Roland Barthes
Le Degré zéro de l'écriture
(1953)

 

Introduction

Hébert ne commençait jamais un numéro du Père Duché-né sans y mettre quelques «foutre » et quelques «• bougre ». Ces grossièretés ne signifiaient rien, mais elles signalaient. Quoi? Toute une situation révolutionnaire. Voilà donc l'exemple d'une écriture dont la fonction n'est plus seulement de communiquer ou d'exprimer, mais d'imposer un au-delà du langage qui est à la fois l'Histoire et le parti qu'on y prend.

Il n'y a pas de langage écrit sans affiche, et ce qui est vrai du Père Duchêne, l'est également de la Littérature. Elle aussi doit signaler quelque chose, différent de son contenu et de sa forme individuelle, et qui est sa propre clôture, ce par quoi précisément elle s'impose comme Littérature. D'où un ensemble de signes donnés sans rapport avec l'idée, la langue ni le style, et destinés à définir dans l'épaisseur de tous les modes d'expression possibles, la solitude d'un langage rituel. Cet ordre sacral des Signes écrits pose la Littérature comme une institution et tend évidemment à l'abstraire de l'Histoire, car aucune clôture ne se fonde sans une idée de pérennité; or c'est là où l'Histoire est refusée qu'elle agit le plus clairement; il est donc possible de tracer une histoire du langage littéraire qui n'est ni l'histoire de la langue, ni celle des styles, mais seulement l'histoire des Signes de la Littérature, et l'on peut escompter que cette histoire formelle manifeste à sa façon, qui n'est pas la moins claire, sa liaison avec l'Histoire profonde.

Il s'agit bien entendu d'une liaison dont la forme peut varier avec l'Histoire elle-même; il n'est pas nécessaire de recourir à un déterminisme direct pour sentir l'Histoire présente dans un destin des écritures : cette sorte de front fonctionnel qui emporte les événements, les situations et les idées le long du temps historique, propose ici moins des effets que les limites d'un choix. L'Histoire est alors devant l'écrivain comme l'avènement d'une option nécessaire entre plusieurs morales du langage; elle l'oblige à signifier la Littérature selon des possibles dont il n'est pas le maître. On verra, par exemple, que l'unité idéologique de la bourgeoisie a produit une écriture unique, et qu'aux temps bourgeois (c'est-à-dire classiques et romantiques), la forme ne pouvait être déchirée puisque la conscience ne l'était pas; et qu'au contraire, dès l'instant où l'écrivain a cessé d'être un témoin de l'universel pour devenir une conscience malheureuse (vers 1850), son premier geste a été de choisir l'engagement de sa forme, soit en assumant, soit en refusant l'écriture de son passé. L'écriture classique a donc éclaté et la Littérature entière, de Flaubert à nos jours, est devenue une problématique du langage.

C'est à ce moment même que la Littérature (le mot est né peu de temps avant) a été consacrée définitivement comme un objet. L'art classique ne pouvait se sentir comme un langage, il était langage, c'est-à-dire transparence, circulation sans dépôt, concours idéal d'un Esprit universel et d'un signe décoratif sans épaisseur et sans responsabilité; la clôture de ce langage était sociale et non de nature. On sait que vers la fin du xvm' siècle, cette transparence vient à se troubler; la forme littéraire développe un pouvoir second, indépendant de son économie et de son euphémie; elle fascine, elle dépayse, elle enchante, elle a un poids; on ne sent plus la Littérature comme un mode de circulation socialement privilégié, mais comme un langage consistant, profond, plein de secrets, donné à la fois comme rêve et comme menace.

Ceci est de conséquence : la forme littéraire peut désormais provoquer les sentiments existentiels qui sont attachés [8] au creux de tout objet : sens de l'insolite, familiarité, dégoût, complaisance, usage, meurtre. Depuis cent ans, toute écriture est ainsi un exercice d'apprivoisement ou de répulsion en face de cette Forme-Objet que l'écrivain rencontre fatalement sur son chemin, qu'il lui faut regarder, affronter, assumer, et qu'il ne peut jamais détruire sans se détruire lui-même comme écrivain. La Forme se suspend devant le regard comme un objet; quoi qu'on fasse, elle est un scandale : splendide, elle apparaît démodée; anarchique, elle est asociale; particulière par rapport au temps ou aux hommes, de n'importe quelle manière elle est solitude.

Tout le xix siècle a vu progresser ce phénomène dramatique de concrétion. Chez Chateaubriand, ce n'est encore qu'un faible dépôt, le poids léger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme où l'écriture se sépare à peine de sa fonction instrumentale et ne fait que se regarder elle-même. Flaubert - pour ne marquer ici que les moments typiques de ce procès a constitué définitivement la Littérature en objet, par l'avènement d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une «fabrication », comme une poterie ou un joyau (il faut lire que la fabrication en fut «signifiée», c'est-à-dire pour la première fois livrée comme spectacle et imposée). Mallarmé, enfin, a couronné cette construction de la Littérature-Objet, par l'acte ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l'effort de Mallarmé a porté sur une destruction du langage, dont la Littérature ne serait en quelque sorte que le cadavre. Partie d'un néant où la pensée semblait s'enlever heureusement sur le décor des mots, l'écriture a ainsi traversé tous les états d'une solidification progressive : d'abord objet d'un regard, puis d'un faire, et enfin d'un meurtre, elle atteint aujourd'hui un dernier avatar, l'absence: dans ces écritures neutres, appelées ici « le degré zéro de l'écriture », on peut facilement discerner le mouvement même d'une négation, et l'impuissance à l'accomplir dans une durée, comme si la Littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait [9] plus de pureté que dans l'absence de tout signe, proposant enfin l'accomplissement de ce rêve orphéen : un écrivain sans Littérature. L'écriture blanche, celle de Camus, celle de Blanchot ou de Cayrol par exemple, ou l'écriture parlée de Queneau, c'est le dernier épisode d'une Passion de l'écriture, qui suit pas à pas le déchirement de la conscience bourgeoise.

Ce qu'on veut ici, c'est esquisser cette liaison; c'est affirmer l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style; c'est essayer de montrer que cette troisième dimension de la Forme attache elle aussi, non sans un tragique supplémentaire, l'écrivain à sa société; c'est enfin faire sentir qu'il n'y a pas de Littérature sans une Morale du langage. Les limites matérielles de cet essai (dont quelques pages ont paru dans Combat en 1947 et en 1950) indiquent assez qu'il ne s'agit que d'une introduction à ce que pourrait être une Histoire de l'Écriture. [10]

  

  

Qu'est-ce que l'écriture?

On sait que la langue est un corps de prescriptions et d'habitudes, commun à tous les écrivains d'une époque. Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l'écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité d'un verbe solitaire. Elle enferme toute la création littéraire à peu prés comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pour l'homme un habitat familier. Elle est bien moins une provision de matériaux qu'un horizon, c'est-à-dire à la fois une limite et une station, en un mot l'étendue rassurante d'une économie. L'écrivain n'y puise rien, à la lettre : la langue est plutôt pour lui comme une ligne dont la transgression désignera peut-être une surnature du langage : elle est l'aire d'une action, la définition et l'attente d'un possible. Elle n'est pas le lieu d'un engagement social, mais seulement un réflexe sans choix, la propriété indivise des hommes et non pas des écrivains; elle reste en dehors du rituel des Lettres; c'est un objet social par définition, non par élection. Nul ne peut, sans apprêts, insérer sa liberté d'écrivain dans .l'opacité de la langue, parce qu'à travers elle c'est l'Histoire entière qui se tient, complète et unie à la manière d'une Nature. Aussi, pour l'écrivain, la langue n'est-elle qu'un horizon humain qui installe au loin une certaine familiarité, toute négative d'ailleurs : dire que Camus et Queneau parlent la même langue, ce n'est que présumer, par une opération différentielle, toutes les

langues, archaïques ou futuristes, qu'ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des formes inconnues, la langue de l'écrivain est bien moins un fonds qu'une limite extrême; elle est le lieu géométrique de tout ce qu'il ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphée se retournant, la stable signification de sa démarche et le geste essentiel de sa sociabilité.

