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Boèce - Consolation de la Philosophie -


Livre II

 

La Philosophie, après m'avoir ainsi parlé, s'arrêta quelque temps, et quand elle vit que son silence n'avait fait que réveiller mon attention, elle recommença en ces termes.

«Si je pénètre bien la cause et la nature de votre maladie, elle a pour principe le regret qu'excite en vous la perte de votre fortune. Vous vous exagérez à vous-même le changement de votre état ; voilà la du changement étonnant qui s'est fait dans votre âme. Je conçois par quels artifices la fortune a opéré cette espèce de prodige. Elle séduit par ses caresses les plus familières ceux qu'elle a dessein de tromper, et au moment où ils pensent jouir de ses faveurs, l'infidèle les abandonne et les laisse dans une douleur d'autant plus grande, qu'ils avaient moins lieu de s'attendre à son infidélité. Mais si vous approfondissez ce qu'elle vaut en elle-même, vous verrez qu'elle n'avait rien de si grand et de si beau ; et qu'en la perdant, vous n'avez pas autant perdu que vous l'imaginez. Je crois que je n'ai pas beaucoup de peine à vous en convaincre, car dans le temps même qu'elle vous prodiguait ses caresses, vous la traitiez avec un mépris généreux, et, rempli de mes maximes, vous insultiez quelquefois à la vanité de ses faveurs. Je ne suis point surprise néanmoins de vous voir un peu sorti de votre ancienne tranquillité. Vous avez éprouvé les plus grands revers, et il n'en est point qui, de quelque façon que ce soit, ne trouble l'âme, surtout quand il est subit et inopiné. Mais il est temps de vous disposer, par quelque chose d'agréable et de doux, à des remèdes plus forts et plus efficaces. Que la rhétorique qui ne va jamais plus droit à l'esprit et au coeur, que quand elle est dirigée par mes préceptes, paraisse donc accompagnée de l'éloquence et de la persuasion, et que la musique, dont je me sers quelquefois, joigne à leurs charmes, les sons, tantôt légers, tantôt sublimes de son harmonie enchanteresse. O homme ! qui peut ainsi vous plonger dans une si accablante tristesse ? Pensez-vous éprouver quelque chose de bien nouveau et de bien surprenant ? En vous traitant comme elle fait, la fortune n'a point démenti sa conduite ordinaire ; telle est sa nature, telles sont ses moeurs. Uniquement constante dans l'inconstance qui lui est propre, en changeant à votre égard, elle a soutenu son caractère. Elle était inconstante dans le temps même qu'elle vous accablait de caresses et qu'elle vous trompait par les charmes d'un bonheur apparent.

Vous avez dû apercevoir sur le front de l'aveugle déesse, les traits de sa duplicité. Elle peut encore se dérober aux yeux des autres, mais elle s'est entièrement dévoilée aux vôtres. Profitez donc de l'avantage que vous avez de la connaître, et ne vous amusez pas à de vaines plaintes. Si vous détestez sa perfidie, méprisez la perfide et renoncez à ses pernicieuses faveurs. Ce qui fait votre peine aujourd'hui, aurait dû assurer votre tranquillité. La fortune vous abandonne ; eh ! qui jamais a pu la fixer ? Pouvez-vous donc tant estimer une félicité passagère ? Vous chérissez cette fortune sur laquelle vous ne devez pas compter au moment même que vous la possédez, et qui vous accablera de douleur en vous quittant. Si personne donc n'est maître de la fixer, et si son changement rend les hommes malheureux, la présence de cette inconstante est le présage assuré d'un malheur prochain. Car il ne suffit pas de considérer ce qu'on a sous les yeux, la prudence porte plus loin ses regards ; elle prévoit les événements ; et comme elle sait que la fortune est toujours prête à changer, elle sait aussi qu'on ne doit ni redouter ses menaces, ni désirer ses caresses. Dès qu'une fois on se soumet à son joug, il faut supporter avec tranquillité tout ce qui peut arriver sous son empire. Vouloir prescrire des lois à cette déesse capricieuse, qu'on a choisie pour sa souveraine, c'est l'insulter ; impuissante pour guérir nos maux, l'impatience ne fait que les aigrir et les rendre plus insupportables. Quand une fois on a livré sa barque aux vents et aux flots, c'est leur impétuosité qui la conduit, et non pas notre volonté. Quand on a confié ses grains à la terre, il faut s'attendre aux années stériles aussi bien qu'à celles qui sont plus fécondes. Vous vous êtes soumis à l'empire de la fortune, il faut obéir à ses caprices ; vous voudriez fixer sa roue ; eh ! ne voyez-vous pas, insensé, que son essence consiste dans son instabilité ?

Cette souveraine maîtresse des événements les conduit toujours à son gré. Plus inconstante et plus agitée que l'Euripe, de la même main elle renverse le roi le plus redoutable et le mieux affermi sur son trône, et relève l'espérance et la gloire d'un roi vaincu et détrôné. C'est peu pour elle d'être insensible aux larmes et aux sanglots des malheureux, la cruelle s'en fait un jeu et un amusement. Rendre en moins d'une heure le même homme misérable et heureux, c'est un prodige qu'elle se glorifie d'opérer, c'est un spectacle qu'elle se plaît à donner à ceux qui sont attachés à son char.

Mais je veux la mettre elle-même aux mains avec vous : voyez si elle a tort ; elle va parler.

