs aïeux.
Au reste, tous les hommes naissent également nobles, puisqu'ils ont tous le même père, premier principe de toutes choses. C'est lui qui a donné au soleil et à la lune la lumière différente dont ils brillent. Il a placé les hommes sur la terre, et les astres dans le ciel. Il a renfermé dans des corps mortels des âmes émanées du céleste séjour. Ainsi tous les hommes ont une origine illustre. Ne vantez plus votre naissance et vos aïeux ; remontez à votre premier principe, vous connaîtrez l'excellence de votre être, et vous verrez que le vice seul peut dégrader l'homme de la noblesse de son premier état.
Que dirai-je maintenant des voluptés corporelles ? On ne les désire jamais sans inquiétude ; on ne s'y livre jamais sans repentir. Les maladies et les douleurs les plus cruelles en sont toujours le fruit funeste ; et quiconque voudra réfléchir, conviendra qu'elles ont toujours la fin la plus triste. Si ces voluptés grossières faisaient la félicité de l'homme, elles feraient également celle des brutes, dont l'instinct tend tout entier au contentement de leurs appétits sensuels. Il semble pourtant que les agréments et la fécondité d'une épouse procurent à l'homme une satisfaction honnête et raisonnable. Cependant quelqu'un a dit avec vérité, que la nature en donnant des enfants aux pères, leur prépare souvent des bourreaux. Tu sais mieux que personne ce qu'il en faut penser. L'expérience et ton état présent t'en ont assez instruit. Pour moi, je ne veux qu'applaudir à cette pensée d'Euripide : N'avoir point d'enfants est un malheur heureux.
La volupté, comme l'abeille, porte avec elle son aiguillon. A peine a-t-elle donné quelques gouttes de miel, la perfide s'envole et laisse un trait dont la blessure se fait sentir longtemps.
Il est certain que toutes ces choses dont je viens de parler ne sont que des routes égarées, qui ne conduisent jamais à la félicité qu'elles promettent. D'ailleurs, quelles peines, quels embarras n'entraînent-elles pas toujours avec elles ! Car enfin, mortels aveugles, que désirez-vous ? Les richesses ? Mais vous ne les pouvez posséder qu'en en dépouillant ceux qui les possèdent maintenant. Les dignités ? Mais vous serez obligé de faire le personnage de suppliant auprès de ceux qui les dispensent. Vous qui ne cherchez qu'à vous élever au-dessus des autres, vous serez contraint de vous abaisser honteusement devant eux. Voulez-vous acquérir une grande puissance ? vous serez sans cesse exposé à mille embûches, à mille dangers. Recherchez-vous la gloire ? en courant après elle, vous perdrez votre repos et votre liberté. Une vie voluptueuse serait-elle l'objet de vos désirs ? Eh ! qui peut être assez insensé pour devenir volontairement le vil esclave de son corps ? Que ceux qui s'enorgueillissent des qualités de ce corps méprisable, se fondent sur bien peu de chose ! L'homme le plus accompli ne le cède-t-il pas aux éléphants en grandeur, aux taureaux en force, aux tigres en vitesse ? Contemplez la vaste étendue, la solidité et les rapides mouvements des cieux, et vous mépriserez tous ces vils objets, indignes de votre admiration. Et qu'est-ce après tout que la beauté du corps ? Moins brillante que celle des fleurs, elle se flétrit plus vite qu'elles. «Ah ! si les hommes, s'écriait Aristote, avaient les yeux assez perçants pour pénétrer le fond des choses, que cet Alcibiade, qui leur paraît si beau au dehors, leur paraîtrait intérieurement hideux !» Si donc on fait quelque cas de votre beauté, ce n'est pas à l'excellence de votre nature que vous en êtes redevable, mais à la faiblesse des yeux qui vous regardent. Et pour comprendre enfin combien on a tort de tant estimer les qualités du corps, il suffit de considérer que pour détruire cette prétendue merveille, il ne faut qu'une fièvre de trois jours. Concluons de tout cela que toutes ces choses qui ne peuvent nous procurer ni tous les biens qu'elles nous promettent, ni tous ceux que nous pouvons désirer, ne sont point les routes sûres par lesquelles les hommes peuvent parvenir à la félicité.
Mortels infortunés ! dans quels égarements tombe votre ignorance ! Vous en savez assez, je l'avoue, pour ne point aller chercher l'or sur ies arbres de vos forêts, ni les perles sur les pampres de vos vignes ; vous n'êtes point assez stupides pour tendre sur les montagnes l'hameçon perfide que vous préparez aux poissons ; ce n'est point sur les bancs de sable de la mer d'Etrurie que vous chassez les chevreuils timides : vous savez dans quels antres profonds la mer recèle les perles éclatantes et la pourpre vermeille ; vous savez sur quelles côtes se pêche chaque espèce de poisson ; vous savez tant de choses, et le ciel a permis que vous ignoriez où réside le vrai bien ! Aveugles que vous êtes, vous cherchez sur la terre ce qui est au-dessus des cieux ! Ames grossières ! puissiez-vous courir en forcenés après les honneurs et les richesses, les acquérir ces faux biens avec des peines incroyables, et détrompés enfin, venir rendre hommage au bien suprême ! C'est tout ie mal que je vous souhaite.