La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style,. se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s'installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d'une poussée, non d'une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Ses références sont au niveau d'une biologie ou d'un passé, non d'une Histoire : il est la « chose » de l'écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indifférent et transparent à la société, démarche close de la personne, il n'est nullement le produit d'un choix, d'une réflexion sur la Littérature. Il est la part privée du rituel, il s'élève à partir des profondeurs mythiques de l'écrivain, et s'éploie hors de sa responsabilité. Il est la voix décorative d'une chair inconnue et secrète; il fonctionne à la façon d'une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n'était que le terme d'une métamorphose aveugle et obstinée, partie d'un infra-langage qui s'élabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un phénomène d'ordre germinatif, il est la transmutation d'une Humeur. Aussi les allusions du style sont-elles réparties en profondeur; la parole a une structure horizontale, ses secrets sont sur la même ligne que ses mots et ce [12] qu'elle cache est dénoué par la durée même de son continu; dans la parole tout est offert, destiné à une usure immédiate, et le verbe, le silence et leur mouvement sont précipités vers un sens aboli : c'est un transfert sans sillage et sans retard. Le style, au contraire, n'a qu'une dimension verticale, il plonge dans le souvenir clos de la personne, il compose son opacité à partir d'une certaine expérience de la matière; le style n'est jamais que métaphore, c'est-à-dire équation entre l'intention littéraire et la structure charnelle de l'auteur (il faut se souvenir que la structure est le dépôt d'une durée). Aussi le style est-il toujours un secret; mais le versant silencieux de sa référence ne tient pas à la nature mobile et sans cesse sursitaire du langage; son secret est un souvenir enfermé dans le corps de l'écrivain; la vertu allusive du style n'est pas un phénomène de vitesse, comme dans la parole, où ce qui n'est pas dit reste tout de même un intérim du langage, mais un phénomène de densité, car ce qui se tient droit et profond sous le style, rassemblé durement ou tendrement dans ses figures, ce sont les fragments d'une réalité absolument étrangère au langage. Le miracle de cette transmutation fait du style une sorte d'opération supra-littéraire, qui emporte l'homme au seuil de la puissance et de la magie. Par son origine biologique, le style se situe hors de l'art, c'est-à-dire hors du pacte qui lie l'écrivain à la société. On peut donc imaginer des auteurs qui préfèrent la sécurité de l'art à la solitude du style. Le type même de l'écrivain sans style, c'est Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne d'un certain éthos classique, tout comme Saint-Saëns a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. A l'opposé, la poésie moderne - celle d'un Hugo, d'un Rimbaud ou d'un Char - est saturée de style et n'est art que par référence à une intention de Poésie. C'est l'Autorité du style, c'est-à-dire le lien absolument libre du langage et de son double de chair, qui impose l'écrivain comme une Fraîcheur au-dessus de l'Histoire. [13]

L'horizon de la langue et la verticalité du style dessinent donc pour l'écrivain une nature, car il ne choisit ni l'une ni l'autre. La langue fonctionne comme une négativité, la limite initiale du possible, le style est une Nécessité qui noue l'humeur de l'écrivain à son langage. Là, il trouve la familiarité de l'Histoire, ici, celle de son propre passé. Il s'agit bien dans les deux cas d'une nature, c'est-à-dire d'un gestuaire familier, où l'énergie est seulement d'ordre opératoire, s'employant ici à dénombrer, là à trans--former, mais jamais à juger ni à signifier un choix.

Or toute Forme est aussi Valeur; c'est pourquoi entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité formelle : l'écriture. Dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut, et c'est ici précisément que l'écrivain s'individualise clairement parce que c'est ici qu'il s'engage. Langue et style sont des données antécédentes à toute problématique du langage, langue et style sont le produit naturel du Temps et de la personne biologique; mais l'identité formelle de l'écrivain ne s'établit véritablement qu'en dehors de l'installation des normes de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d'abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va devenir enfin un signe total, le choix d'un comportement humain, l'affirmation d'un certain Bien, engageant ainsi l'écrivain dans l'évidence et la communication d'un bonheur ou d'un malaise, et liant la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d'autrui. Langue et style sont des forces aveugles; l'écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets; l'écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l'Histoire. Par exemple, Mérimée et Fénelon sont séparés [14] par des phénomènes de langue et par des accidents de style; et pourtant ils pratiquent un langage chargé d'une même intentionalité, ils se réfèrent à une même idée de la forme et du fond, ils acceptent un même ordre de conventions, ils sont le lieu des mêmes réflexes techniques, ils emploient avec les mêmes gestes, à un siècle et demi de distance, un instrument identique, sans doute un peu modifié dans son aspect, nullement dans sa situation ni dans son usage : en bref, ils ont la même écriture. Au contraire, presque contemporains, Mérimée et Lautréamont, Mallarmé et Céline, Gide et Queneau, Claudel et Camus, qui ont parlé ou parlent le même état historique de notre langue, usent d'écritures profondément différentes; tout les sépare, le ton, le débit, la fin, la morale, le naturel de leur parole, en sorte que la communauté d'époque et de langue est bien peu de chose au prix d'écritures si opposées et si bien définies par leur opposition même.

Ces écritures sont en effet différentes mais comparables, parce qu'elles sont produites par un mouvement identique, qui est la réflexion de l'écrivain sur l'usage social de sa forme et le choix qu'il en assume. Placée au cœur de la problématique littéraire, qui ne commence qu'avec elle, l'écriture est donc essentiellement la morale de la forme, c'est le choix de l'aire sociale au sein de laquelle l'écrivain décide de situer la Nature de son langage. Mais cette aire sociale n'est nullement celle d'une consommation effective. Il ne s'agit pas pour l'écrivain de choisir le groupe social pour lequel il écrit : il sait bien que, sauf à escompter une Révolution, ce ne peut être jamais que pour la même société. Son choix est un choix de conscience, non d'efficacité. Son écriture est une façon de penser la Littérature, non de retendre. Ou mieux encore : c'est parce que l'écrivain ne peut rien modifier aux données objectives de la consommation littéraire (ces données purement historiques lui échappent, même s'il en est conscient), qu'il transporte volontairement l'exigence d'un langage libre aux sources de ce langage et non au terme de sa consommation. [15]

Aussi l'écriture est-elle une réalité ambiguë : d'une part, elle naît incontestablement d'une confrontation de l'écrivain et de sa société; d'autre part, de cette finalité sociale, elle renvoie l'écrivain, par une sorte de transfert tragique, aux sources instrumentales de sa création. Faute de pouvoir lui fournir un langage librement consommé, l'Histoire lui propose l'exigence d'un langage librement produit.

Ainsi le choix, puis la responsabilité d'une écriture désignent une Liberté, mais cette Liberté n'a pas les mêmes limites selon les différents moments de l'Histoire. Il n'est pas donné à l'écrivain de choisir son écriture dans une sorte d'arsenal intemporel des formes littéraires. C'est sous la pression de l'Histoire et de la Tradition que s'établissent les écritures possibles d'un écrivain donné : il y a une Histoire de l'Ecriture; mais cette Histoire est double : au moment même où l'Histoire générale propose - ou impose - une nouvelle problématique du langage littéraire, l'écriture reste encore pleine du souvenir de ses usages antérieurs, car le langage n'est jamais innocent : les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles. L'écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir, elle est cette liberté souvenante qui n'est liberté que dans le geste du choix, mais déjà plus dans sa durée. Je puis sans doute aujourd'hui me choisir telle ou telle écriture, et dans ce geste affirmer ma liberté, prétendre à une fraîcheur ou à une tradition; je ne puis déjà plus la développer dans une durée sans devenir peu à peu prisonnier des mots d'autrui et même de mes propres mots. Une rémanence obstinée, venue de toutes les écritures précédentes et du passé même de ma propre écriture, couvre la voix présente de mes mots. Toute trace écrite se précipite comme un élément chimique d'abord transparent, innocent et neutre, dans lequel la simple durée fait peu à peu apparaître tout un passé en suspension, toute une cryptographie de plus en plus dense.

Comme Liberté, l'écriture n'est donc qu'un moment. Mais [16] ce moment est l'un des plus explicites de l'Histoire, puisque l'Histoire, c'est toujours et avant tout un choix et les limites de ce choix. C'est parce que l'écriture dérive d'un geste significatif de l'écrivain, qu'elle affleure l'Histoire, bien plus sensiblement que telle autre coupe de la littérature. L'unité de l'écriture classique, homogène pendant des siècles, la pluralité des écritures modernes, multipliées depuis cent ans jusqu'à la limite même du fait littéraire, cette espèce d'éclatement de l'écriture française correspond bien à une grande crise de l'Histoire totale, visible d'une manière beaucoup plus confuse dans l'Histoire littéraire proprement dite. Ce qui sépare la « pensée » d'un Balzac et celle d'un Flaubert, c'est une variation d'école; ce qui oppose leurs écritures, c'est une rupture essentielle, au moment ^même où deux structures économiques font charnière, entraînant dans teur articulation des changements décisifs de mentalité et de conscience. [17]

 

Écritures politiques

Toutes les écritures présentent un caractère de clôture qui est étranger au langage parlé. L'écriture n'est nullement un instrument de communication, elle n'est pas une voie ouverte par où passerait seulement une intention de langage. C'est tout un désordre qui s'écoule à travers la parole, et lui donne ce mouvement dévoré qui le maintient en état d'éternel sursis. A l'inverse, l'écriture est un langage durci qui vit sur lui-même et n'a nullement la charge de confier à sa propre durée une suite mobile d'approximations, mais au contraire d'imposer, par l'unité et l'ombre de ses signes, l'image d'une parole construite bien avant d'être inventée. Ce qui oppose l'écriture à la parole, c'est que la première paraît toujours symbolique, introversée, tournée ostensiblement du côté d'un versant secret du langage, tandis que la seconde n'est qu'une durée de signes vides dont le mouvement seul est significatif. Toute la parole se tient dans cette usure des mots, dans cette écume toujours emportée plus loin, et il n'y a de parole que là où le langage fonctionne avec évidence comme une voration qui n'enlèverait que la pointe mobile des mots; l'écriture, au contraire, est toujours enracinée dans un au-delà du langage, elle se développe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d'un secret, elle est une contre-communication, elle intimide. On trouvera donc dans toute écriture l'ambiguïté d'un objet qui est à la fois langage et coercition : il y a, au fond de l'écriture, une « circonstance » étrangère au langage, il y a comme le regard d'une intention qui n'est déjà plus celle du langage. Ce regard peut très bien être une passion du langage, comme dans l'écriture littéraire; il peut être aussi la menace d'une pénalité, comme dans les écritures politiques : l'écriture est alors chargée de joindre d'un seul trait la réalité des actes et l'idéalité des fins. C'est pourquoi le pouvoir ou l'ombre du pouvoir finit toujours par instituer une écriture axiologique, où le trajet qui sépare ordinairement le fait de la valeur est supprimé dans l'espace même du mot, donné à la fois comme description et comme jugement. Le mot devient un alibi (c'est-à-dire un ailleurs et une justification). Ceci, qui est vrai des écritures littéraires, où l'unité des signes est sans cesse fascinée par des zones d'infra- ou d'ultra-langage, l'est encore plus des écritures politiques, où l'alibi du langage est en même temps intimidation et glorification : effectivement, c'est le pouvoir ou le combat qui produisent les types d'écriture les plus purs.