- Pourquoi, ô homme ! vous répandez-vous sans cesse en plaintes contre moi ? de quoi vous plaignez-vous ? quel tort vous ai-je fait ? de quels biens vous ai-je dépouillé ? Je m'en rapporte à qui vous voudrez sur ce qui regarde la possession des biens et des honneurs de ce monde ; et si vous prouvez qu'il est quelqu'un ici-bas qui ait sur eux un droit de propriété, j'avouerai que vous êtes en droit de les redemander comme vous ayant légitimement appartenu. Mais quand vous êtes venu en ce monde, vous étiez nu et dépouillé de tout. Je vous ai pris alors entre mes mains, je vous ai prêté mes richesses, je vous ai prévenu de mes plus abondantes faveurs, j'ai prodigué pour vous tout ce que j'ai de plus précieux et de plus brillant. Il me plaît de retirer aujourd'hui mes dons : ne vous plaignez pas que je vous dépouille de rien qui vous appartienne ; rendez-moi plutôt les actions de grâces qui me sont dues pour vous avoir accordé la jouissance des biens qui n'étaient point à vous. Eh ! quelle peut être la source de vos plaintes ? Quelle violence vous ai-je faite ? Les biens, les honneurs et toutes les choses de ce genre sont en mon pouvoir ; j'en dispose à mon gré, ce sont des esclaves qui me reconnaissent pour leur souveraine ; ils viennent avec moi et s'en vont de même : s'ils vous eussent appartenu, rien n'aurait pu vous les ravir. Quoi donc ! serai-je la seule qui ne pourrai librement disposer de mes droits ? Le ciel à son gré fait briller le soleil de l'éclat le plus vif, ou le couvre de nuages épais ; l'année qui couvre la terre de fleurs et de fruits, la couvre aussi de brouillards et de frimas ; la mer peut, à sa volonté, séduire nos yeux par un calme flatteur, ou nous effrayer par d'horribles tempêtes ; et moi, dont l'inconstance fait le caractère et la nature, le caprice des mortels prétend me rendre stable et invariable, et me dépouiller ainsi de mon essence ! Ma roue tourne sans cesse avec une rapidité sans égale : tel qui était au haut, le moment d'après rampe dans la boue, et celui qui était dans la poussière, se voit en un instant élevé au plus haut degré. C'est ainsi que j'exerce ma puissance ; voilà mes jeux et mon amusement. Monte, si tu le veux, au plus haut de cette roue, mais à condition que, quand il me plaira, tu en descendras sans te plaindre. Ignorais-tu ma nature et mes moeurs ? Ne sais-tu pas que, par des revers inouïs, Crésus, roi de Lydie, qui d'abord fit trembler Cyrus, peu après vaincu et captif, fut jeté dans un bûcher embrasé, et qu'il y aurait fini sa vie si je n'en eusse éteint les flammes par une pluie soudaine et abondante ? As-tu oublié ce puissant roi de Perse qui, vaincu et pris par Paullus, fut réduit à un état si misérable qu'il excita la compassion de son vainqueur ? Des royaumes florissants détruits subitement par mes coups, sont les événements que la tragédie représente le plus souvent sur ses théâtres. L'ingénieuse fable ne t'a-t-elle pas appris que dans le vestibule du palais de Jupiter, deux tonneaux sont placés, dont l'un contient les biens, et l'autre les maux de ce monde ? Qui sait si tu n'as pas plus puisé dans le premier que dans l'autre ? Sais-tu toi-même si je t'ai entièrement abandonné ? Ma propre inconstance est peut-être pour toi un juste motif d'espérer un changement avantageux. En attendant, ne te laisse point accabler par la douleur, et, sans vouloir toi-même régler ton sort, subis patiemment la loi commune à tous les hommes.

Hommes injustes ! ils se plaindraient toujours, quand l'abondance répandrait sans cesse sur eux autant de biens que la mer contient de grains de sable dans son sein, autant que le ciel fait briller d'étoiles dans une belle nuit. En vain un Dieu propice leur prodiguerait les richesses et les dignités ; ce qu'ils ont, ils le comptent pour rien. Leur avidité dévore ce qu'elle a, et engloutit encore par ses désirs ce qu'elle ne peut se procurer. Quel frein pourra donc contenir dans de justes bornes cette voracité insatiable, puisque l'ardente soif des biens de ce monde s'accroît en elle par leur possession, et qu'elle s'estime toujours moins riche de ce qu'elle a, que pauvre de ce qu'elle n'a pas ?

- Si la fortune vous parlait ainsi en sa faveur, je ne vois pas ce que vous auriez à lui répondre : cependant si vous croyez avoir de quoi justifier vos plaintes, parlez ; je vous écoute».

Alors je lui dis :

«Toutes ces déclamations de la fortune sont belles, sans doute ; elles sont assaisonnées de toutes les douceurs de l'éloquence, de tous les agréments de l'harmonie : elles enchantent les oreilles, mais elles ne pénètrent point jusqu'au coeur des malheureux, où est le siège de leur douleur : elles peuvent tout au plus en suspendre le sentiment pendant qu'on les prononce ; mais cesse-t-on de les entendre, la douleur se fait encore sentir plus vivement.

