Textes

G Bataille Dépense et sacrifice 
L'érotisme pp 96-98

 

[...] Sous l'angle économique, la fête consume dans sa prodigalité sans mesure les ressources accumulées dans le temps du travail. Il s'agit cette fois d'une opposition tranchée. Nous ne pouvons dire d'emblée que la transgression est, plutôt que l'interdit, le fondement de la religion. Mais la dilapidation fonde la fête, la fête est le point culminant de l'activité religieuse. Accumuler et dépenser sont les deux phases dont cette activité se compose : si nous partons de ce point de vue, la religion compose un mouvement de danse où le recul appelle le rebondissement.

Envisagée dans son ensemble la vie est l'immense mouvement que la reproduction et la mort composent. La vie ne cessant pas d'engendrer, mais pour anéantir ce qu'elle engendre. [...] La vie est en son essence un excès, elle est la prodigalité de la vie. Sans limite, elle épuise ses forces et ses ressources ; sans limite elle anéantit ce qu'elle a créé.La multitude des êtres vivants est passive dans ce mouvement. À l'extrême, toutefois, nous voulons résolument ce qui met notre vie en danger.

Nous n'avons pas toujours la force de le vouloir, nos ressources s'épuisent, et parfois le désir est impuissant. Si le danger devient trop lourd, si la mort est inévitable, en principe, le désir est inhibé. Mais si la chance nous porte, l'objet que nous désirons le plus ardemment est le plus susceptible de nous entraîner vers de folles dépenses et de nous ruiner. Les divers individus supportent inégalement de grandes pertes d'énergie ou d'argent — ou de graves menaces de mort. Dans la mesure où ils le peuvent (c'est une question — quantitative — de force), les hommes recherchent les plus grandes pertes et les plus grands dangers. Nous croyons facilement le contraire, parce qu'ils ont le plus souvent peu de force. Que la force leur échoie, ils veulent aussitôt se dépenser et s'exposer au danger. Quiconque en a la force et les moyens se livre à de continuelles dépenses et s'expose incessamment au danger.

Afin d'illustrer ces affirmations, [...] j'alléguerai un fait familier, dont l'expérience est celle de la multitude au sein de laquelle nous vivons. Je m'appuierai sur la littérature la plus répandue, sur les romans vulgaires, que sont les « policiers ». Ces livres sont faits communément des malheurs d'un héros et des menaces qui pèsent sur lui. Sans ses difficultés, sans son angoisse, sa vie n'aurait rien qui attache, qui passionne et qui engage à la vivre en lisant ses aventures. Le caractère gratuit des romans, le fait que le lecteur est de toute manière à l'abri du danger empêchent d'habitude d'y bien voir, mais nous vivons par procuration ce que nous n'avons pas l'énergie de vivre nous-mêmes. Il s'agit, l'endurant sans trop d'angoisse, de jouir du sentiment de perdre ou d'être en danger que nous donne l'aventure d'un autre. Si nous disposions sans compter de ressources morales, nous aimerions vivre ainsi nous-mêmes. Qui n'a rêvé d'être le héros d'un roman ? Ce désir est moins fort que la prudence — ou la lâcheté —, mais si nous parlons de la volonté profonde, que seule la faiblesse empêche d'accomplir, les histoires que nous lisons avec passion en donnent le sens.

La littérature se situe en fait à la suite des religions, dont elle est l'héritière. Le sacrifice est un roman, c'est un conte, illustré de manière sanglante. Ou plutôt, c'est, à l'état rudimentaire, une représentation théâtrale, un drame réduit à l'épisode final, où la victime animale ou humaine, joue seule, mais joue jusqu'à la mort. Le rite est bien la représentation, reprise à date fixe, d'un mythe, c'est-à-dire essentiellement de la mort d'un dieu. Rien ici ne devrait nous surprendre. Sous une forme symbolique, il en va de même, chaque jour, du sacrifice de la messe.

Le jeu de l'angoisse est toujours le même : la plus grande angoisse, l'angoisse jusqu'à la mort, est ce que les hommes désirent, pour trouver à la fin, par delà la mort, et la ruine, le dépassement de l'angoisse. Mais le dépassement de l'angoisse est possible à une condition : que l'angoisse soit à la mesure de la sensibilité qui l'appelle.

Aux limites du possible, l'angoisse est voulue dans le sacrifice. Mais ces limites atteintes, un recul est inévitable. (Chez les Aztèques, auxquels les sacrifices étaient familiers, des amendes durent être prévues pour ceux qui ne pouvaient supporter de voir passer les enfants menés à la mort, et se détournaient du cortège.) Souvent le sacrifice humain se substitue au sacrifice animal, sans doute dans la mesure où l'homme s'éloignant de l'animal, la mort de l'animal, en partie, perdit sa valeur angoissante. Plus tard, inversement, la civilisation s'affirmant, des victimes animales ont parfois remplacé les victimes humaines, dont le sacrifice apparut barbare. Assez tard, les sacrifices sanglants des Israélites ont répugné. Les chrétiens ne connurent jamais que le sacrifice symbolique. Il fallut trouver l'accord avec une exubérance dont le terme est la profusion de la mort, mais encore en fallut-il avoir la force. Sinon la nausée l'emportait, renforçant le pouvoir des interdits.