On verra plus loin que l'écriture classique manifestait cérémonialement l'implantation de l'écrivain dans une société politique particulière et que, parler comme Vaugelas, ce fut, d'abord, se rattacher à l'exercice du pouvoir. Si la Révolution n'a pas modifié les normes de cette écriture, parce que le personnel pensant restait somme toute le même et passait seulement du pouvoir intellectuel au pouvoir politique, les conditions exceptionnelles de la lutte ont pourtant produit, au sein même de la grande Forme classique, une écriture proprement révolutionnaire, non par sa structure, plus académique que jamais, mais par sa clôture et son double, l'exercice du langage étant alors lié, comme jamais encore dans l'Histoire, au Sang répandu. Les révolutionnaires n'avaient aucune raison de vouloir modifier l'écriture classique, ils ne pensaient nullement mettre en cause la nature de l'homme, encore moins son langage, et un « instrument » hérité de Voltaire, de Rousseau ou de Vauvenargues, ne pouvait leur paraître compromis. C'est la singularité des situations historiques qui a formé l'identité de l'écriture révolutionnaire. Baudelaire a parlé [19] quelque part de « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie». La Révolution fut par excellence l'une de ces grandes circonstances où la vérité, par le sang qu'elle coûte, devient si lourde qu'elle requiert, pour s'exprimer, les formes mêmes de l'amplification théâtrale. L'écriture révolutionnaire fut ce geste emphatique qui pouvait seul continuer l'échafaud quotidien. Ce qui paraît aujourd'hui de l'enflure, n'était alors que la taille de la réalité. Cette écriture, qui a tous les signes de l'inflation, fut une écriture exacte : jamais langage ne fut plus invraisemblable et moins imposteur. Cette emphase n'était pas seulement la forme moulée sur le drame; elle en était aussi la conscience. Sans ce drapé extravagant, propre à tous les grands révolutionnaires, qui permettait au girondin Guadet, arrêté à Saint-Émilion, de déclarer sans ridicule parce qu'il allait mourir : Oui, je suis Guadet. Bourreau, fais ton office. Va porter ma tête aux tyrans de la patrie. Elle les a toujours fait pâlir : abattue, elle les fera pâlir encore davantage », la Révolution n'aurait pu être cet événement mythique qui a fécondé l'Histoire et toute idée future de la Révolution. L'écriture révolutionnaire fut comme l'entéléchie de la légende révolutionnaire : elle intimidait et imposait une consécration civique du Sang.

L'écriture marxiste est tout autre. Ici la clôture de la forme ne provient pas d'une amplification rhétorique ni d'une emphase du débit, mais d'un lexique aussi particulier, aussi fonctionnel qu'un vocabulaire technique; les métaphores elles-mêmes y sont sévèrement codifiées. L'écriture révolutionnaire française fondait toujours un droit sanglant ou une justification morale; à l'origine, l'écriture marxiste est donnée comme un langage de la connaissance; ici l'écriture est univoque, parce qu'elle est destinée à maintenir la cohésion d'une Nature; c'est l'identité lexicale de cette écriture qui lui permet d'imposer une stabilité des explicatiens [20] et une permanence de méthode; ce n'est que tout au bout de son langage que le marxisme rejoint des comportements purement politiques. Autant l'écriture révolutionnaire française est emphatique, autant l'écriture marxiste est litotique, puisque chaque mot n'est plus qu'une référence exiguë à l'ensemble des principes qui le soutient d'une façon inavouée. Par exemple, le mot « impliquer », fréquent dans l'écriture marxiste, n'y a pas le sens neutre du dictionnaire; il fait toujours allusion à un procès historique précis, il est comme un signe algébrique qui représenterait toate une parenthèse de postulats antérieurs.

Liée à une action, l'écriture marxiste est rapidement devenue, en fait, un langage de la valeur. Ce caractère, visible déjà chez Marx, dont l'écriture reste pourtant en général explicative, a envahi complètement l'écriture stalinienne triomphante. Certaines notions, formellement identiques et que le vocabulaire neutre ne désignerait pas deux fois, sont scindées par la valeur et chaque versant rejoint un nom différent : par exemple, « cosmopolitisme » est le nom négatif d' « internationalisme » (déjà chez Marx). Dans l'univers stalinien, où la définition, c'est-à-dire la séparation du Bien et du Mal, occupe désormais tout le langage, il n'y a plus de mots sans valeur, et l'écriture a finalement pour fonction de faire l'économie d'un procès : il n'y a plus aucun sursis entre la dénomination et le jugement, et la clôture du langage est parfaite, puisque c'est finalement une valeur qui est donnée comme explication d'une autre valeur; par exemple, on dira que tel criminel a déployé une activité nuisible aux intérêts de l'État; ce qui revient à dire qu'un criminel est celui qui commet un crime. On le voit, il s'agit d'une véritable tautologie, procédé constant de l'écriture stalinienne. Celle-ci, en effet, ne vise plus à fonder une explication marxiste des faits, ou une rationalité révolutionnaire des actes, mais à donner le réel sous sa forme jugée, imposant une lecture immédiate des condamnations : le contenu objectif du mot « déviationniste » est d'ordre pénal. Si deux déviationnistes se réunissent, ils [21] deviennent des « fractionnistes », ce qui ne correspond pas à une faute objectivement différente, mais à une aggravation de la pénalité. On peut dénombrer une écriture proprement marxiste (celle de Marx et de Lénine) et une écriture du stalinisme triomphant (celle des démocraties populaires); il y a certainement aussi une écriture trotskiste et une écriture tactique, qui est celle, par exemple, du communisme français (Substitution de « peuple », puis de « braves gens » à « classe ouvrière », ambiguïté volontaire des termes de « démocratie », « liberté », « paix », etc.).

Il n'est pas douteux que chaque régime possède son écriture, dont l'histoire reste encore à faire. L'écriture, étant la forme spectaculairement engagée de la parole, contient à la fois, par une ambiguïté précieuse, l'être et le paraître du pouvoir, ce qu'il est et ce qu'il voudrait qu'on le croie : une histoire des écritures politiques constituerait donc la meilleure des phénoménologies sociales. Par exemple, la Restauration a élaboré une écriture de classe, grâce à quoi la répression était immédiatement donnée comme une condamnation surgie spontanément de la « Nature » classique : les ouvriers revendicatifs étaient toujours des « individus », les briseurs de grève, des « ouvriers tranquilles », et la servilité des juges y devenait la « vigilance paternelle des magistrats » (de nos jours, c'est par un procédé analogue que le gaullisme appelle les communistes des « séparatistes »). On voit qu'ici l'écriture fonctionne comme une bonne conscience et qu'elle a pour mission de faire coïncider frauduleusement l'origine du fait et son avatar le plus lointain, en donnant à la justification de l'acte, la caution de sa réalité. Ce fait d'écriture est d'ailleurs propre à tous les régimes d'autorité; c'est ce qu'on pourrait appeler l'écriture policière : on sait par exemple le contenu éternellement répressif du mot « Ordre ». [22]

L'expansion des faits politiques et sociaux dans le champ de conscience des Lettres a produit un type nouveau de scripteur, situé à mi-chemin entre le militant et l'écrivain, tirant du premier une image idéale de l'homme engagé, et du second l'idée que l'œuvre écrite est un acte. En même temps que l'intellectuel se substitue à l'écrivain, naît dans les revues et les essais une écriture militante entièrement affranchie du style, et qui est comme un langage professionnel de la « présence ». Dans cette écriture, les nuances foisonnent. Personne ne niera qu'il y a par exemple une écriture « Esprit » ou une écriture « Temps modernes ». Le caractère commun de ces écritures intellectuelles, c'est qu'ici le langage de lieu privilégié tend à devenir le signe suffisant de l'engagement. Rejoindre une parole close par la poussée de tous ceux qui ne la parlent pas, c'est afficher le mouvement même d'un choix, sinon soutenir ce choix; l'écriture devient ici comme une signature que l'on met au bas d'une proclamation collective (qu'on n'a d'ailleurs pas rédigée soi-même). Ainsi adopter une écriture - on pourrait dire encore mieuxx- assumer une écriture -, c'est faire l'économie de toutes les prémisses du choix, c'est manifester comme acquises les raisons de ce choix. Toute écriture intellectuelle est donc le premier des « sauts de l'intellect ». Au lieu qu'un langage idéalement libre ne pourrait jamais signaler ma personne et laisserait tout ignorer de mon histoire et de ma liberté, l'écriture à laquelle je me confie est déjà tout institution; elle découvre mon passé et mon choix, elle me donne une histoire, elle affiche ma situation, elle m'engage sans que j'aie à le dire. La Forme devient ainsi plus que jamais un objet autonome, destiné à signifier une propriété collective et défendue, et cet objet a une valeur d'épargne, il fonctionne comme un signal économique grâce auquel le scripteur impose sans cesse sa conversion sans en retracer jamais l'histoire.