- Vous avez raison, me dit-elle, aussi ne sont-ce pas là les vrais remèdes dont je veux me servir pour vous guérir. Je ne m'en sers que pour adoucir un peu votre douleur ; le temps viendra où je ferai usage de remèdes plus forts et plus pénétrants. Cependant ne vous imaginez pas qu'on vous croie malheureux. Avez-vous oublié l'étendue et la mesure de votre ancienne félicité ? Je passe sous silence la faveur que vous ont faite ces grands hommes qui ont bien voulu prendre soin de vous, et vous tenir lieu du père que vous aviez perdu. Les premiers de Rome ont ambitionné de vous avoir dans leur famille, et ce qui forme la plus précieuse des alliances, vous leur avez été uni par les liens de la tendresse avant de leur appartenir par ceux du sang. Qui ne vous a pas cru le plus heureux des mortels ? Vous avez pour beaux-pères des hommes très illustres ; pour épouse, une femme d'une vertu distinguée ; deux fils sont l'heureux fruit de votre premier mariage et le soutien de votre maison. Je ne parle point de ces hautes dignités qu'on a refusées à des vieillards pour en honorer votre jeunesse. Je passe sous silence ce qui peut vous être commun avec d'autres, et je me hâte de parler de ce qui vous concerne en particulier, de cet événement unique qui a mis le comble à votre gloire. Si les avantages temporels peuvent en quelque chose contribuer au bonheur des hommes, il n'y a aucun événement, quelque triste qu'il soit, qui puisse vous faire oublier ce jour heureux, ce grand jour où vos deux fils, élus consuls en même temps, furent conduits chez vous environnés de sénateurs, au milieu de mille cris d'allégresse ; ce jour où assis dans les premières places du sénat, ils vous entendirent prononcer le panégyrique du roi avec une éloquence qui vous attira les applaudissements les plus flatteurs et les mieux mérités ; ce jour où marchant entre ces deux jeunes consuls, vous fîtes dans le Cirque des largesses au peuple, d'une manière si satisfaisante pour lui et si glorieuse pour vous. Vous eûtes lieu alors de vous louer de la fortune, puisqu'elle vous témoigna la prédilection la plus marquée, en vous faisant une faveur qu'elle n'a jamais faite à aucun particulier. Voulez-vous donc compter à la rigueur avec elle ? Voilà la première fois qu'elle a souffert que l'envie eût quelque prise sur vous. Considérez la nature et le nombre des événements agréables ou fâcheux qui vous sont arrivés, vous serez forcé d'avouer que vous êtes encore heureux. Que si vous croyez avoir cessé de l'être, parce que les apparences de votre prospérité ont disparu, ne vous estimez pourtant pas encore vraiment malheureux ; car ce que vous paraissez maintenant éprouver de fâcheux et de triste n'aura qu'un temps. Est-ce donc d'aujourd'hui que vous paraissez sur le théâtre de ce monde ? Y êtes-vous si étranger ? Pensez-vous que les choses humaines doivent être marquées au coin de la constance, puisque la vie même des hommes est si peu assurée, et peut s'évanouir si promptement ? Quand, par une espèce de prodige, la fortune semblerait fixer ses faveurs, la mort n'en interromprait-elle pas le cours, du même coup dont elle trancherait le fil de vos jours ? Que vous importe donc que la fortune se sépare de vous par la fuite, ou que vous vous en sépariez par la mort ?

Après toutes les vicissitudes qui changent continuellement la face de l'univers, peut-on compter sur des biens périssables, sur une félicité d'un moment ? Tout change ici-bas. Les plus brillantes étoiles disparaissent le matin, quand le soleil monté sur son char étincelant commence à répandre ses rayons victorieux. Les roses que le zéphir fait éclore par son souffle fécond, brûlées par les ardeurs du vent du midi, se dessèchent et tombent, et la tige qui les portait n'est plus qu'un vil arbuste hérissé d'épines : l'onde tranquille de l'Océan se change dans un instant en une écume épaisse, lorsqu'elle est agitée par la tempête : tout change de même en ce bas-monde ; rien de créé ne peut être durable : telle est l'éternelle et immuable loi du Créateur.

- Rien n'est plus vrai, m'écriai-je, ô mère féconde des vertus ! je ne peux nier que ma prospérité n'ait eu le cours le plus rapide ; mais c'est précisément ce qui redouble ma douleur ; car, parmi toutes les espèces d'adversités, la plus insupportable est celle qui vient à la suite d'une grande fortune.

- Pure idée ! me répondit-elle, ce prétendu malheur n'existe que dans votre opinion, et ne vient point du fond des choses mêmes. En effet, si vous estimez tant le bonheur dont vous avez joui, comptez avec moi de combien d'avantages vous jouissez encore. Car si la Providence vous a conservé ce qu'il y a de plus précieux parmi tout ce qui est du ressort de la fortune, possédant encore ce qu'il y a de plus cher et de plus estimable dans le monde, pouvez-vous vous estimer malheureux ? Or, il vit encore cet illustre Symmaque, votre beau-père, qui, par ses vertus, fait tant d'honneur à l'humanité ; et ce que vous paieriez volontiers de tout votre sang, ce grand homme, ce sage accompli, oubliant ses propres intérêts, est uniquement touché des vôtres. Elle vit cette épouse incomparable, qui joint à un esprit élevé la plus rare modestie, la vertu la plus épurée ; et pour achever son éloge en deux mots, elle vit cette digne fille de Symmaque si parfaitement semblable à son père, elle vit, et entièrement détachée de la vie, elle ne respire plus que pour vous. Ah ! si quelque chose peut altérer le bonheur que vous avez de posséder une femme si respectable, c'est de voir que l'amour qu'elle a pour vous la fait languir de douleur.

Que dirai-je de vos fils qui ont déjà été consuls, et qui, dès leur plus tendre jeunesse, ont montré par tant d'endroits qu'ils ont l'esprit de leur père et de leur aïeul ? Ah ! si tous les mortels font tant d'état de la vie, ne devez-vous pas vous estimer heureux, si vous considérez qu'il vous reste encore ce que tout le monde estime plus que la vie ? Essuyez donc vos larmes, la fortune ne vous a pas encore dépouillé de tout ; vous ne devez pas vous regarder comme accablé par cette tempête. Tel qu'un vaisseau qui n'a pas encore perdu ses ancres, il vous reste des ressources qui peuvent, en vous donnant beaucoup de consolation dans votre état présent, vous donner de justes espérances d'un meilleur avenir.

- Ah ! que ces ressources me restent ! m'écriai-je. Tant que je n'en serai pas privé, de quelque façon que les choses tournent, j'espère me sauver de ce naufrage. Vous voyez cependant combien ; j'ai perdu de mes dignités et de l'éclat dont je brillais.

