Textes

G Bataille
L'essence de l'homme dans l'interdit de l'inceste et le don des femmes 
L'érotisme p 242

 

 

En un sens, le mariage unit l'intérêt et la pureté, la sensualité et l'interdit de la sensualité, la générosité et l'avarice. Mais surtout son mouvement initial le situe à l'extrême opposé, c'est le don. Sur ce point, Lévi-Strauss a pleinement fait la lumière. Il a si bien analysé ces mouvements que, dans ses conceptions, nous apercevons clairement ce qui est l'essence du don : le don est lui-même la renonciation, c'est l'interdit de la jouissance animale, de la jouissance immédiate et sans réserve. C'est que le mariage est moins le fait des conjoints que celui du « donneur » de la femme, de l'homme (du père, du frère) qui aurait pu jouir librement de cette femme (de sa fille, de sa soeur) et qui la donne. Le don qu'il en fait est peut-être le substitut de l'acte sexuel, l'exubérance du don, de toute manière, a un sens voisin — celui d'une dépense des ressources — de celui de l'acte lui-même. Mais la renonciation, qui permit cette forme de dépense et que l'interdit fonda, a seule rendu le don possible. Même si, comme l'acte sexuel, le don soulage, ce n'est plus en aucune mesure à la manière dont l'animalité se libère : et l'essence de l'humanité se dégage de ce dépassement. Le renoncement du proche parent — la réserve de celui qui s'interdit la chose même qui lui appartient — définit l'attitude humaine, tout à l'opposé de la voracité animale. Il souligne réciproquement, comme je l'ai dit, la valeur séduisante de son objet. Mais il contribue à créer le monde humain, où le respect, la difficulté et la réserve l'emportent sur la violence. Il est le complément de l'érotisme, où l'objet promis à la convoitise acquiert une valeur plus aiguë. Il n'y aurait pas d'érotisme s'il n'y avait en contrepartie le respect des valeurs interdites. (Il n'y aurait pas de plein respect, si l'écart érotique n'était ni possible, ni séduisant.)

Le respect n'est sans doute que le détour de la violence. D'un côté, le respect ordonne le milieu où la violence est interdite ; de l'autre, il ouvre à la violence une possibilité d'irruption incongrue dans des domaines où elle a cessé d'être admise. L'interdit ne change pas la violence de l'activité sexuelle, mais il ouvre à l'homme discipliné une porte à laquelle l'animalité ne saurait accéder, celle de la transgression de la règle.

Le moment de la transgression (ou de l'érotisme libre) d'une part, d'autre part l'existence d'un milieu où la sexualité n'est pas recevable sont les aspects extrêmes d'une réalité où abondent les formes moyennes. L'acte sexuel en général n'a pas le sens d'un crime et la localité où seuls des maris venus du dehors peuvent toucher aux femmes du pays répond à une situation très ancienne. Le plus souvent, l'érotisme modéré est l'objet d'une tolérance et la condamnation de la sexualité, même alors qu'elle semble rigoureuse, ne concerne que la façade, la transgression étant admise à la condition de n'être pas connue. Cependant les extrêmes seuls ont beaucoup de sens. Ce qui importe essentiellement, c'est qu'existe un milieu, si limité soit-il, où l'aspect érotique est impensable, et des moments de transgression où, en contrecoup, l'érotisme a la valeur d'un renversement.