Cette duplicité des écritures intellectuelles d'aujourd'hui est accentuée par le fait qu'en dépit des efforts de l'époque, la Littérature n'a pu être entièrement liquidée : elle forme [23] un horizon verbal toujours prestigieux. L'intellectuel n'est encore qu'un écrivain mal transformé, et à moins de se saborder et de devenir à jamais un militant qui n'écrit plus (certains l'ont fait, par définition oubliés), il ne peut que revenir à la fascination d'écritures antérieures, transmises à partir de la Littérature comme un instrument intact et démodé. Ces écritures intellectuelles sont donc instables, elles restent littéraires dans la mesure où elles sont impuissantes et ne sont politiques que par leur hantise de l'engagement. En bref, il s'agit encore d'écritures éthiques, où la conscience du scripteur (on n'ose plus dire de l'écrivain) trouve l'image rassurante d'un salut collectif.

Mais de même que, dans l'état présent de l'Histoire, toute écriture politique ne peut que confirmer un univers policier, de même toute écriture intellectuelle ne peut qu'instituer une para-littérature, qui n'ose plus dire son nom. L'impasse de ces écritures est donc totale, elles ne peuvent renvoyer qu'à une complicité ou à une impuissance, c'est-à-dire, de toute manière, à une aliénation. [24]

  

L'écriture du Roman

Roman et Histoire ont eu des rapports étroits dans le siècle même qui a vu leur plus grand essor. Leur lien profond, ce qui devrait permettre de comprendre à la fois Balzac et Michelet, c'est chez l'un et chez l'autre, la construction d'un univers autarcique, fabriquant lui-même ses dimensions et ses limites, et y disposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection d'objets et ses mythes.

Cette sphéricité des grandes œuvres du xixe siècle s'est exprimée par les longs récitatifs du Roman et de l'Histoire, sortes de projections planes d'un monde courbe et lié, dont le roman-feuilleton, né alors, présente, dans ses volutes, une image dégradée. Et pourtant la narration n'est pas forcément une loi du genre. Toute une époque a pu concevoir des romans par lettres, par exemple; et toute une autre peut pratiquer une Histoire par analyses. Le Récit comme forme extensive à la fois au Roman et à l'Histoire, reste donc bien, en général, le choix ou l'expression d'un moment historique.

Retiré du français parlé, le passé simple, pierre d'angle du Récit, signale toujours un art; il fait partie d'un rituel des Belles-Lettres. Il n'est plus chargé d'exprimer un temps. Son rôle est de ramener la réalité à un point, et d'abstraire de la multiplicité des temps vécus et superposés un acte verbal pur, débarrassé des racines existentielles de l'expérience, et orienté vers une liaison logique avec d'autres actions, d'autres procès, un mouvement général du monde : il vise à maintenir une hiérarchie dans l'empire des faits. Par son passé simple, le verbe fait implicitement partie d'une chaîne causale, il participe à un ensemble d'actions solidaires et dirigées, il fonctionne comme le signe algébrique d'une intention; soutenant une équivoque entre temporalité et causalité, il appelle un déroulement, c'est-à-dire une intelligence du Récit. C'est pour cela qu'il est l'instrument idéal de toutes les constructions d'univers; il est le temps factice des cosmogonies, des mythes, des Histoires et des Romans. Il suppose un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives, et non un monde jeté, étalé, offert. Derrière le passé simple se cache toujours un démiurge, dieu ou récitant; le monde n'est pas inexpliqué lorsqu'on le récite, chacun de ses accidents n'est que circonstanciel, et le passé simple est précisément ce signe opératoire par lequel le narrateur ramène l'éclatement de la réalité à un verbe mince et pur, sans densité, sans volume, sans déploiement, dont la seule fonction est d'unir le plus rapidement possible une cause et une fin. Lorsque l'historien affirme que le duc de Guise mourut le 23 décembre 1588, ou lorsque le romancier raconte que la marquise sortit à cinq heures, ces actions émergent d'un autrefois sans épaisseur; débarrassées du tremblement de l'existence, elles ont la stabilité et le dessin d'une algèbre, elles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont l'intérêt compte beaucoup plus que la durée.

Le passé simple est donc finalement l'expression d'un ordre, et par conséquent d'une euphorie. Grâce à lui, la réalité n'est ni mystérieuse, ni absurde; elle est claire, presque familière, à chaque moment rassemblée et contenue dans la main d'un créateur; elle subit la pression ingénieuse de sa liberté. Pour tous les grands récitants du xixe siècle, le monde peut être pathétique, mais il n'est pas abandonné, puisqu'il est un ensemble de rapports cohérents, puisqu'il n'y a pas de chevauchement entre les faits écrits, puisque [26] celui qui le raconte a le pouvoir de récuser l'opacité et la solitude des existences qui le composent, puisqu'il peut témoigner à chaque phrase d'une communication et d'une hiérarchie des actes, puisque enfin, pour tout dire, ces actes eux-mêmes peuvent être réduits à des signes.

Le passé narratif fait donc partie d'un système de sécurité des Belles-Lettres. Image d'un ordre, il constitue l'un de ces nombreux pactes formels établis entre l'écrivain et la société, pour la justification de l'un et la sérénité de l'autre. Le passé simple signifie une création : c'est-à-dire qu'il la signale et qu'il l'impose. Même engagé dans le plus sombre réalisme, il rassure, parce que, grâce à lui, le verbe exprime un acte clos, défini, substantivé, le Récit a un nom, il échappe à la terreur d'une parole sans, limite : la réalité s'amaigrit et se familiarise, elle entre dans un style, elle ne déborde pas le langage; la Littérature reste la valeur d'usage d'une société avertie par la forme même des mots, du sens de ce qu'elle consomme. Au contraire, lorsque le Récit est rejeté au profit d'autres genres littéraires, ou bien, lorsque à l'intérieur de la narration, le passé simple est remplacé par des formes moins ornementales, plus fraîches, plus denses et plus proches de la parole (le présent ou le passé composé), la Littérature devient dépositaire de l'épaisseur de l'existence, et non de sa signification. Séparés de l'Histoire, les actes ne le sont plus des personnes.

On s'explique alors ce que le passé simple du Roman a d'utile et d'intolérable : il est un mensonge manifesté; il trace le champ d'une vraisemblance qui dévoilerait le possible dans le temps même où elle le désignerait comme faux. La finalité commune du Roman et de l'Histoire narrée, c'est d'aliéner les faits : le passé simple est l'acte même de possession de la société sur son passé et son possible. Il institue un continu crédible mais dont l'illusion est affichée, il est le terme ultime d'une dialectique formelle qui habillerait le fait irréel des vêtements successifs de la vérité, puis du mensonge dénoncé. Cela doit être mis [27] en rapport avec une certaine mythologie de l'universel, propre à la société bourgeoise, dont le Roman est un produit caractérisé : donner à l'imaginaire la caution formelle du réel, mais laisser à ce signe l'ambiguïté d'un objet double, à la fois^ vraisemblable et faux, c'est une opération constante dans tout l'art occidental, pour qui le faux égale le vrai, non par agnosticisme ou duplicité poétique, mais parce que le vrai est censé contenir un germe d'universel ou, si l'on préfère, une essence capable de féconder, par simple reproduction, des ordres différents par l'éloignement ou la fiction. C'est par un procédé de ce genre que la bourgeoisie triomphante du siècle a pu considérer ses propres valeurs comme universelles et reporter sur des parties absolument hétérogènes de sa société tous les Noms de sa morale. Cela est proprement le mécanisme du mythe, et le Roman - et dans le Roman, le passé simple, sont des objets mythologiques, qui superposent à leur intention immédiate, le recours second à une dogmatique, ou mieux encore, à une pédagogie, puisqu'il s'agit de livrer une essence sous les espèces d'un artifice. Pour saisir la signification du passé simple, il suffit de comparer l'art romanesque occidental à telle tradition chinoise, par exemple, où l'art n'est rien d'autre que la perfection dans l'imitation du réel; mais là, rien, absolument aucun signe, ne doit distinguer l'objet naturel de l'objet artificiel : cette noix en bois ne doit pas me livrer, en même temps que l'image d'une noix, l'intention de me signaler l'art qui l'a fait naître. C'est, au contraire, ce que fait l'écriture romanesque. Elle a pour charge de placer le masque et - en même temps de le désigner.

Cette fonction ambiguë du passé simple, on la retrouve dans un autre fait d'écriture : la troisième personne du Roman. On se souvient peut-être d'un roman d'Agatha Christie où toute l'invention consistait à dissimuler le meurtrier sous la première personne du récit. Le lecteur cherchait [28] l'assassin derrière tous les « il » de l'intrigue : il était sous le « je ». Agatha Christie savait parfaitement que dans le roman, d'ordinaire, le « je » est témoin, c'est te « il » qui est acteur. Pourquoi? Le « il » est une convention type du roman; à l'égal du temps narratif, il signale et accomplit le fait romanesque; sans la troisième personne, il y a impuissance à atteindre au roman, ou volonté de le détruire. Le « il » manifeste formellement le mythe; or, en Occident du moins, on vient de le voir, il n'y a pas d'art qui ne désigne son masque du doigt. La troisième personne, comme le passé simple, rend donc cet office à l'art romanesque et fournit à ses consommateurs la sécurité d'une fabulation crédible et pourtant sans cesse manifestée comme fausse.