Je crois t'avoir suffisamment montré ce que c'est que le faux bonheur. Si tu t'en crois assez instruit, il ne me reste plus qu'à te faire connaître le véritable.
- Je vois clairement, lui répondis-je, que ni les richesses ne peuvent faire que l'homme se suffise à lui-même, ni les couronnes le rendre véritablement puissant, ni les dignités véritablement respectable, ni la gloire véritablement illustre, ni les voluptés lui procurer une satisfaction parfaite.
- Rien n'est plus vrai, mon cher élève ; mais en sais-tu la raison ?
- Je l'entrevois, lui dis-je ; mais je vous supplie de m'en instruire pleinement.
- Cela vient, me dit-elle, de ce que l'homme divise ce qui est indivisible, et substitue le faux à la place du vrai, et ce qui n'est qu'imperfection à ce qui est souverainement parfait. Tu ne peux disconvenir que quiconque n'a besoin de rien ne soit assez puissant.
- Non, sans doute.
- Eh bien ! se suffire à soi-même, et être véritablement puissant, est donc une seule et même chose. Avançons : ce qui a ces deux qualités réunies te paraît-il méprisable ? n'est-il pas digne au contraire de la vénération de tout le monde ? Ajoutons donc cette qualité aux deux autres, et des trois ne faisons qu'un seul et même tout. Te paraîtra-t-il suffisamment illustre ? Ne conviendras-tu pas que ce qui se suffit à soi-même, ce qui est souverainement puissant et digne d'un souverain respect, n'a pas besoin d'emprunter une splendeur étrangère ?
- J'en conviens, sans doute.
- Ces quatre qualités réunies ne sont-elles pas la source d'une joie parfaite ?
- J'en conviens encore ; car je ne vois pas que celui qui jouirait de tous ces avantages, pût jamais avoir aucun sujet de tristesse. - Ces cinq choses donc : n'avoir besoin de rien, être véritablement puissant, respectable, illustre et heureux, ne diffèrent que dans les expressions ; car, dans le fond, ce n'est qu'une seule et même chose. Le malheur des hommes vient donc de ce qu'ils divisent ce qui est essentiellement indivisible ; ils courent seulement après une portion de cette unité qui n'a point de parties ; et ainsi ils ne parviennent ni à se procurer le tout, puisqu'ils ne le recherchent pas ; ni la portion qu'ils convoitent, puisqu'elle n'existe point séparément du tout. Développons cette pensée. Celui qui ne court qu'après les richesses, qui n'aspire qu'à se délivrer de l'indigence, ne s'embarrasse point d'être puissant et de dominer ; il lui importe peu d'être dans un état vil et obscur ; il renonce même aux plus innocents plaisirs, pour ne veiller qu'à la conservation de son argent. Il n'est donc pas suffisamment heureux, puisqu'il est sans pouvoir, sans joie et sans gloire. Celui au contraire qui ne cherche qu'à dominer, prodigue ses richesses et méprise les plaisirs. L'honneur et la gloire, destitués du pouvoir suprême, n'ont pour lui aucun appas ; et dès lors, de combien de choses est-il dépourvu ! Il manque quelquefois des plus nécessaires ; souvent il est en proie à mille inquiétudes, dont il ne peut se garantir. Il n'est donc point véritablement puissant, comme il cherchait à l'être. On doit raisonner de même des dignités, de la gloire et des voluptés ; car comme elles sont indivisibles, on ne peut les posséder l'une sans l'autre dans un degré parfait. Quiconque les recherche séparément ne peut s'en procurer aucune, comme il le désirerait. Que s'il les recherche toutes, il tend sans doute à la béatitude ; mais la trouvera-t-il dans toutes ces choses, qui, comme nous l'avons démontré, sont incapables de donner ce qu'elles promettent ? Ce n'est donc pas par ces moyens insuffisants et trompeurs qu'il faut chercher la vraie félicité.
- Il faut en convenir, lui dis-je ; c'est une vérité incontestable.
- Te voilà donc instruit, mon cher élève ; tu connais maintenant le faux bonheur, et ce qui y conduit. Tourne à présent tes yeux du côté opposé, tu y trouveras ce bonheur véritable que je t'ai promis.
- Il faudrait être aveugle pour le méconnaître. Vous me l'avez montré en me faisant le portrait de son contraire. Car, si je ne me trompe, celui qui est parvenu à la vraie félicité se suffit à soi-même, est tout à la fois souverainement puissant et respectable, et jouissant de la plus grande gloire et de la satisfaction la plus parfaite. Puisque donc toutes ces choses sont inséparables, ce qui peut nous procurer la jouissance parfaite d'une d'entre elles, nous procure infailliblement le bonheur véritable.