- J'ai déjà, me répondit-elle, j'ai déjà gagné quelque chose, puisque vous n'êtes pas entièrement mécontent de votre sort. Mais je ne puis vous pardonner votre excessive délicatesse. Quoi ! vous vous croyez malheureux parce qu'il manque quelque chose à votre félicité ! Eh ! quel est donc l'homme dont le bonheur soit assez parfait pour qu'il n'y ait rien dans son état dont il puisse se plaindre ? C'est en effet une chose bien bizarre et bien inquiétante que la nature des biens de ce monde ; car on ne les possède jamais tous ensemble, ou si on les possède, ce n'est jamais pour longtemps. Celui-ci regorge de richesses, mais sa naissance le fait rougir. Celui-là est d'un sang illustre, d'une maison connue, mais la médiocrité de sa fortune lui fait désirer de rester inconnu au monde entier. Celui-ci est tout à la fois noble et riche, mais il passe ses jours dans un célibat affligeant. Cet autre a fait une alliance heureuse, mais privé des enfants qui en étaient le fruit, il voit avec regret que ses biens vont passer en des mains étrangères. Un autre enfin voit sous ses yeux une nombreuse famille, mais la mauvaise conduite de son fils ou de sa fille est pour lui une source intarissable de chagrins et de larmes. Ainsi nul n'est content de son état ; car il n'en est aucun, ou qui ne soupire après ce qu'il ne connaît pas, ou qui n'ait lieu de regretter de l'avoir connu et éprouvé. Ajoutez à cela l'extrême sensibilité des gens heureux. Si tout ne leur vient pas à souhait, la moindre chose révolte leur délicatesse, qui n'est point accoutumée à se voir contrarier ; un rien empoisonne leur félicité : vous êtes de ce nombre. En effet, combien se croiraient au plus haut degré du bonheur, s'ils avaient la moindre portion des débris de votre fortune ! Ce lieu, qui est un exil pour vous, est une patrie bien chère à ceux qui en sont nés citoyens. Nul n'est malheureux que celui qui croit l'être ; et celui-là au contraire est toujours heureux qui sait supporter avec une parfaite égalité d'âme tous les événements de cette vie. Mais quelque heureux que l'on soit, si l'on se laisse aller inconsidérément aux mouvements de l'impatience, on désirera sans cesse changer de situation et d'état. Que les douceurs de cette vie sont mêlées de cuisantes amertumes ! Félicité peu durable, si ta possession a quelques agréments, qu'il est cruel pour l'homme de ne pouvoir te fixer, et d'être exposé tous les jours à devenir la victime de ton instabilité ! Non, la prétendue félicité des hommes n'est qu'une véritable misère, puisqu'elle n'a ni assez d'étendue pour remplir les désirs sans cesse renaissants des uns, ni assez de durée pour satisfaire la constance des autres. Pourquoi donc, ô mortels ! cherchez-vous au dehors une félicité que vous ne trouverez qu'au dedans de vous-mêmes ? Vous êtes dans une dangereuse erreur, dans une ignorance bien pernicieuse ! Ecoutez-moi, je vais en deux mots vous apprendre en quoi consiste le souverain bonheur. Avez-vous rien de plus cher que vous-même ? - Non, direz-vous. - Eh bien ! si vous êtes vraiment raisonnable, vraiment maître de vous-même, possédez ce que vous voudrez ni ne pourrez jamais perdre. Pour vous faire donc connaître que la vraie félicité ne consiste point dans tout ce qui dépend du hasard, raisonnez ainsi avec moi. Si la félicité est le souverain bien d'un être raisonnable, et qu'on ne puisse appeler souverain bien celui qui peut nous être ravi, puisque ce qui n'est point sujet à la vicissitude lui est certainement préférable, concluons que la fortune, puisqu'elle est inconstante, ne peut jamais nous procurer le vrai bonheur ; car celui qui croit que la fortune le peut conduire à la félicité, sait qu'elle est sujette au changement, ou il ne le sait pas : s'il l'ignore, peut-il se croire heureux, vivant, comme il fait, dans une aveugle ignorance ; et s'il le sait, ne doit-il pas sans cesse craindre de perdre ce qu'il sait qu'il peut perdre à tout moment ? Or, peut-il être heureux dans les transes d'une crainte continuelle ? Que s'il fait assez peu de cas de ces biens pour n'en pas regretter la perte, c'est la preuve la plus formelle de leur frivolité. Mais vous qui, persuadé par tant de raisons démonstratives, croyez que l'âme est immortelle, et qui voyez que le bonheur de ce monde finit avec la vie, vous ne pouvez douter que si le bonheur de l'homme consiste dans ces biens passagers, la mort ne soit pour lui le comble du malheur. Mais si au contraire il est des âmes généreuses qui, pour arriver au bonheur, non seulement ont sacrifié leur vie, mais ont bravé même les supplices les plus cruels, comment peut-on penser que cette vie peut faire des heureux, puisque sa perte n'est point un véritable malheur ?

Quiconque veut se procurer une demeure assurée et durable, qui soit à l'épreuve des efforts des vents et de la violence des flots, qu'il n'en pose les fondements ni sur une montagne élevée ni dans des sables arides. Les vents soufflent avec plus d'impétuosité sur le sommet des montagnes : c'est là qu'ils exercent toute leur fureur ; votre édifice yserait exposé à une ruine prochaine : il ne serait pas plus assuré sur un sable mouvant, incapable d'en supporter le poids. Préférez donc à une situation plus agréable, un lieu plus bas et plus solide : là vous habiterez tranquillement. Que le vent gronde, que la mer mugisse, que le ciel tonne, rien ne pourra troubler la paix profonde dont vous y jouirez.