Moins ambigu, le « je » est par là même moins romanesque : il est donc à la fois la solution la plus immédiate, lorsque le récit reste en deçà de la convention (l'œuvre de Proust par exemple ne veut être qu'une introduction à la Littérature), et la plus élaborée, lorsque le « je » se place au-delà de la convention et tente de la détruire en renvoyant le récit au faux naturel d'une confidence (tel est l'aspect retors de certains récits gidiens). De même, l'emploi du « il » romanesque engage deux éthiques opposées : puisque la troisième personne du roman représente une convention indiscutée, elle séduit les plus académiques et les moins tourmentés aussi bien que les autres, qui jugent finalement la convention nécessaire à la fraîcheur de leur œuvre. De toute manière, elle est le signe d'un pacte intelligible entre la société et l'auteur; mais elle est aussi pour ce dernier le premier moyen de faire tenir le monde de la façon qu'il veut. Elle est donc plus qu'une expérience littéraire : un acte humain qui lie la création à l'Histoire ou à Pexistence.

Chez Balzac, par exemple, la multiplicité des « il », tout ce vaste réseau de personnes minces par le volume de leur corps, mais conséquentes par la durée de leurs actes, décèle l'existence d'un monde dont l'Histoire est la première [29] donnée. Le « il » balzacien n'est pas le terme d'une gestation partie d'un « je » transformé et généralisé; c'est l'élément originel et brut du roman, le matériau et non le fruit de la création : il n'y a pas une histoire balzacienne antérieure à l'histoire de chaque troisième personne du roman balzacien. Le «il» de Balzac est analogue au «il» de César : la troisième personne réalise ici une sorte d'état algébrique de l'action, où l'existence a le moins de part possible, au profit d'une liaison, d'une clarté ou d'un tragique des rapports humains. A l'opposé - ou en tout cas antérieurement -, la fonction du « il » romanesque peut être d'exprimer une expérience existentielle. Chez beaucoup de romanciers modernes, l'histoire de l'homme se confond avec le trajet de la conjugaison: parti d'un «je» qui est encore la forme la plus fidèle de l'anonymat, l'homme-auteur conquiert peu à peu le droit à la troisième personne, au fur et à mesure que l'existence devient destin, et le soliloque Roman. Ici l'apparition du « il » n'est pas le départ de l'Histoire, elle est le terme d'un effort qui a pu dégager d'un monde personnel d'humeurs et de mouvements une forme pure, significative, donc aussitôt évanouie, grâce au décor parfaitement conventionnel et mince de la troisième personne. C'est là certainement le trajet exemplaire des premiers romans de Jean Cayrol. Mais tandis que chez les classiques - et l'on sait que pour l'écriture le classicisme se prolonge jusqu'à Flaubert - le retrait de la personne biologique atteste une installation de l'homme essentiel, chez des romanciers comme Cayrol, l'envahissement du « il » est une conquête progressive menée contre l'ombre épaisse du «je » existentiel; tant le Roman, identifié par ses signes les plus formels, est un acte de sociabilité; il institue la Littérature.

Maurice Blanchot a indiqué à propos de Kafka que l'élaboration du récit impersonnel (on remarquera à propos de ce terme que la « troisième personne » est toujours donnée comme un degré négatif de la personne) était un acte de fidélité à l'essence du langage, puisque celui-ci [30] tend naturellement vers sa propre destruction. On comprend alors que le «il» soit une victoire sur le «je», dans la mesure où il réalise un état à la fois plus littéraire et plus absent. Toutefois la victoire est sans cesse compromise : la convention littéraire du « il » est nécessaire à l'amenuisement de la personne, mais risque à chaque instant de l'encombrer d'une épaisseur inattendue. La Littérature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment où elle tente de mourir. Mais comme d'autre part, elle est un acte qui implique nécessairement la durée - surtout dans le Roman -, il n'y a jamais finalement de Roman sans Belles-Lettres. Aussi la troisième personne du Roman est-elle l'un des signes les plus obsédants de ce tragique de l'écriture, né au siècle dernier, lorsque, sous le poids de l'Histoire, la Littérature s'est trouvée disjointe de la société qui la consomme. Entre la troisième personne de Balzac et celle de Flaubert, il y a tout un monde (celui de 1848) : là une Histoire âpre dans son spectacle, mais cohérente et sûre, le triomphe d'un ordre; ici un art, qui, pour échapper à sa mauvaise conscience, charge la convention ou tente de la détruire avec emportement. La modernité commence avec la recherche d'une Littérature impossible.

Ainsi l'on retrouve, dans le Roman, cet appareil à la fois destructif et résurrectionnel propre à tout l'art moderne. Ce qu'il s'agit de détruire, c'est la durée, c'est-à-dire la liaison ineffable de l'existence : l'ordre, que ce soit celui du continu poétique ou celui des signes romanesques, celui de la terreur ou celui de la vraisemblance, l'ordre est un meurtre intentionnel. Mais ce qui reconquiert l'écrivain, c'est encore la durée, car il est impossible de développer une négation dans le temps, sans élaborer un art positif, un ordre qui doit être à nouveau détruit Aussi les plus grandes œuvres de la modernité s'arrêtent-elles le plus longtemps possible, par une sorte de tenue miraculeuse, au seuil de la Littérature, dans cet état vestibulaire où [31] l'épaisseur de la vie est donnée, étirée sans pourtant être encore détruite par le couronnement d'un ordre des signes : par exemple, il y a la première personne de Proust, dont toute l'œuvre tient à un effort, prolongé et retardé vers la Littérature. Il y a Jean Cayrol qui n'accède volontairement au Roman qu'au terme le plus tardif du soliloque, comme si l'acte littéraire, suprêmement ambigu, n'accouchait d'une création consacrée par la société qu'au moment où il a réussi à détruire la densité existentielle d'une durée jusqu'alors sans signification.

Le Roman est une Mort; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la durée un temps dirigé et significatif. Mais cette transformation ne peut s'accomplir qu'aux yeux de la société. C'est la société qui impose le Roman, c'est-à-dire un complexe de signes, comme transcendance et comme Histoire d'une durée. C'est donc à l'évidence de son intention, saisie dans la clarté des signes romanesques, qttej'on reconnaît le pacte qui lie par toute la solennité de l'art l'écrivain à la société. Le passé simple et la troisième personne du Roman ne sont rien d'autre que ce geste fatal par lequel l'écrivain montre du doigt le masque qu'il porte. Toute la Littérature peut dire : « Lar-vatus prodeo », je m'avance en désignant mon masque du doigt. Que ce soit l'expérience inhumaine du poète, assumant la plus grave des ruptures, celle du langage social, ou que ce soit le mensonge crédible du romancier, la sincérité a ici besoin de signes faux, et évidemment faux, pour durer et pour être consommée. Le produit, puis finalement la source de cette ambiguïté, c'est l'écriture. Ce langage spécial, dont l'usage donne à l'écrivain une fonction glorieuse mais surveillée, manifeste une sorte de servitude invisible dans les premiers pas, qui est le propre de toute responsabilité : l'écriture, libre à ses débuts, est finalement le lien qui enchaîne l'écrivain à une Histoire elle-même enchaînée : la société le marque des signes bien clairs de l'art afin de l'entraîner plus sûremen' dans sa propre aliénation. [32]

 

Y a-t-il une écriture poétique?

Aux temps classiques, la prose et la poésie sont des grandeurs, leur différence est mesurable; elles ne sont ni plus ni moins éloignées que deux nombres différents, comme eux contiguës, mais autres par la différence même de leur quantité. Si j'appelle prose un discours minimum, véhicule le plus économique de la pensée, et si j'appelle a, b, c, des attributs particuliers du langage, inutiles mais décoratifs, tels que le mètre, la rime ou le rituel des images, toute la surface des mots se logera dans la double équation de M. Jourdain :

Poésie = Prose + a + b + c

Prose = Poésie - a - b - c

D'où il ressort évidemment que la Poésie est toujours différente de la Prose. Mais cette différence n'est pas d'essence, elle est de quantité. Elle n'attente donc pas à l'unité du langage, qui est un dogme classique. On dose différemment les façons de parler selon les occasions sociales, ici, prose ou éloquence, là, poésie ou préciosité, tout un rituel mondain des expressions, mais partout un seul langage, qui réfléchit les catégories éternelles de l'esprit La poésie classique n'était sentie que comme une variation ornementale de la Prose, le fruit d'un art (c'est-à-dire d'une technique), jamais comme un langage différent ou comme le produit d'une sensibilité particulière. Toute poésie n'est alors que l'équation décorative, allusive ou chargée, d'une prose virtuelle qui gît en essence et en puissance dans n'importe quelle façon de s'exprimer. « Poétique », aux temps classiques, ne désigne aucune étendue, aucune épaisseur particulière du sentiment, aucune cohérence, aucun univers séparé, mais seulement l'inflexion d'une technique verbale, celle de « s'exprimer » selon des règles plus belles, donc plus sociales que celles de la conversation, c'est-à-dire de projeter hors d'une pensée intérieure issue tout armée de l'Esprit, une parole socialisée par l'évidence même de sa convention.

