Textes

G Bataille
Les deux aspects extrêmes de la vie humaine
L'érotisme p 207

 


[Civilisation et barbarie] 

Si maintenant j'envisage les principes allégués dans leur effet le plus voyant, je ne puis manquer d'apercevoir ce qui, en tout temps, donna au visage humain son aspect de duplicité. Aux extrêmes, en un sens, l'existence est, de façon fondamentale, honnête et régulière : le travail, le souci des enfants, la bienveillance et la loyauté règlent les rapports des hommes entre eux ; en un sens contraire, la violence sévit sans pitié : les conditions données, les mêmes hommes pillent et incendient, ils tuent, violent et supplicient. L'excès s'oppose à la raison.

Ces extrêmes recouvrent les termes de civilisation et de barbarie — ou de sauvagerie. Mais l'usage de ces mots, lié à l'idée qu'il y a des barbares d'un côté, de l'autre des civilisés, est trompeur. En effet les civilisés parlent, les barbares se taisent, et celui qui parle est toujours civilisé. Ou plus précisément, le langage étant, par définition, l'expression de l'homme civilisé, la violence est silencieuse. Cette partialité du langage a beaucoup de conséquences : non seulement civilisé, la plupart du temps, voulut dire « nous », barbare, « les autres », mais civilisation et langage se constituèrent comme si la violence était extérieure, étrangère non seulement à la civilisation, mais à l'homme lui-même (l'homme étant la même chose que le langage). L'observation montre d'ailleurs que les mêmes peuples, et le plus souvent les mêmes hommes, ont successivement l'attitude barbare et la civilisée. Il n'est pas de sauvages qui ne parlent et, parlant, ne révèlent cet accord avec la loyauté et la bienveillance qui fondèrent la vie civilisée. Réciproquement, il n'est pas de civilisés qui ne soient susceptibles de sauvagerie : la coutume du lynch est le fait d'hommes qui se disent, de nos jours, au sommet de la civilisation. Si l'on veut sortir le langage de l'impasse où cette difficulté le fait entrer, il est donc nécessaire de dire que la violence, étant le fait de l'humanité entière, est en principe demeurée sans voix, qu'ainsi l'humanité entière ment par omission et que le langage même est fondé sur ce mensonge.