Mais je m'aperçois que mes raisons commencent à faire quelque impression sur votre esprit et sur votre coeur ; je vais donc aller plus avant et vous proposer des motifs de consolation plus puissants encore. je veux, pour un moment, que les biens de la fortune soient plus durables et moins caduques qu'ils ne le sont en effet ; y a-t-il pour cela quelque chose en eux qui puisse vous devenir propre et vous appartenir véritablement, ou qui, bien considéré, ne doive vous paraître vil et méprisable ? Les biens de ce monde sont-ils précieux par leur nature, ou par l'opinion que nous en avons ? Lequel de tous ces biens est le plus précieux ? Est-ce une masse d'or, un amas immense d'argent ? Mais l'or et l'argent n'ont de mérite qu'autant qu'on s'en sert : l'avarice qui les amasse est un vice odieux ; la libéralité qui les répand est une source de gloire. Mais en faisant usage de cet or et de cet argent, vous cessez de le posséder ; il n'a donc aucun prix tant qu'il est à vous, puisqu'il n'en a que quand vous le distribuez aux autres. Qu'un seul homme rassemble tout ce qu'il y a d'or et d'argent sur la terre, son abondance appauvrira le reste des mortels. Qu'est-ce donc qu'un pareil bien ? La voix d'un seul homme se fait entendre tout entière à une multitude, chacun de ceux qui la composent l'entend également ; au contraire, l'argent ne peut, qu'en se partageant, être possédé par plusieurs ; or en le partageant, celui qui le possédait s'en dépouille lui-même. Que les richesses les plus abondantes sont donc peu de chose, puisque plusieurs ne peuvent ensemble les posséder tout entières, et qu'un seul ne les peut posséder sans réduire tous les autres à la misère ! Serait-ce l'éclat des pierres précieuses qui attirerait vos regards ? Mais tout leur éclat n'en peut communiquer aucun à ceux qui les possèdent. Est-il possible que les hommes puissent admirer de pareilles choses ! Une créature vivante et raisonnable peut-elle donc être si touchée de la beauté d'un être matériel et animé ? Je sais que ces brillantes productions de la nature sont l'ouvrage de Dieu, et qu'elles ont en effet quelques traits de beauté ; mais elles sont d'un ordre si inférieur aux créatures raisonnables, que je ne conçois pas comment des hommes peuvent, à leur vue, être frappés d'admiration. Les beautés de nos campagnes feraient-elles vos délices ? Et pourquoi non ? Elles sont une des plus belles parties des ouvrages du Créateur. Nous admirons aussi le grand spectacle qu'offrent à nos yeux l'immense plaine de l'Océan lorsque son onde n'est point agitée, cette voûte azurée qui embrasse le monde, les astres qui y sont attachés, le soleil, la lune ; mais toutes ces choses ne vous sont-elles pas entièrement étrangères ? De toute leur splendeur, en rejaillit-il sur vous le moindre rayon ? Brillez-vous de l'éclat des fleurs que le printemps fait éclore ? Contribuez-vous en quelque chose à la maturité des fruits que l'été nous prodigue ? Pourquoi vous laissez-vous séduire par des plaisirs frivoles ? Pourquoi regardez-vous comme à vous appartenant des biens qui sont tout-à-fait hors de vous ? Jamais la fortune ne pourra vous approprier ce qui, par sa nature, vous est absolument étranger. Les fruits de la terre, je le sais, sont destinés à être les aliments des créatures vivantes ; mais vous n'en devez désirer que ce que le besoin exige : leur superfluité n'est point une fortune pour vous. La nature se contente de peu ; si vous la surchargez par des excès, vous éprouverez une satiété toujours désagréable, souvent pernicieuse. Vous penserez peut-être qu'il est glorieux de briller par la variété et la magnificence des habillements ; mais que vous en revient-il ? S'ils flattent ma vue, je me contenterai d'en admirer la matière, ou de louer l'art de l'ouvrier. Serait-il plus glorieux de se voir suivi d'une foule nombreuse de valets ? Mais s'ils sont pour la plupart des gens vicieux, votre maison sera un composé odieux à tout le monde, et dangereux pour vous-même : s'ils sont gens de bien, leur probité n'est point la vôtre. D'où je conclus que toutes ces choses que vous comptez au nombre de vos biens, ne vous appartiennent point véritablement, et ne font point votre bonheur ; et si elles n'ont rien qui mérite votre estime et vos désirs, pourquoi avez-vous tant de joie quand vous les possédez, et tant de douleur quand vous les perdez ? Si elles ne tiennent leur beauté que de la nature, elles plairaient quand elles ne seraient pas au nombre de vos possessions ; car ce n'est pas parce que vous les possédez qu'elles sont précieuses ; mais c'est parce qu'elles vous ont paru précieuses, que vous avez jugé à propos de les compter parmi vos richesses. Pourquoi donc désirez-vous avec tant d'empressement les biens de la fortune ? Peut-être cherchez-vous, par l'abondance, à éviter la pauvreté ; vous vous trompez : il faut en effet tant de choses pour soutenir une grande maison, que, dans la vérité, il manque toujours beaucoup à celui qui la tient, et qu'au contraire il ne manque presque jamais rien à celui qui mesure son aisance sur ce qui suffit à ses besoins, et non sur ce qu'il faudrait pour rassasier les désirs déréglés d'une ambition qui le porte à mille superfluités. Quoi donc ! est-ce parce que vous n'avez en vous-même aucun bien qui vous soit propre, que vous cherchez votre bonheur dans ce qui est hors de vous, et totalement étranger ? Quel renversement d'idées ! l'homme, cet être en qui brille une émanation de la raison divine, s'imaginera ne pouvoir briller que par la possession de mille bagatelles dépourvues de vie et de sentiment ! Chaque être se contente de ce qui est en lui ; l'homme seul, dont l'âme est l'image de Dieu, peu content de l'excellence de son être, cherche à l'embellir par les productions de la nature, et il ne voit pas, l'aveugle qu'il est, l'outrage qu'il fait à la bonté et à la sagesse du Créateur. Le maître souverain de l'univers a voulu que l'homme fût élevé au-dessus de tout ce qui est sur la terre, et l'homme insensé se dégrade et s'abaisse au-dessous des plus viles créatures. Car si tout ce qui fait le vrai bonheur d'un être, est plus estimable que cet être lui-même, dès que vous mettez, ô mortels ! votre félicité dans les biens de ce monde, vous les mettez au-dessus de vous, et vous avez en quelque sorte raison : car telle est votre condition, que lorsque vous connaissez votre excellence, vous êtes en effet au-dessus de tous les autres êtres que renferme ce bas monde ; mais si vous êtes assez aveugles pour ne pas vous connaître vous-mêmes, vous êtes au-dessous des plus vils animaux. Ne se pas connaître est une suite nécessaire de leur nature ; mais ce serait dans l'homme un défaut inexcusable. Que votre erreur, encore une fois, est étrange, ô homme ! de penser que les choses qui sont hors de vous peuvent vous donner quelque mérite et quelque éclat ! Non, cela est impossible. Un ornement extérieur a beau briller, il ne communique à ce qu'il couvre aucun lustre véritable, et ne peut donner aucun mérite à celui qui n'en a point. D'ailleurs, je soutiens que c'est prostituer le nom de bien que de le donner aux choses qui peuvent nous nuire. Vous conviendrez de ce principe, sans doute. Or il est certain que les richesses ont causé les plus grands préjudices à ceux qui les possédaient, puisqu'elles ont toujours été l'objet de la cupidité des hommes les plus méchants, qui cherchent à s'approprier par toutes sortes de voies, le bien d'autrui, parce qu'ils s'estiment seuls dignes de posséder tout ce qu'il y a de trésors sur la terre. Jugez-en par vous-même, vous qui craignez à tout instant que, pour vous ravir vos richesses, on ne cherche mille moyens de vous faire périr. Vous chanteriez tranquillement, en la présence même des voleurs, si vous étiez né sans bien et sans fortune. O le triste avantage que celui d'être riche, puisqu'on n'en peut jouir qu'aux dépens de son repos et de sa tranquillité !