- O mon cher élève ! te voilà parfaitement heureux, si à ces vérités tu ajoutes encore...
- Eh quoi ? dis-je.
- Attends un moment, et réponds-moi. Penses-tu qu'aucune des choses périssables que renferme ce bas monde, puisse nous procurer cette vraie félicité ?
- Non, certainement : vous m'en avez pleinement convaincu.
- Ces apparences du vrai bien ne donnent donc à l'homme qu'une ombre de bonheur, et ne peuvent lui procurer cette béatitude parfaite que nous cherchons ?
- Non, sans doute.
- Puisque tu sais distinguer la vraie béatitude d'avec son fantôme, il ne te reste plus qu'à savoir où réside cette félicité suprême.
- Et c'est, m'écriai-je, ce que je désire avec la plus grande ardeur ; ce que j'attends avec la plus vive impatience.
- Me voilà disposée à te satisfaire. Mais si, comme le dit Platon dans son Timée, on doit, dans les moindres choses, implorer le secours divin, que penses-tu que nous devions faire pour obtenir la grâce de trouver dans sa source le bien suprême ?
- Nous devons, lui dis-je, invoquer le Tout-Puissant, auteur de toutes choses ; c'est un devoir indispensable ; qui ne s'en acquitte pas, ne peut rien entreprendre avec succès.
- Tu as raison», me répondit-elle.
Et élevant sa voix, elle commença cette invocation :
«Etre infini, créateur du ciel et de la terre, dont la sagesse éternelle gouverne l'univers depuis le commencement des siècles ; vous qui, dans un repos immuable, donnez le mouvement à toute la nature, rien ne vous a porté à créer ce grand ouvrage que votre bonté seule. Pour le former, vous n'avez eu d'autre modèle que vos idées adorables. Source de toute beauté, les beautés de ce monde ne sont qu'une faible image des vôtres ; quoique parfait dans son tout, pour que cet ouvrage immense fût aussi parfait dans chacune de ses parties, votre sagesse toute-puissante a su concilier, dans les éléments, les qualités les plus opposées entre elles. C'est par ses lois que le froid s'accorde avec le feu, et l'humide avec son contraire ; c'est par ses lois que, malgré sa légèreté, ce feu subtil et rapide ne s'évapore point dans les airs ; et que, malgré son poids, la terre n'est point submergée par ce fluide profond qui l'environne. C'est vous qui avez répandu dans l'univers cet esprit puissant qui l'anime, et qui, sans sortir de lui-même, va distribuer le mouvement dans toute la nature, et régler les révolutions des cieux sur le modèle qui s'en trouve dans les idées de l'intelligence infinie. Vous avez également créé les âmes et les autres substances spirituelles d'un ordre inférieur. Vous les répandez sur la terre et dans les cieux, et elles y restent attachées au char que vous leur avez destiné, jusqu'à ce que, par une loi pleine debonté, une flamme divine les ramène à vous qui êtes leur premier principe. O mon Dieu ! ô mon Père ! élevez nos âmes jusqu'au séjour auguste que vous habitez. Conduisez-nous à la source du bien. Favorisez-nous de cette lumière céleste qui seule peut vous découvrir à nos yeux, et les rendre capables de vous contempler. Dissipez l'obscurité qui vous environne. Brillez de toute votre gloire. Nous ne pouvons trouver qu'en vous la paix et le bonheur que nous cherchons ; car vous êtes notre premier principe, notre dernière fin, notre guide, notre soutien. Vous êtes tout à la fois et le terme heureux auquel nous aspirons, et la voie qui y conduit...
Puisque je t'ai appris à distinguer le bien parfait d'avec celui qui ne l'est pas, il faut maintenant te montrer en quoi réside ce bien suprême, cette souveraine félicité ; et pour y parvenir, examinons d'abord si ce bien, tel que tu l'as défini il y a un moment, existe véritablement dans la nature : sans cela nous courons après un vain fantôme, en croyant chercher la vérité. Mais je crois qu'on ne peut nier qu'un tel bien existe, et qu'il est la source de tous les biens ; car nous n'appelons une chose imparfaite que parce qu'il lui manque quelque chose de ce que contient ce qui est plus parfait. Si donc, dans quelque genre que ce soit, on reconnaît quelque imperfection, on doit conclure que, dans ce même genre, il y a quelque chose de parfait. Si l'on suppose en effet qu'il n'y a rien de parfait dans la nature, on ne pourra jamais comprendre comment ce qui est imparfait peut exister : car la nature n'a point commencé ses ouvrages par des choses imparfaites. D'abord elle a produit ce qui est parfait et accompli, et ensuite, comme lasse et épuisée par ses premières productions, elle a fait paraître quelque chose de moins parfait. Si donc on trouve dans les choses périssables de ce monde quelque ombre de félicité, on ne peut douter qu'il n'y ait un bien plus réel, capable de nous procurer une félicité plus solide et plus parfaite.