De cette structure, on sait qu'il ne reste rien dans la poésie moderne, celle qui part, non de Baudelaire, mais de Rimbaud, sauf à reprendre sur un mode traditionnel aménagé les impératifs formels de la poésie classique : les poètes instituent désormais leur parole comme une Nature fermée, qui embrasserait à la fois la fonction et la structure du langage. La Poésie n'est plus alors une Prose décorée d'ornements ou amputée de libertés. Elle est une qualité irréductible et sans hérédité. Elle n'est plus attribut, elle est substance et, par conséquent, elle peut très bien renoncer aux signes, car elle porte sa nature en elle, et n'a que faire de signaler à l'extérieur son identité : les langages poétiques et prosaïques sont suffisamment séparés pour pouvoir se passer des signes mêmes de leur altérité.

En outre, les rapports prétendus de la pensée et du langage sont inversés; dans l'art classique, une pensée toute formée accouche d'une parole qui l'« exprime », la « traduit ». La pensée classique est sans durée, la poésie classique n'a que celle qui est nécessaire à son agencement technique. Dans la poétique moderne, au contraire, les mots produisent une sorte de continu formel dont émane peu à peu une densité intellectuelle ou sentimentale impossible sans eux; la parole est alors le temps épais d'une gestation plus spirituelle, pendant laquelle la « pensée » est préparée, installée peu à peu par le hasard des mots. Cette chance verbale, d'où va tomber le fruit mûr d'une signification, suppose donc un temps poétique qui n'est [34] plus celui d'une « fabrication », mais celui d'une aventure possible, la rencontre d'un signe et d'une intention. La poésie moderne s'oppose à l'art classique par une différence qui saisit toute la structure du langage, sans laisser entre ces deux poésies d'autre point commun qu'une même intention sociologique.

L'économie du langage classique (Prose et Poésie) est relationnelle, c'est-à-dire que les mots y sont abstraits le plus possible au profit des rapports. Aucun mot n'y est dense par lui-même, il est à peine le signe d'une chose, il est bien plus la voie d'une liaison. Loin de plonger dans une réalité intérieure consubstantielle à son dessin, il s'étend, aussitôt proféré, vers d'autres mots, de façon à former une chaîne superficielle d'intentions. Un regard sur le langage mathématique permettra peut-être de comprendre la nature relationnelle de la prose et de la poésie classiques : on sait que dans l'écriture mathématique, non seulement chaque quantité est pourvue d'un signe, mais encore les rapports qui lient ces quantités sont eux aussi transcrits, par une marque d'opération, d'égalité ou de différence; on peut dire que tout le mouvement du continu mathématique provient d'une lecture explicite de ses liaisons. Le langage classique est animé par un mouvement analogue, bien qu'évidemment moins rigoureux : ses » mots », neutralisés, absentés par le recours sévère à une tradition qui absorbe leur fraîcheur, fuient l'accident sonore ou sémantique qui concentrerait en un point la saveur du langage et en arrêterait le mouvement intelligent au profit d'une volupté mal distribuée. Le continu classique est une succession d'éléments dont la densité est égale, soumis à une même pression émotionnelle, et retirant d'eux toute tendance à une signification individuelle et comme inventée. Le lexique poétique lui-même est un lexique d'usage, non d'invention : les images y sont particulières en [35] corps, non isolément, par coutume, non par création. La fonction du poète classique n'est donc pas de trouver des mots nouveaux, plus denses ou plus éclatants, il est d'ordonner un protocole ancien, de parfaire la symétrie ou la concision d'un rapport, d'amener ou de réduire une pensée à la limite exacte d'un métré. Les concetti classiques sont des concetti de rapports, non de mots : c'est un art de l'expression, non de l'invention; les mots, ici, ne reproduisent pas comme plus tard, par une sorte de hauteur violente et inattendue, la profondeur et la singularité d'une expérience; ils sont aménagés en surface, selon les exigences d'une économie élégante ou décorative. Oo s'enchante de la formulation qui les assemble, non de leur puissance ou de leur beauté propres.

Sans doute la parole classique n'atteint pas à la perfection fonctionnelle du réseau mathématique : les rapports n'y sont pas manifestés par des signes spéciaux, mais seulement par des accidents de forme ou de disposition. C'est le retrait même des mots, leur alignement, qui accomplit la nature relationnelle du discours classique; usés dans un petit nombre de rapports toujours semblables, les mots classiques sont en route vers une algèbre : la figure rhétorique, le cliché sont les instruments virtuels d'une liaison; ils ont perdu leur densité au profit d'un état plus solidaire du discours; ils opèrent à la façon des valences chimiques, dessinant une aire verbale pleine de connexions symétriques, d'étoiles et de nœuds d'où surgissent, sans jamais le repos d'un étonnement, de nouvelles intentions de signification. Les parcelles du discours classique ont à peine livré leur sens qu'elles deviennent des véhicules ou des annonces, transportant toujours plus loin un sens qui ne veut se déposer au fond d'un mot, mais s'étendre à la mesure d'un geste total d'intellection, c'est-à-dire de communication.

Or la distorsion que Hugo a tenté de faire subir à l'alexandrin, qui est le plus relationnel de tous les mètres, contient déjà tout, l'avenir de la poésie moderne, puisqu'il s'agit d'anéantir une intention de rapports pour lui substituer [36] une explosion de mots. La poésie moderne, en effet, puisqu'il faut l'opposer à la poésie classique et à toute prose, détruit la nature spontanément fonctionnelle du langage et n'en laisse subsister que les assises lexicales. Elle ne garde des rapports que leur mouvement, leur musique, non leur vérité. Le Mot éclate au-dessus d'une ligne de rapports évidés, la grammaire est dépourvue de sa finalité, elle devient prosodie, elle n'est plus qu'une inflexion qui dure pour présenter le Mot. Les rapports ne sont pas à proprement parler supprimés, ils sont simplement des places gardées, ils sont une parodie de rapports et ce néant est nécessaire car il faut que la densité du Mot s'élève hors d'un enchantement vide, comme un bruit et un signe sans fond, comme « une fureur et un mystère ».

Dans le langage classique, ce sont les rapports qui mènent le mot puis l'emportent aussitôt vers un sens toujours projeté; dans la poésie moderne, les rapports ne sont qu'une extension du mot, c'est le Mot qui est « la demeure », il est implanté comme une origine dans la prosodie des fonctions, entendues mais absentes. Ici les rapports fascinent, c'est le Mot qui nourrit et comble comme le dévoilement soudain d'une vérité; dire que cette vérité est d'ordre poétique, c'est seulement dire que le Mot poétique ne peut jamais être faux parce qu'il ist total; il brille d'une liberté infinie et s'apprête à rayonner vers mille rapports incertains et possibles. Les rapports fixes abolis, le mot n'a plus qu'un projet vertical, il est comme un bloc, un pilier qui plonge dans un total de sens, de réflexes et de rémanences : il est un signe debout Le mot poétique est ici un acte sans passé immédiat, un acte sans entours, et qui ne propose que l'ombre épaisse des réflexes de toutes origines qui lui sont attachés. Ainsi sous chaque Mot de la poésie moderne gît une sorte de géologie existentielle, où se rassemble le contenu total du Nom, et non plus son contenu électif comme dans la prose et dans la poésie classiques. Le Mot n'est plus dirigé à l'avance par l'intention générale d'un discours [37] socialisé; le consommateur de poésie, privé du guide des rapports sélectifs, débouche sur le Mot, frontalement, et le reçoit comme une quantité absolue, accompagnée de tous ses possibles. Le Mot est ici encyclopédique, il contient simultanément toutes les acceptions parmi lesquelles un discours relationnel lui aurait imposé de choisir. Il accomplit donc un état qui n'est possible que dans le dictionnaire ou dans la poésie, là où le nom peut vivre privé de son article, amené à une sorte d'état zéro, gros à la fois de toutes les spécifications passées et futures. Le Mot a ici une forme générique, il est une catégorie. Chaque mot poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de Pandore d'où s'envolent toutes les virtualités du langage; il est donc produit et consommé avec une curiosité particulière, une sorte de gourmandise sacrée. Cette Faim du Mot, commune à toute la poésie moderne, fait de la parole poétique une parole terrible et inhumaine. Elle institue un discours plein de trous et plein de lumières, plein d'absences et de signes surnourrissants, sans prévision ni permanence d'intention et par là si opposé à la fonction sociale du langage, que le simple recours à une parole discontinue ouvre la voie de toutes les Surnatures.

Que signifie en effet l'économie rationnelle du langage classique sinon que la Nature est pleine, possédable, sans fuite et sans ombre, tout entière soumise aux rets de la parole? Le langage classique se réduit toujours à un continu persuasif, il postule le dialogue, il institue un univers où les hommes ne sont pas seuls, où les mots n'ont jamais le poids terrible des choses, où la parole est toujours la rencontre d'autrui. Le langage classique est porteur d'euphorie parce que c'est un langage immédiatement social. Il n'y a aucun genre, aucun écrit classique qui ne se suppose une consommation collective et comme parlée; l'art littéraire classique est un objet qui circule [38] entre personnes assemblées par la classe, c'est un produit conçu pour la transmission orale, pour une consommation réglée selon les contingences mondaines : c'est essentiellement un langage parlé, en dépit de sa codification sévère.