Heureux et mille fois heureux ce premier âge du monde où l'homme se contentait des productions de la nature ! le luxe et la sensualité n'avaient point encore corrompu ses moeurs. Il ne connaissait ni l'art de teindre en pourpre la brillante dépouille du ver à soie, ni celui d'apprêter les mets et de travailler les vins. Après une longue diète, un peu de glands suffisait à sa faim. Un gazon frais lui procurait un sommeil tranquille. Il se désaltérait au courant d'un ruisseau, et, pour se rafraîchir, il n'avait besoin que de l'ombre d'un épais feuillage. Il ne s'exposait point sur les flots de l'élément perfide pour aller ramasser dans des climats éloignés les marchandises inconnues à sa patrie. Le bruit des trompettes n'effrayait point alors l'univers ; la haine et la cruauté ne trempaient point leurs mains dans le sang des mortels ; car qui eût été assez insensé pour commencer le premier une guerre où il aurait eu tout à craindre et rien à gagner ? Plût au ciel que les moeurs de cet âge heureux régnassent dans le nôtre ! Mais la cupidité est aujourd'hui plus ardente que les fournaises du mont Etna. Ah ! quel est le malheureux mortel qui le premier arracha des entrailles de la terre l'or et les diamants, trésors funestes que la nature y avait si profondément et si sagement cachés !

Que dirai-je des dignités et du pouvoir souverain ? Vous regardez comme des dieux ceux qui les possèdent, parce que vous ignorez ce que c'est que la vraie grandeur et la vraie puissance. Si les méchants deviennent dépositaires de l'autorité souveraine, les fleuves de feu qui sortent des volcans, les torrents impétueux du plus affreux déluge n'ont rien de comparable aux ravages qu'ils feront sur la terre. Le gouvernement consulaire, vous le savez, ce principe heureux de la liberté, ne dégénéra-t-il pas autrefois dans un si grand excès d'orgueil et d'insolence que vos ancêtres furent près de l'abolir, comme ils avaient autrefois aboli par la même raison le pouvoir tyrannique des rois ; que si les dignités, ce qui est très rare, tombent entre les mains des gens de bien, qu'aime-t-on en eux ? Ce n'est pas leurs dignités, mais le bon usage qu'ils en font ; et ce sont moins les grandeurs qui honorent la vertu que la vertu qui honore les grandeurs. Eh ! qu'est-ce après tout que cette puissance et cette grandeur si vantée et si désirée ? Considérez quels sont ceux sur qui vous ambitionnez de dominer ; car pourriez-vous, sans éclater de rire, voir un insecte vain et superbe trancher du monarque, et s'arroger l'empire sur ceux de son espèce ? Et qu'y a-t-il au vrai de plus faible que l'homme, si vous ne considérez que son corps ? Le moindre des insectes peut déranger les ressorts de cette fragile machine, et la détruire même entièrement. Or le plus grand des monarques ne peut étendre plus loin son pouvoir ; il ne peut l'exercer que sur les corps, qui sont si peu de chose, ou sur la fortune, qui est quelque chose de moindre encore. Pour l'âme, elle est libre et souveraine d'elle-même : en vain tenterait-on de l'assujettir. Lorsque par ses réflexions elle s'est procuré la paix intérieure, qui pourrait la lui ravir ? Rappelez-vous ce tyran qui pensait qu'à force de supplices il arracherait de la bouche d'un citoyen le secret d'une conspiration formée contre lui. Que son attente fut honteusement trompée ! Cet homme courageux trancha sa langue avec ses dents ; et la crachant au visage du tyran, il fit triompher son courage par les tourments mêmes par lesquels ce monstre croyait faire triompher son inhumanité. Et quel mal peut-on faire, qu'on ne doive craindre d'éprouver à son tour ? Busiris égorgeait ses hôtes ; Hercule ayant logé chez lui, vengea leur mort en l'égorgeant lui-même. Régulus vainqueur avait donné des fers aux Carthaginois ; vaincu à son tour, il tomba dans leurs fers. Quel cas peut-on donc faire de la puissance d'un homme qui ne peut empêcher que ce qu'il a fait aux autres ne lui soit fait à lui-même ? D'ailleurs, si la puissance et les grandeurs étaient, par leur nature, des biens réels et véritables, jamais les méchants ne les posséderaient. Les contraires ne s'allient point ensemble : c'est la loi de nature. Puisque donc les méchants, et les plus méchants mêmes, possèdent très souvent les plus grandes dignités, il faut nécessairement en conclure que ces prétendus avantages ne sont pas de vrais biens. - Pour en juger encore mieux, examinons-en les effets. On reconnaît la force et la souplesse des organes à la force et à la légèreté des mouvements du corps ; on reconnaît le musicien à son chant ou à sa composition, le médecin au succès de sa pratique, l'orateur à l'éloquence de ses discours ; car chaque chose produit ce qui est conforme à sa nature, et est incompatible avec ce qui est d'une nature contraire : or, ni les richesses ne peuvent satisfaire les désirs de la cupidité, ni la puissance la plus absolue ne peut rendre maître de soi-même un coeur esclave de ses passions, ni les dignités les plus respectables ne peuvent rendre respectables les méchants qui les possèdent ; au contraire, loin de leur donner aucun degré de mérite, elles ne servent qu'à mettre leur indignité dans un plus grand jour. - D'où vient ce contraste ? C'est que nous donnons à ces choses des noms qui ne leur conviennent point, comme il est aisé d'en juger par leurs effets. Oui, c'est sans raison que vous leur prodiguez les noms de richesses, de puissance et de dignités ; et pour tout dire, en un mot, rien de ce qui est sous l'empire de la fortune n'est ni véritablement désirable ni bon en lui-même ; puisque le plus souvent ce qui dépend d'elle n'est point le partage des gens de bien, et ne rend pas gens de bien les méchants qu'elle en favorise.