- J'en conviens, lui répondis-je.
- Apprends donc maintenant, me répliqua-t-elle, où elle réside. Il ne faut qu'une étincelle de raison pour comprendre que Dieu, principe de toutes choses, est souverainement bon ; et que puisqu'il est le meilleur de tous les êtres, le bien parfait ne réside et ne peut résider qu'en lui seul. Sans cela, il ne serait pas au-dessus de tous les autres êtres, puisqu'il y en aurait quelque autre de plus excellent, dans lequel résiderait le bien parfait, et dont, par conséquent, l'existence précéderait la sienne ; car il est évident que les êtres les plus parfaits ont précédé les autres. Ainsi, pour ne pas faire une progression qui aille à l'infini, il faut convenir que le Dieu suprême est la plénitude de tous biens et de toutes perfections, et conséquemment qu'en lui réside la vraie béatitude.
- O la grande, ô l'aimable vérité ! m'écriai-je.
- Mais, ajouta-t-elle, afin que tes sentiments soient aussi purs qu'invariables, comprends bien en quel sens j'ai dit que le souverain bien est en Dieu. Ne va pas te persuader que ce principe tout-puissant de toutes choses, ait reçu d'un autre principe ce bien parfait qui est en lui ; ni que ce Dieu en qui réside la vraie béatitude, et cette souveraine béatitude, soient d'une nature différente. Car si Dieu avait reçu ses perfections d'un autre principe, celui-ci serait sans doute plus excellent que Dieu même ; car celui qui donne est préférable à celui qui reçoit. Or nous faisons, avec raison, profession de croire que Dieu est le plus excellent de tous les êtres ; il ne peut donc tenir ce qui est en lui que de sa propre nature. Que s'il tient de sa propre nature ce bien parfait dans lequel consiste la félicité, mais que ce bien soit distingué de la nature divine, qui comprendra jamais d'où peut venir leur union ? Et ce qui achève de prouver que le bien parfait et Dieu ne sont point deux choses différentes, c'est qu'il est certain que ce qui est différent du souverain bien, ne peut être le souverain bien lui-même ; ce qu'il serait impie de dire ou de penser de Dieu, puisque, ainsi que je viens de le dire, il est, par sa nature, le plus excellent de tous les êtres. Car c'est une vérité constante, que rien ne peut être meilleur que son principe ; d'où je conclus que ce qui est le premier principe de toutes choses, est en même temps, par sa propre nature, le plus parfait de tous les biens, le bien suprême. Or, le bien suprême et la vraie félicité ne sont qu'une seule et même chose ; tu en conviens. Dieu est donc notre vraie, notre souveraine félicité.
- Je ne peux, lui dis-je, contester la vérité de vos principes, ni les justes conséquences que vous en tirez.
- Voici encore, ajouta-t-elle, un argument qui les confirme. Il ne peut y avoir deux souverains bien différents l'un de l'autre ; car s'ils sont différents, il est évident que l'un n'a pas ce qu'a l'autre. Aucun des deux ne sera donc parfait, puisqu'il manquera à chacun ce qui est propre à l'autre. Or, ce qui n'est pas parfait ne peut être souverainement bon ; il ne peut donc y avoir deux biens suprêmes différents l'un de l'autre. Ainsi, puisque, comme nous l'avons montré, Dieu est le souverain bien, et que la vraie félicité est aussi le souverain bien, il s'ensuit que la félicité suprême et la divinité sont une seule et même chose.
- On ne peut certainement, m'écriai-je, rien dire de plus vrai, de plus juste, ni de plus digne de Dieu.
- Je ne m'arrête pas là, me dit-elle ; je veux, suivant la méthode des géomètres, tirer des propositions que j'ai prouvées, cet excellent corollaire : Si les hommes ne sont heureux qu'en parvenant à la béatitude, et que la béatitude soit la divinité même, ils ne sont donc heureux qu'en parvenant à la divinité. Or, comme la justice fait les justes, et la sagesse les sages, la divinité fait les dieux. Tous les hommes donc qui sont parfaitement heureux, sont autant de dieux.
- Dieux, dis-je, par participation ; car il n'y a qu'un seul Dieu par essence.
- Mais quelque beau que ce corollaire te paraisse, je vais y ajouter quelque chose de plus beau et de plus excellent encore. Ecoute : la béatitude paraissant renfermer tant de choses, ces choses sont-elles, si j'ose m'exprimer ainsi, comme autant de membres nécessaires pour former le corps entier de la béatitude, ou en est-il une qui soit comme l'essence constitutive de la béatitude, et à laquelle les autres se rapportent comme autant de propriétés ?
- Faites-moi comprendre cela, je vous prie.
- La béatitude, ajouta-t-elle, n'est-elle pas un bien ?
- Oui, sans doute, et même elle est le souverain bien.
- Mais, ajouta-t-elle, être parfaitement suffisant à soi-même, souverainement puissant, et jouir de la gloire la plus éclatante et de la satisfaction la plus entière, n'est-ce pas la vraie béatitude ?