On a vu qu'au contraire la poésie moderne détruisait les rapports du langage et ramenait le discours à des stations de mots. Cela implique un renversement dans la connaissance de la Nature. Le discontinu du nouveau langage poétique institue une Nature interrompue qui ne se révèle que par blocs. Au moment même où le retrait des fonctions fait la nuit sur les liaisons du monde, l'objet prend dans le discours une place exhaussée : la poésie moderne est une poésie objective. La Nature y devient un discontinu d'objets solitaires et terribles, parce qu'ils n'ont que des liaisons virtuelles; personne ne choisit pour eux un sens privilégié ou un emploi ou un service, personne ne leur impose une hiérarchie, personne ne les réduit à la signification d'un comportement mental ou d'une intention, c'est-à-dire finalement d'une tendresse. L'éclatement du mot poétique institue alors un objet absolu; la Nature devient une succession de verticalités, l'objet se dresse tout d'un coup, empli de tous ses possibles : il ne peut que jalonner un monde non comblé et par là même terrible. Ces mots-objets sans liaison, parés de toute la violence de leur éclatement, dont la vibration purement mécanique touche étrangement le mot suivant mais s'éteint aussitôt, ces mots poétiques excluent les hommes : il n'y a pas d'humanisme poétique de la modernité : ce discours debout est un discours plein de terreur, c'est-à-dire qu'il met l'homme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plus inhumaines de la Nature; le ciel, l'enfer, le sacré, l'enfance, la folie, la matière pure, etc.

A ce moment-là, on peut difficilement parler d'une écriture poétique, car il s'agit d'un langage dont la violence d'autonomie détruit toute portée éthique. Le geste oral vise ici à modifier la Nature, il est une démiurgie; il [39] n'est pas une attitude de conscience mais un acte de coercition. Tel est du moins le langage des poètes modernes qui vont jusqu'au bout de leur dessein et assument la Poésie, non comme un exercice spirituel, un état d'âme ou une mise en position, mais comme la splendeur et la fraîcheur d'un langage rêvé. Pour ces poètes-là, il est aussi vain de parler d'écriture que de sentiment poétique. La poésie moderne, dans son absolu, chez un Char, par exemple, est au-delà de ce ton diffus, de cette aura précieuse, qui sont bien, eux, une écriture, et qu'on appelle ordinairement sentiment poétique. Il n'y a pas d'objection à parler d'une écriture poétique à propos des classiques et de leurs épigones, ou encore de la prose poétique dans le goût des Nourritures terrestres, où la Poésie est véritablement une certaine éthique du langage. L'écriture, ici comme là. absorbe le style, et on peut imaginer que, pour les hommes du xvne siècle, il n'était pas facile d'établir une différenceimmédiate, et surtout d'ordre poétique, entre Racine et Pradon, tout comme il n'est pas facile pour un lecteur moderne de juger ces poètes contemporains qui usent de la même écriture poétique, uniforme et indécise, parce que pour eux la Poésie est un climat, c'est-à-dire essentiellement une convention du langage. Mais lorsque le langage poétique met radicalement la Nature en question, par le seul effet de sa structure, sans recourir au contenu du discours et sans s'arrêter au relais d'une idéologie, il n'y a plus d'écriture, il n'y a que des styles, à travers lesquels l'homme se retourne complètement et affronte le monde objectif sans passer par aucune des figures de l'Histoire ou de la sociabilité. [40]

 

Triomphe et rupture de l'écriture bourgeoise

II y a, dans la Littérature préclassique, l'apparence d'une pluralité des écritures; mais cette variété semble bien moins grande si l'on pose ces problèmes de langage en termes de structure, et non plus en termes d'art. Esthétiquement, le xvie siècle et le début du xvne siècle montrent un foisonnement assez libre des langages littéraires, parce que les hommes sont encore engagés dans une connaissance de la Nature et non dans une expression de l'essence humaine; à ce titre l'écriture encyclopédique de Rabelais, ou l'écriture précieuse de Corneille - pour ne donner que des moments typiques - ont pour forme commune un langage où l'ornement n'est pas encore rituel, mais constitue en soi un procédé d'investigation appliqué à toute l'étendue du monde. C'est ce qui donne à cette écriture préclassique l'allure même de la nuance et l'euphorie d'une liberté. Pour un lecteur moderne, l'impression de variété est d'autant plus forte que la langue paraît encore essayer des structures instables et qu'elle n'a pas fixé définitivement l'esprit de sa syntaxe et les lois d'accroissement de son vocabulaire. Pour reprendre la distinction entre « langue » et « écriture », on peut dire que jusque vers 1650, la Littérature française n'avait pas encore dépassé une problématique de la langue, et que par là même elle ignorait encore l'écriture. En effet, tant que la langue hésite sur sa structure même, une morale du langage est impossible; l'écriture n'apparaît qu'au moment où la langue, constituée nationalement, devient une sorte de négativité, un horizon qui sépare ce qui est défendu et ce qui est permis, sans plus s'interroger sur les origines ou sur les justifications de ce tabou. En créant une raison intemporelle de la langue, les grammairiens classiques ont débarrassé les Français de tout problème linguistique, et cette langue épurée est devenue une écriture, c'est-à-dire une valeur de langage, donnée immédiatement comme universelle en vertu même des conjonctures historiques.

La diversité des « genres » et le mouvement des styles à l'intérieur du dogme classique sont des données esthétiques, non de structure; ni l'une ni l'autre ne doivent faire illusion : c'est bien d'une écriture unique, à la fois instrumentale et ornementale, que la société française a disposé pendant tout le temps où l'idéologie bourgeoise a conquis et triomphé. Écriture instrumentale, puisque la forme était supposée au service du fond, comme une équation algébrique est au service d'un acte opératoire; ornementale, puisque cet instrument était décoré d'accidents extérieurs à sa fonction, empruntés sans honte à la Tradition, c'est-à-dire que cette écriture bourgeoise, reprise par des écrivains différents, ne provoquait jamais le dégoût de son hérédité, n'étant qu'un décor heureux sur lequel s'enlevait l'acte de la pensée. Sans doute les écrivains classiques ont-ils connu, eux aussi, une problématique de la forme, mais le débat ne portait nullement sur la variété et le sens des écritures, encore moins sur la structure du langage; seule la rhétorique était en cause, c'est-à-dire l'ordre du discours pensé selon une fin de persuasion. A la singularité de l'écriture bourgeoise correspondait donc la pluralité des rhétoriques; inversement, c'est au moment même où les traités de rhétorique ont cessé d'intéresser, vers le milieu du xixe siècle, que l'écriture classique a cessé d'être universelle et que les écritures modernes sont nées.

Cette écriture classique est évidemment une écriture de classe. Née au xvne siècle dans le groupe qui se tenait directement autour du pouvoir, formée à coups de décisions dogmatiques, épurée rapidement de tous les procédés grammaticaux [42] qu'avait pu élaborer la subjectivité spontanée de l'homme populaire, et dressée au contraire à un travail de définition, l'écriture bourgeoise a d'abord été donnée, avec le cynisme habituel aux premiers triomphes politiques, comme la langue d'une classe minoritaire et privilégiée; en 1647, Vaugelas recommande l'écriture classique comme un état de fait, non de droit; la clarté n'est encore que l'usage de la cour. En 1660, au contraire, dans la grammaire de Port-Royal par exemple, la langue classique est revêtue des caractères de l'universel, la clarté devient une valeur. En fait, la clarté est un attribut purement rhétorique, elle n'est pas une qualité générale du langage, possible dans tous les temps et dans tous les lieux, mais seulement l'appendice idéal d'un certain discours, celui-là même qui est soumis à une intention permanente de persuasion. C'est parce que la prébourgeoisie des temps monarchiques et la bourgeoisie des temps post-révolutionnaires, usant d'une même écriture, ont développé une mythologie essentialiste de l'homme, que l'écriture classique, une et universelle, a abandonné tout tremblement au profit d'un continu dont chaque parcelle était choix, c'est-à-dire élimination radicale de tout possible du langage. L'autorité politique, le dogmatisme de l'Esprit, et l'unité du langage classique sont donc les figures d'un même mouvement historique.

Aussi n'y a-t-il pas à s'étonner que la Révolution n'ait rien changé à l'écriture bourgeoise, et qu'il n'y ait qu'une différence fort mince entre l'écriture d'un Fénelon et celle d'un Mérimée. C'est que l'idéologie bourgeoise a duré, exempte de fissure, jusqu'en 1848 sans s'ébranler le moins du monde au passage d'une révolution qui donnait à la bourgeoisie le pouvoir politique et social, nullement le pouvoir intellectuel, qu'elle détenait depuis longtemps déjà. De Laclos à Stendhal, l'écriture bourgeoise n'a eu qu'à se reprendre et à se continuer par:dessus la courte vacance des troubles. Et la révolution romantique, si nominalement attachée à troubler la forme, a sagement conservé l'écriture de son idéologie. Un peu de lest jeté mélangeant les genres [43] et les mots lui a permis de préserver l'essentiel du langage classique, l'instrumentante : sans doute un instrument qui prend de plus en plus de « présence » (notamment chez Chateaubriand), mais enfin un instrument utilisé sans hauteur et ignorant toute solitude du langage. Seul Hugo, en tirant des dimensions charnelles de sa durée et de son espace, une thématique verbale particulière, qui ne pouvait plus se lire dans la perspective d'une tradition, mais seulement par référence à l'envers formidable de sa propre existence, seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pression sur l'écriture classique et l'amener à la veille d'un éclatement. Aussi le mépris de Hugo cautionne-t-il toujours la même mythologie formelle, à l'abri de quoi c'est toujours la même écriture dix-huitiémiste, témoin des fastes bourgeois, qui reste la norme du français de bon aloi, ce langage bien clos, séparé de la société par toute l'épaisseur du mythe littéraire, sorte d'écriture sacrée reprise indifféremment par les écrivains les plus différents à titre de loi austère ou de plaisir gourmand, tabernacle de ce mystère prestigieux : la Littérature française.