Quels meurtres, quels ravages n'a point faits Néron, ce monstre détestable qui brûla la capitale du monde, en égorgea les sénateurs, empoisonna son frère, trempa ses mains parricides dans le sang de sa mère, et, par une abominable curiosité, osa promener, sur ses charmes éteints par la mort, des yeux que les remords auraient dû remplir de larmes ! Ce tyran, dont la mémoire sera à jamais en horreur, était pourtant le plus puissant des hommes. Son empire embrassait tout ce qui est compris entre les climats glacés du Nord et les plaines brûlantes du Midi. Maître de l'univers, il ne put l'être de sa fureur ; et pour la signaler davantage, il se servit également du fer et du poison.

- Mais je n'ai jamais, lui dis-je alors, été dominé par l'ambition. J'ai désiré seulement le pouvoir de faire le bien et les occasions d'exercer ma vertu, que l'oisiveté pouvait énerver.

- C'est là, me répondit-elle, la passion des grandes âmes, mais qui pourtant ne sont point encore arrivées à la perfection. Elles se laissent enflammer par le désir d'acquérir de la gloire, en servant utilement leur patrie. Cette passion est belle sans doute ; mais au fond, qu'elle est frivole ! Considérez, en effet, ce que c'est que la terre. Il est démontré que, comparée à la vaste étendue des cieux, elle n'est qu'un point, un rien dans l'univers. Or, de cette terre, qui est si peu de chose, à peine, comme le dit Ptolémée, la quatrième partie en est-elle habitée. Si, de cette partie, nous retranchons encore ce que les lacs et les mers en couvrent de leurs eaux, et ce que les déserts en occupent, à quoi se réduira ce que les hommes en habitent ? Cependant, renfermé dans un point de cette petite partie de l'univers, vous songez à la remplir du bruit de votre renommée, et à y rendre votre nom célèbre. La belle gloire, en effet, que celle qui est concentrée dans des bornes aussi étroites ! et encore cet espace si borné est-il partagé entre des nations dont les langues, les moeurs et la manière de vivre sont différentes. La difficulté des chemins, la diversité du langage, le peu d'habitude et de relation qu'elles ont entre elles, sont autant d'obstacles qui empêcheront votre réputation de s'y répandre. Eh ! comment un particulier y serait-il connu ? la plupart des villes ne le sont pas. Cicéron nous apprend que de son temps l'empire romain, qui pour lors était au plus haut point de sa gloire, et si formidable aux Parthes, n'était pas connu au-delà du mont Caucase. Voyez donc dans quelles bornes étroites sera concentrée cette gloire que vous pensez étendre autant que l'univers. Le nom d'un citoyen romain se fera-t-il connaître où l'empire romain n'est pas connu lui-même ? Ajoutez à cela que les préjugés des nations sont si opposés les uns aux autres, que ce qui mérite une couronne chez les unes, est puni de mort chez les autres. Ainsi donc, quelque affamé de gloire que vous soyez, vous ne parviendrez jamais à étendre la vôtre parmi les peuples divers qui vous environnent. Contentez-vous donc de voir votre renommée renfermée dans votre patrie, et cette gloire immortelle, qui fait l'objet de vos désirs les plus ardents, concentrée au milieu de vos concitoyens. Etes-vous sûr même qu'elle passera à la postérité ? Combien de noms illustres, faute d'historiens qui les aient célébrés, sont tombés dans un oubli éternel ! Les histoires elles-mêmes, ainsi que leurs auteurs, ne vont-elles pas se perdre dans l'ombre de l'avenir ? Vous vous flattez pourtant d'une glorieuse immortalité, et vous prenez pour une réalité l'idée chimérique que vous vous en formez. Mais quelle que puisse être la durée de votre gloire, qu'est-elle comparée avec l'éternité ? Le moindre moment a quelque proportion avec dix mille années, parce que ces deux espaces sont finis et limités ; mais multipliez tant qu'il vous plaira ces dix mille années, la somme qui en résultera ne pourra jamais entrer en comparaison avec la durée infinie de l'éternité. Car si une chose finie et limitée a toujours quelque proportion avec une autre qui l'est aussi, elle ne peut jamais en avoir aucune avec l'infini. Ainsi, quelque étendue, quelque durée que puisse avoir votre gloire, elle doit être regardée par rapport à l'inépuisable durée de l'éternité, non seulement comme peu de chose, mais comme un vrai néant. Cependant, insensés ! vous ne faites le bien que pour acquérir cette vaine fumée de gloire, cette ombre de réputation. La récompense de vos actions, que vous ne devriez attendre que du témoignage satisfaisant de votre conscience et du plaisir de pratiquer la vertu pour la vertu même, vous la cherchez dans l'opinion et dans les vains discours des hommes. Faiblesse ridicule dont un certain railleur se moqua bien plaisamment un jour ! Un de ces philosophes, qui ne le sont que de nom, ayant été insulté par quelqu'un : «Voici le moment, lui dit notre railleur, de connaître si tu es véritablement philosophe ; ta patience en décidera». Alors le prétendu sage rassemble toutes les forces de son âme, se contient de son mieux ; et, fier de sa victoire : «Ai-je su souffrir ? suis-je philosophe ? s'écria-t-il insolemment. - Je croirais que tu l'es, dit le railleur, si tu avais su te taire». Qu'il me soit permis de le dire, ces hommes distingués qui ne pensent qu'à la gloire, car c'est d'eux qu'il s'agit ici, que leur reviendra-t-il après leur mort de toute la renommée qu'ils se seront faite ici-bas ? Car si, ce que je me crois bien fondé à nier, l'homme meurt tout entier, et que tout finisse avec lui, sa gloire ne sera plus rien quand il ne sera plus. Si, au contraire, l'âme qui n'a rien à se reprocher, dès qu'elle est délivrée de la prison de son corps, va faire son séjour dans les cieux, rassasiée d'une gloire plus pure, elle méprise toute la gloire de ce bas monde. Pense-t-on aux vanités de la terre quand on jouit des biens solides qui nous sont réservés dans le ciel ?