- Oui, sans doute ; et qu'en concluez-vous ?
- Toutes ces espèces de biens sont-elles donc autant de parties de la béatitude, ou se rapportent-elles au souverain bien, comme à leur principe ?
- Je crois entendre votre question, mais je désire ardemment que vous y répondiez vous-même.
- Je vais te satisfaire et t'apprendre ce que tu dois penser. Si toutes ces choses étaient des parties de la béatitude, elles seraient différentes les unes des autres ; car telle est la nature des parties, que différentes entre elles, elles constituent cependant un seul et même tout. Mais je t'ai déjà démontré que toutes ces choses ne diffèrent en rien ; ne les regardons donc pas comme les parties constituantes de la béatitude. D'ailleurs, il est certain que toutes se rapportent au bien en général ; car on ne les recherche que parce qu'elles ont l'apparence du bien. Le bien est en effet l'unique objet de nos désirs, et jamais nous ne nous porterons à rechercher avec ardeur ce qui n'est pas, ou du moins ce qui ne nous paraît pas être un bien ; et au contraire, nous sommes naturellement portés à ce qui se présente à nous sous l'apparence du bien, quand même ce n'en serait pas véritablement un. Le bien, encore une fois, est donc l'unique objet des désirs de notre âme ; car ce qui nous porte à désirer une chose, est plus réellement l'objet de nos désirs que la chose elle-même. Si quelqu'un, par exemple, veut aller à cheval pour sa santé, il désire certainement plus sa santé que le plaisir de monter à cheval. Puisque donc nous ne désirons aucunes choses qu'à cause du bien que nous croyons trouver en elles, c'est moins vers ces choses que vers le bien lui-même que tendent nos désirs. Or, nous avons établi pour principe que ce centre où tous nos désirs aboutissent, est la béatitude ; la béatitude et le vrai bien sont donc essentiellement une seule et même chose, tu ne peux pas en disconvenir. Or, je t'ai fait voir que Dieu et la béatitude sont aussi une même chose ; Dieu est donc par essence le véritable, le souverain bien.
Approchez, venez ici, misérables esclaves de la cupidité des choses de ce monde ! vous y trouverez un repos durable, un port assuré, un asile inviolable ouvert à tous les malheureux. Tous les trésors que roulent avec eux le Tage et l'Hermus, tous ceux que l'Inde renferme en son sein, dans le climat brûlant où il coule sur un sable parsemé d'émeraudes et de diamants ; tous ces objets funestes de votre convoitise, mortels insensés ! toutes ces brillantes productions que la sage nature a enfouies dans de profondes cavernes, ne servent qu'à vous aveugler de plus en plus. La lumière des cieux, cette lumière qui en fait l'ornement, qui les anime et les conduit ; cette lumière divine peut seule dissiper les ténèbres de votre âme. Sans son secours, vous courez infailliblement à votre perte. Lumière aussi salutaire que brillante, quiconque en est éclairé n'est plus frappé de l'éclat du jour : toute la splendeur du soleil s'éclipse et s'évanouit devant elle.
- Cette lumière, lui dis-je, vous l'avez fait briller à mes yeux. Je conviens de tout ce que vous venez de dire, vous l'avez appuyé par les raisons les plus solides et les plus persuasives.
- Mais n'estimerais-tu pas encore plus, reprit-elle, l'avantage de connaître la nature du vrai bien ?
- Je l'estimerais infiniment, puisque je parviendrais en même temps à connaître Dieu, qui est le souverain bien.
- Je vais te satisfaire, ajouta-t-elle, en partant de ce que je viens dire, comme d'autant de principes incontestables. Je t'ai fait voir que ce que l'on ne peut trouver qu'en plusieurs choses, ne peut être le vrai bien, le bien parfait, puisque ces choses étant différentes entre elles, ce qui serait dans l'une manquerait nécessairement à l'autre, et qu'ainsi aucune ne pourrait procurer le vrai bien, qui, comme je te l'ai montré ensuite, ne peut se rencontrer que dans le seul être où se trouvent réunies l'indépendance absolue, la puissance suprême, la véritable gloire et la souveraine volupté, qui, séparées les unes des autres, ne seraient pas dignes de nos désirs, et qui ne sont le véritable bien que par leur réunion. Le bien suprême ne se trouve donc que dans la parfaite unité ; ils ne sont l'un et l'autre qu'une même substance, puisqu'ils ont les mêmes effets. Considérons maintenant que les choses ne subsistent que par l'union, et que la désunion les fait périr. Dans les animaux, par exemple, tant que le principe qui les anime est uni au corps, l'animal existe ; il vit : mais que cette union cesse, que ce principe de vie se sépare du corps, il périt ; il n'est plus. Le corps de l'homme subsiste tant que les membres qui, le composent sont réunis ; mais si on les sépare, si on les désunit, s'ils cessent de former un seul et même tout, ce n'est plus qu'une masse informe. Si je parcours ainsi tous les êtres, je te ferai voir que l'union les fait subsister, et que la désunion les détruit. Or, il n'est point d'être qui, tant qu'il suivra l'instinct de sa nature, abandonne le soin de sa conservation, et cherche sa destruction et sa fin. Sans doute les animaux qui jouissent de la faculté de vouloir et de ne pas vouloir, ne renonceront point d'eux-mêmes à la vie ; chacun d'eux travaille à sa conservation, et fuit la mort avec horreur.
