Textes

Sade et l'homme normal
Georges Bataille, L'Érotisme, Les Éditions de Minuit © 1957, pp. 200, 201, 204 et 205.

Sade consacra d'interminables ouvrages à l'affirmation de valeurs irrecevables : la vie était, à le croire, la recherche du plaisir, et le plaisir était proportionnel à la destruction de la vie. Autrement dit, la vie atteignait le plus haut degré d'intensité dans une monstrueuse négation de son principe.

Qui ne voit qu'une affirmation si étrange ne saurait être généralement reçue, même généralement proposée, si elle n'était émoussée, vidée de sens, réduite à un éclat sans conséquence ? Qui ne voit en effet que, prise au sérieux, une société ne pourrait l'admettre un instant ? En vérité, ceux qui virent en Sade un scélérat répondirent mieux à ses intentions que ses modernes admirateurs : Sade appelle une protestation révoltée, sans laquelle le paradoxe du plaisir serait simplement poésie. Encore une fois je voudrais ne parler de lui que m'adressant à ceux qu'il révolte et de leur point de vue.

Dans l'étude précédente, j'ai dit comment Sade fut amené à donner à l'excès de son imagination une valeur qui s'établit à ses yeux souverainement, niant la réalité des autres.

Je dois maintenant chercher le sens que cette valeur a, malgré tout, pour ces autres qu'elle nie.

 

Le divin n'est pas moins paradoxal que le vice

L'homme anxieux, que les propos de Sade révoltent, ne peut néanmoins exclure aussi aisément un principe de même sens que celui de la vie intense, liée à la violence de la destruction. De tout temps, en tous lieux, un principe de divinité fascina les hommes et les accabla : ils reconnurent, sous les noms de divin, de sacré une sorte d'animation interne, secrète, une frénésie essentielle, une violence s'emparant d'un objet, le consumant comme le feu, le menant sans attendre à la ruine. Cette animation était tenue pour contagieuse et, passant d'un objet à l'autre, elle portait à ce qui l'accueillait un miasme de mort : il n'est pas de péril plus grave, et si la victime est l'objet d'un culte, qui a pour fin de l'offrir à la vénération, il faut dire aussitôt que ce culte est ambigu. La religion s'efforce bien de glorifier l'objet sacré et de faire d'un principe de ruine l'essence du pouvoir et de toute valeur, mais elle a, par contre, le souci d'en réduire l'effet à un cercle défini, qu'une infranchissable limite sépare du monde de la vie normale ou monde profane.

Cet aspect violent et délétère du divin était généralement manifeste dans les rites du sacrifice. Souvent même, ces rites eurent une excessive cruauté : on donna des enfants à des monstres de métal rougi, on mit le feu à des colosses d'osier bondés de victimes humaines, des prêtres écorchèrent des femmes vivantes et se vêtirent de leurs dépouilles ruisselant le sang. Ces recherches d'horreur étaient rares, elles n'étaient pas nécessaires au sacrifice, mais elles en marquaient le sens. Il n'est pas jusqu'au supplice de la croix qui ne lie, fût-ce aveuglément, la conscience chrétienne à ce caractère affreux de l'ordre divin : le divin n'est jamais tutélaire qu'une fois satisfaite une nécessité de consumer et de ruiner, qui en est le principe premier.

[...]

Ainsi l'histoire des religions n'a-t-elle qu'en une faible mesure amené la conscience à reconsidérer le sadisme. La définition du sadisme, au contraire, a permis d'envisager dans les faits religieux autre chose qu'une inexplicable bizarrerie : ce sont les instincts sexuels auxquels Sade donna son nom, qui finissent par rendre raison des horreurs sacrificielles, l'ensemble étant généralement désigné à l'horreur sous le nom de pathologique.

Je l'ai dit : je n'ai pas l'intention de m'opposer à ce point de vue. Si l'on excepte le pouvoir paradoxal de soutenir l'insoutenable, personne ne prétendrait que la cruauté des héros de Justine et de Juliette ne doive être radicalement exécrée. C'est la négation des principes sur lesquels l'humanité se fonde. Nous devons de quelque façon rejeter ce dont la fin serait la ruine de nos oeuvres. Si des instincts nous poussent à détruire la chose même que nous édifions, il nous faut condamner ces instincts — et nous en défendre.

Mais la question se pose encore : serait-il possible d'éviter absolument la négation que ces instincts ont pour fin ? Cette négation procéderait-elle en quelque sorte du dehors, du fait de maladies curables, inessentielles à l'homme, du fait aussi d'individus, de collectivités, qu'il est en principe nécessaire et possible de supprimer, bref, d'éléments à retrancher du genre humain ? Ou bien l'homme, au contraire, porterait-il en lui l'irréductible négation de ce qui, sous les noms de raison, d'utilité et d'ordre, a fondé l'humanité ? l'existence serait-elle fatalement, en même temps que l'affirmation, la négation de son principe ?