Que celui qui met le souverain bien dans la gloire, et qui n'a de passion que pour elle, mesure l'immense étendue des cieux et les bornes étroites de la terre. Il aura honte de chercher un nom qui, quelque célèbre qu'il soit, ne remplira jamais ce petit amas de boue. Hommes orgueilleux ! vous cherchez en vain à vous élever au-dessus de votre condition mortelle. Quand votre renommée serait partout répandue ; quand toutes les langues publieraient vos louanges, la mort ne respectera ni les titres de votre maison ni ceux de votre gloire. Elle frappe également les grands et les petits ; sa faux rend tout égal. Où sont maintenant ce Fabricius, si fidèle à sa patrie, ce Brutus, si généreux défenseur de la liberté, ce Caton, censeur si sévère des moeurs ? Le peu de lettres qui forment leur nom est tout ce qui reste d'eux. Ces noms subsistent encore avec honneur ; mais que sont devenus ceux qu'ils désignent ? Quelle que soit votre renommée, vous n'en serez pas moins cendre et poussière dans le tombeau ; et si vous croyez qu'elle vous donnera une seconde vie, songez que quand elle viendra à s'anéantir, elle vous fera aussi éprouver une seconde mort.

Mais afin que vous ne pensiez pas que j'aie contre la fortune une haine implacable et assez déraisonnable pour ne lui pas rendre justice, j'avoue qu'elle rend quelquefois un grand service aux hommes, et c'est lorsqu'elle se montre à eux à découvert, et qu'elle leur fait connaître à fond son caractère et sa conduite. Vous ne comprenez peut-être pas encore ce que je veux dire ; c'est en effet quelque chose de si singulier, que j'ai de la peine à l'exprimer comme je le désire. Je pense que la mauvaise fortune est plus avantageuse aux hommes que la prospérité. En effet, celle-ci les abuse continuellement sous l'apparence séductrice d'une fausse félicité ; celle-là leur découvre la vérité lorsque, par ses changements continuels, elle leur montre son inconstance naturelle : celle-ci les abuse ; celle-là les détrompe : celle-ci captive leurs coeurs par les charmes des faux biens de ce monde ; celle-là leur rend la liberté, en leur en faisant connaître la fragilité et le néant. Aussi, l'une est toujours enflée d'orgueil, dissipatrice, insensée ; elle ne se connaît pas elle-même l'autre, au contraire, est toujours sobre, retenue, et l'adversité qu'elle éprouve la rend plus éclairée et plus prudente : enfin, la prospérité corrompt les gens de bien même et les entraîne au mal ; la mauvaise fortune, au contraire, les arrache à la corruption, et les force de se tourner du côté du vrai bien. Et ne regardez-vous pas comme quelque chose de bien précieux l'avantage que vous a procuré cette fortune lamentable que vous éprouvez, en vous faisant connaître à fond le coeur de vos amis ? Vous avez, par son moyen, reconnu ceux qui méritent ce nom d'avec ceux qui n'avaient que le masque de l'amitié. Les amis de la fortune vous ont abandonné, les vôtres vous sont restés fidèles. A quel prix n'auriez-vous pas acheté cette connaissance dans le temps de votre prétendue félicité ? Ne vous plaignez donc plus d'avoir perdu de vaines richesses ; vous avez trouvé le plus grand des trésors, de vrais amis.

Amitié ! amour ! principes de toute union, c'est vous qui faites la stabilité de l'univers. Si, chaque jour, le soleil sur son char nous ramène la lumière, s'il prête à la lune sa splendeur pendant la nuit, si les flots impétueux de la mer trouvent des bornes que leur fureur est forcée de respecter, c'est l'amour tout-puissant qui a établi ce bel ordre. Il règne sur la terre, dans la mer et dans les cieux. S'il en abandonnait un seul moment la conduite, cette harmonie ravissante se changerait en une guerre universelle ; ce monde, dont tous les mouvements sont si sagement et si invariablement réglés, trouverait sa destruction dans les éléments mêmes qui le composent. C'est lui qui unit les peuples entre eux par les liens sacrés de la société ; il unit les coeurs des époux par des liens plus tendres encore, ceux d'un chaste mariage. O ! que les hommes seraient heureux, si cet amour régnait toujours dans les âmes, comme il règne dans les cieux !»