- Mais dois-je penser de même des arbres et des plantes ? dois-je le penser des choses inanimées ?
- Sans doute, tu le dois. Car pour parler d'abord des espèces végétatives, ne les vois-tu pas naître chacune dans les terrains qui leur sont les plus convenables et les plus propres à leur procurer la durée dont elles doivent jouir, selon leur nature ? Les unes couvrent nos champs, les autres croissent sur les montagnes ; celles-là prennent naissance dans le sol fangeux d'un marais ; celles-ci s'attachent aux rochers ; il en est même que produit abondamment un sable aride, et stérile pour tout le reste. Changez-les de terrain, elles périront incontinent. La nature leur a assigné, s'il est permis de parler ainsi, à chacune leur pays natal ; tant qu'elles y restent, cette sage mère en prend soin, et les y conserve tout le temps que, selon les lois générales, elles doivent y demeurer. Pour leur fournir la subsistance, de profondes racines vont puiser dans les entrailles de la terre les sucs qui forment et nourrissent la moelle, le bois et l'écorce dont elles sont composées. Quelle attention de la nature ! ce qu'elles ont de plus délicat, la moelle, par exemple, est toujours au centre, enveloppée de plusieurs couches d'un bois dur, qui lui-même est revêtu d'une écorce épaisse, espèce de cuirasse destinée à défendre le corps de la plante, des injures de l'air et des saisons. Peut-on voir sans admiration le soin que cette mère féconde a pris pour multiplier et conserver les espèces par des graines et des semences qui se développent par succession, les reproduisent sans cesse, et semblent leur assurer une espèce d'immortalité ? Les choses mêmes qui nous paraissent inanimées n'ont-elles pas aussi une espèce d'instinct pour ce qui leur est propre ? Le feu, par sa légèreté, s'élève vers le ciel ; la terre, par son poids, retombe toujours sur elle-même. Ainsi chaque élément a le mouvement et la région qui lui est propre ; là il trouve le principe de sa subsistance, ailleurs il trouverait celui de sa destruction. Les corps durs, les pierres, par exemple, ont leurs parties fortement attachées les unes aux autres, comme pour résister à leur destruction. Les fluides au contraire, comme l'air et l'eau, cèdent facilement et se divisent au moindre effort ; mais aussitôt leurs parties se réunissent sans laisser la moindre trace de leur division. Pour le feu, il n'en souffre aucune. En parlant du penchant qui nous porte à tout faire pour notre conservation, je n'entends point parler des mouvements libres et volontaires de l'âme, mais des simples mouvements naturels, tels que sont ceux qui nous font faire la digestion sans que nous nous en apercevions ou qui entretiennent en nous la respiration, pendant que nous dormons profondément. Ainsi les animaux ne désirent pas leur conservation par un désir libre et réfléchi, mais par le simple instinct de leur nature. De là vient que souvent, tandis que la nature en est saisie d'horreur, la volonté de l'homme reçoit la mort avec tranquillité, avec joie même ; et souveraine maîtresse d'elle-même, elle renonce quelquefois au penchant invincible qui le porte à multiplier et à éterniser son espèce. Ainsi, par un instinct général, tout cherche à conserver son existence, et dans les idées de la Providence, cet instinct est le principe le plus efficace de la subsistance de tous les êtres créés.
- Je vois à présent de la manière la plus claire ce qui tantôt me paraissait très incertain.
- Tout cherche donc sa conservation, reprit-elle. Or tout ce qui cherche sa conservation, craint sur toutes choses la division de ses parties. En effet, si on détruit son unité, on détruit son être; ainsi tout tend à l'unité. Or, je t'ai montré que la parfaite unité et le vrai bien sont une même chose : tout tend donc au bien, et on peut le définir parfaitement, en disant : Le bien est ce que tout désire.
- Rien n'est plus vrai que ce que vous venez de dire ; car, ou les choses n'ont aucune fin à laquelle elles tendent, et alors tout ira au hasard ; ou il y a une fin dernière à laquelle tout se rapporte, et cette fin dernière ne peut être que le souverain bien.
- Quelle joie pour moi, s'écria-t-elle ! tu commences, mon cher élève, à comprendre la vérité ; et ce qui t'y a conduit, c'est la connaissance de la fin de toutes choses. Or, comme c'est à cette fin que tout tend, et que le bien est aussi le but où tendent tous nos désirs, nous avons raison d'en conclure que le souverain bien est la fin de toutes choses.
Si nous désirons sincèrement connaître la vérité, et que nous ne cherchions pas à nous faire illusion, rentrons en nous-mêmes, portons le flambeau jusqu'au fond de notre coeur, nous y trouverons le trésor que nous cherchons vainement au dehors de nous-mêmes. La vérité, que de sombres nuages dérobaient à nos yeux, nous paraîtra alors plus brillante que le soleil : car cette masse terrestre qui enveloppe notre âme, n'en peut éteindre entièrement la lumière. Nous portons au dedans de nous-mêmes le germe de toutes les vérités ; l'étude et l'instruction ne servent qu'à l'y faire éclore. Sans cela, comment pourrions-nous répondre si promptement et si bien aux interrogations que l'on nous fait ? La lumière était en nous ; et pour la ranimer, il ne fallait qu'une étincelle d'un feu étranger : et si cela est ainsi, Platon a bien raison de dire, que ce que nous croyons apprendre, nous le savions déjà, et que toute la science consiste à se ressouvenir de ce qu'on a oublié sans s'en apercevoir.
- Platon a raison sans doute ; car c'est déjà pour la seconde fois que vous me rappelez toutes ces choses. J'en ai deux fois perdu la mémoire. La première, quand mon âme a participé à la contagion de la masse terrestre qui lui sert de prison ; et la seconde, lorsque l'excès de ma douleur a comme étouffé toutes ses facultés.
- Eh bien ! reprit-elle, si tu réfléchis mûrement sur tous les principes dont tu viens de convenir, tu te rappelleras bientôt par quels ressorts la Providence divine régit l'univers, ce que tu croyais n'avoir jamais su.
- Il est vrai que quoique je vous aie avoué que j'étais sur cet article dans la plus profonde ignorance, j'entrevois en ce moment ce que vous voulez m'en dire ; je vous supplie néanmoins de bien vouloir m'en instruire à fond.
- Ne m'as-tu pas avoué, il y a un moment, que la sagesse divine gouverne le monde ?
- Je l'ai avoué, sans doute, et je le confesse encore : c'est une vérité dont je ne me départirai jamais, et voici les raisons qui me portent à le croire. Ce monde est composé de parties si différentes et si contraires, qu'elles n'auraient jamais pu former un tout si régulier, si un être souverainement puissant ne les avait réunies ensemble, et cette union n'aurait pas subsisté longtemps entre des choses qui tendent mutuellement à s'entre-détruire, si cet être suprême n'avait pas conservé, par sa sagesse, ce qu'il a formé par sa puissance. L'ordre invariable qui règne dans toute la nature, ces mouvements si réglés, qui se font toujours dans les mêmes espaces de temps et de lieu, avec les mêmes influences et avec les mêmes effets, ne peuvent être que l'ouvrage d'un être infini, qui, immuable, fait tout mouvoir ; et ce principe créateur et modérateur de toutes choses, quel qu'il soit, je le reconnais pour mon Dieu.
- Tu penses si bien, me dit-elle, que je ne te crois pas fort éloigné de parvenir à la béatitude, et de revoir ta vraie patrie. Mais revenons au sujet de notre entretien. Nous avons dit que Dieu est la souveraine béatitude, et qu'une des principales propriétés de la béatitude, est de se suffire à soi-même. Par conséquent Dieu n'a besoin d'aucun secours étranger pour gouverner l'univers : car s'il en avait le moindre besoin, on ne pourrait pas dire qu'il se suffit à lui-même. C'est donc par lui-même qu'il régit tout : or il est le vrai bien par essence ; c'est donc par le souverain bien que tout est conduit ; il est le mobile et comme le gouvernail de tout l'univers ; c'est par lui qu'il existe, et il ne subsiste que par lui.
- J'en conviens de tout mon coeur, m'écriai-je, et j'avais quelque idée que vous vouliez en venir là.
- Tu commences donc à connaître la vérité ; écoute : ce qui me reste à te dire te la fera comprendre de plus en plus. Dieu se servant du bien comme d'un gouvernail pour tout conduire en ce monde, et tout, comme je te l'ai montré, tendant naturellement au bien, peut-on douter que tout n'obéisse volontairement aux lois de cet être suprême ? autrement son gouvernement, loin de faire le bonheur des êtres qu'il gouverne, serait une espèce de servitude et de tyrannie. Ainsi, tant qu'on se conduira par le véritable instinct de la nature, on ne s'opposera point aux volontés du Créateur. Eh ! qui pourrait s'y opposer, puisque étant la souveraine béatitude, il est souverainement puissant ? Rien donc ne veut ni ne peut résister au souverain bien. C'est donc ce bien suprême qui conduit avec force, et règle tout avec douceur.
- Ce que vous me dites, et la manière dont vous le dites, me plaisent également, et les hommes insensés devraient bien rougir des vaines objections qu'ils font avec tant d'ostentation contre ces vérités.
- La fable, reprit-elle, en te racontant les attentats des géants, et leur révolte contre le ciel, n'a pu te dissimuler qu'ils ont été terrassés et punis, comme ils le méritaient, par la force et par la douceur tout ensemble. Téméraires comme eux, ces insensés dont tu parles auront le même sort. Mais opposons leurs raisons aux miennes, peut-être du choc de ces raisons contraires, sortira-t-il quelque étincelle de vérité. Dieu est tout-puissant, tu le sais, et personne n'en doute. S'il est tout-puissant, il n'y a rien qu'il ne puisse faire ; cependant tu conviendras qu'il ne peut faire le mal : le mal n'est donc rien, puisqùe celui qui peut tout ne le peut faire.
- Prenez-vous donc plaisir, répliquai-je, à m'embarrasser dans un labyrinthe de raisonnements dont il paraît impossible de se retirer ? Cette multiplicité de principes n'est-elle point contraire à l'infinie simplicité de l'essence divine ? Tantôt vous commenciez par la béatitude : vous disiez qu'elle est le souverain bien, et vous ajoutiez que le souverain bien est Dieu ; que Dieu conséquemment est la vraie béatitude, et que quiconque jouit de cette béatitude, est Dieu. Vous avez ajouté que l'essence du vrai bien est en même temps l'essence de Dieu et celle de la béatitude, et que le vrai bien est celui que tout désire. Vous avez dit ensuite que la bonté de Dieu est le sceptre dont il gouverne le monde ; que tout en suit volontairement les lois, et vous avez fini par dire que le mal n'est point un être réel. Vous avez tiré toutes ces propositions les unes des autres, et vous ne les avez appuyées que sur des raisons tirées d'elles-mêmes, sans en chercher au dehors.
- Non, mon cher élève, non, reprit-elle, je n'ai point voulu t'embarrasser, mais t'instruire : et par la grâce du Dieu que nous avons invoqué, nous voilà parvenus à expliquer ce qu'il y a de plus difficile et de plus important. Telle est en effet la nature de l'essence divine, qu'elle ne se communique à aucun être, et n'admet rien d'étranger en elle, mais, comme le dit Parménides, c'est un cercle infini de perfections, qui se renferment toutes les unes les autres. J'ai donc dû ne point chercher au dehors les raisons des grandes vérités que je viens d'établir, mais les tirer du fond même de ces vérités ; car, comme le pense excellemment Platon, les raisons doivent toujours être analogues au sujet que l'on traite.
Heureux qui, brisant les tristes liens qui nous attachent à la terre, peut s'élever vers le bien suprême et le contempler dans sa source. Le fameux chantre de la Thrace, déplorant la perte de sa chère Eurydice, tira de sa lyre des sons si touchants, qu'il rendit tous les êtres sensibles à son malheur. Les forêts couraient après lui ; les fleuves suspendaient leur cours impétueux ; les animaux les plus farouches, oubliant leur férocité, laissaient ceux dont ils ont accoutumé de faire leur proie écouter en paix le chantre divin. Les lions cruels, la biche timide, le chien affamé et le lièvre craintif, n'étaient plus sensibles qu'à la douceur de ses accords. Mais voyant que ses sons, capables de tout charmer, ne pouvaient charmer sa douleur : «Impitoyables dieux du ciel ! s'écria-t-il, puisque vous êtes insensibles à ma voix, je cours implorer le dieu des enfers». Arrivé sur les sombres bords, il met en usage toute la science de sa mère ; sa voix, d'accord avec sa lyre, exprime de la manière la plus touchante toute la force de sa douleur, et toute l'ardeur de son amour. Il adresse à Pluton les voeux les plus ardents et les plus tendres. A ses accents enchanteurs, Cerbère étonné reste sans voix ; les furies vengeresses, devenues sensibles, pleurent pour la première fois ; la roue, instrument éternel du supplice d'Ixion, s'arrête subitement ; Tantale oublie la soif qui le dévore, et ne cherche plus à l'éteindre. Le cruel vautour, qui déchire sans cesse les entrailles sans cesse renaissantes de l'infortuné Titie, rassasié des sons enchanteurs, oublie sa voracité ; Pluton lui-même, l'inflexible Pluton, sent la compassion naître au fond de son âme. Je suis vaincu, dit-il ; Orphée, tu triomphes ! la vie et la liberté d'Eurydice seront la récompense de l'harmonie victorieuse de tes chants. Je te la rends ; mais voici la loi que je t'impose. Tant que tu seras dans les enfers, garde-toi de jeter les yeux sur elle : si tu la regardes, tu la perds». Mais qui peut donner des lois à l'amour ? L'impérieux amour n'en reçoit que de lui-même. Près de franchir la barrière qui sépare les enfers du séjour des vivants, Orphée ne put résister à l'impatience de son amour. Il regarda Eurydice, et il la perdit pour toujours. Cette fable est une instruction pour quiconque aspire au ciel. Si, vaincu par ses passions, il jette un regard de complaisance sur les faux biens de ce bas monde, il perd au même instant tous les droits qu'il avait à l'héritage céleste».