Or, les années situées alentour 1850 amènent la conjonction de trois grands faits historiques nouveaux : le renversement de la démographie européenne; la substitution de l'industrie métallurgique à l'industrie textile, c'est-à-dire la naissance du capitalisme moderne; la sécession (consommée par les journées de juin 48) de la société française en trois classes ennemies, c'est-à-dire la ruine définitive des illusions du libéralisme. Ces conjonctures jettent la bourgeoisie dans une situation historique nouvelle. Jusqu'alors, c'était l'idéologie, bourgeoise qui donnait elle-même la mesure de l'universel, le remplissant sans contestation; l'écrivain bourgeois, seul juge du malheur des autres hommes, n'ayant en face de lui aucun autrui pour le regarder, n'était pas déchiré entre sa condition sociale et sa vocation [44] intellectuelle. Dorénavant, cette même idéologie n'apparaît plus que comme une idéologie parmi d'autres possibles; l'universel lui échappe, elle ne peut se dépasser qu'en se condamnant; l'écrivain devient la proie d'une ambiguïté, puisque sa conscience ne recouvre plus exactement sa condition. Ainsi naît un tragique de la Littérature.

C'est alors que les écritures commencent à se multiplier. Chacune désormais, la travaillée, la populiste, la neutre, la parlée, se veut l'acte initial par lequel l'écrivain assume ou abhorre sa condition bourgeoise. Chacune est une tentative de réponse à cette problématique orphéenne de la Forme m.oderne : des écrivains sans littérature. Depuis cent ans, Flaubert, Mallarmé, Rimbaud, les Concourt, les surréalistes, Queneau, Sartre, Blanchot ou Camus, ont dessiné - dessinent encore - certaines voies d'intégration, d'éclatement ou de naturalisation du langage littéraire; mais l'enjeu, ce n'est pas telle aventure de la forme, telle réussite du travail rhétorique ou telle audace du vocabulaire. Chaque fois que l'écrivain trace un complexe de mots, c'est l'existence même de la Littérature qui est mise en question; ce que la modernité donne à lire dans la pluralité de ses écritures, c'est l'impasse de sa propre Histoire. [45]

 

L'artisanat du style

« La forme coûte cher », disait Valéry quand on lui demandait pourquoi il ne publiait pas ses cours du Collège de France. Pourtant il y a eu toute une période, celle de l'écriture bourgeoise triomphante, où la forme coûtait à peu près le prix de la pensée; on veillait sans doute à son économie, à son euphémie, mais la forme coûtait d'autant moins que l'écrivain usait d'un instrument déjà formé, dont les mécanismes se transmettaient intacts sans aucune obsession de nouveauté; la forme n'était pas l'objet d'une propriété; l'universalité du langage classique provenait de ce que le langage était un bien communal, et que seule la pensée était frappée d'altérité. On pourrait dire que, pendant tout ce temps, la forme avait une valeur d'usage.

Or, on a vu que, vers 1850, il commence à se poser à la Littérature un problème de justification : l'écriture va se chercher des alibis; et précisément parce qu'une ombre de doute commence à se lever sur son usage, toute une classe d'écrivains soucieux d'assumer à fond la responsabilité de la tradition va substituer à la valeur-usage de l'écriture, une valeur-travail. L'écriture sera sauvée non pas en vertu de sa destination, mais grâce au travail qu'elle aura coûté. Alors commence à s'élaborer une imagerie de l'écrivain-artisan qui s'enferme dans un lieu légendaire, comme un ouvrier en chambre et dégrossit, taille, polit et sertit sa forme, exactement comme un lapidaire dégage l'art de la matière, passant à ce travail des heures régulières de solitude et d'effort : des écrivains comme Gautier

(maître impeccable des Belles Lettres), Flaubert (rodant ses phrases à Croisset), Valéry (dans sa chambre au petit matin), ou Gide (debout devant son pupitre comme devant un établi), forment une sorte de compagnonnage des Lettres françaises, où le labeur de la forme constitue le signe et la propriété d'une corporation. Cette valeur-travail remplace un peu la valeur-génie; on met une sorte de coquetterie à dire qu'on travaille beaucoup et très longtemps sa forme; il se crée même parfois une préciosité de la concision (travailler une matière, c'est en général en retrancher), bien opposée à la grande préciosité baroque (celle de Corneille par exemple); l'une exprime une connaissance de la Nature qui entraîne un élargissement du langage; l'autre, cherchant à produire un style littéraire aristocratique, installe les conditions d'une crise historique, qui s'ouvrira le jour où une finalité esthétique ne suffira plus à justifier la convention de ce langage anachronique, c'est à dire le jour où l'Histoire aura amené une disjonction évidente entre la vocation sociale de l'écrivain et l'instrument qui lui est transmis par la Tradition.

Flaubert, avec le plus d'ordre, a fondé cette écriture artisanale. Avant lui, le fait bourgeois était de l'ordre du pittoresque ou de l'exotique; l'idéologie bourgeoise donnait la mesure de l'universel et, prétendant à l'existence d'un homme pur, pouvait considérer avec euphorie le bourgeois comme un spectacle incommensurable à elle-même. Pour Flaubert, l'état bourgeois est un mal incurable qui poisse-à l'écrivain, et qu'il ne peut traiter qu'en l'assumant dans la lucidité ce qui est le propre d'un sentiment tragique. Cette Nécessité bourgeoise, qui appartient à Frédéric Moreau, à Emma Bovary, à Bouvard et à Pécuchet, exige, du moment qu'on la subit de face, un art également porteur d'une nécessité, armé d'une Loi. Flaubert a fondé une écriture normative qui contient paradoxe les régies [47]techniques d'un pathos. D'une part, il construit son récit par successions d'essences, nullement selon un ordre phénoménologique (comme le fera Proust); il fixe les temps verbaux dans un emploi conventionnel, de façon qu'ils agissent comme les signes de la Littérature, à l'exemple d'un art qui avertirait de son artificiel; il élabore un rythme écrit, créateur d'une sorte d'incantation, qui loin des normes de l'éloquence parlée, touche un sixième sens, purement littéraire, intérieur aux producteurs et aux consommateurs de la Littérature. Et d'autre part, ce code du travail littéraire, cette somme d'exercices relatifs au labeur de l'écriture soutiennent une sagesse, si l'on veut, et aussi une tristesse, une franchise, puisque l'art flaubertien s'avance en montrant son masque du doigt. Cette codification grégorienne du langage littéraire visait, sinon à réconcilier l'écrivain avec une condition universelle, du moins à lui donner la responsabilité de sa forme, à faire de l'écriture qui lui était livrée par l'Histoire, un art, c'est-à-dire une convention claire, un pacte sincère qui permette à l'homme de prendre une situation familière dans une nature encore disparate. L'écrivain donne à la société un art déclaré, visible à tous dans ses normes, et en échange la société peut accepter l'écrivain. Tel Baudelaire tenait à rattacher l'admirable prosaïsme de sa poésie à Gautier, comme à une sorte de fétiche de la forme travaillée, située sans doute hors du pragmatisme de l'activité bourgeoise, et pourtant insérée dans un ordre de travaux familiers, contrôlée par une société qui reconnaissait en elle, non ses rêves, mais ses méthodes. Puisque la Littérature ne pouvait être vaincue à partir d'elle-même, ne valait-il pas mieux l'accepter ouvertement, et, condamné à ce bagne littéraire, y accomplir « du bon travail »? Aussi la flaubertisation de l'écriture est-elle le rachat général des écrivains, soit que les moins exigeants s'y laissent aller sans problème, soit que les plus purs y retournent comme à la reconnaissance d'une condition fatale. [48]

 

Écriture et révolution

L'artisanat du style a produit une sous-écriture, dérivée de Flaubert, mais adaptée aux desseins de l'école naturaliste Cette écriture de Maupassant, de Zola et de Daudet, qu'on pourrait appeler l'écriture réaliste, est un combinat des signes formels de la Littérature (passé simple, style indirect, rythme écrit) et des signes non moins formels du réalisme (pièces rapportées du langage populaire, mots forts, dialectaux, etc.), en sorte qu'aucune écriture n'est plus artificielle que celle qui a prétendu dépeindre au plus près la Nature. Sans doute l'échec n'est-il pas seulement au niveau de la forme mais aussi de la théorie : il y a dans l'esthétique naturaliste une convention du réel comme il y a une fabrication de l'écriture. Le paradoxe, c'est que l'humiliation des sujets n'a pas du tout entraîné un retrait de la forme. L'écriture neutre est un fait tardif, elle ne sera inventée que bien après le réalisme, par des auteurs comme Camus, moins sous l'effet d'une esthétique du refuge que par la recherche d'une écriture enfin innocente. L'écriture réaliste est loin d'être neutre, elle est au contraire chargée des signes les plus spectaculaires de la fabrication.

Ainsi, en se dégradant, en abandonnant l'exigence d'une Nature verbale franchement étrangère au réel, sans cependant prétendre retrouver le langage de la Nature sociale - comme le fera Queneau - l'école naturaliste a produit paradoxalement un art mécanique qui a signifié la convention littéraire avec une ostentation inconnue jusqu'alors. L'écriture flaubertienne élaborait peu à peu un enchantement, il est encore possible de se perdre dans une lecture de Flaubert comme dans une nature pleine de voix secondes où les signes persuadent bien plus qu'ils n'expriment; l'écriture réaliste, elle, ne peut jamais convaincre; elle est condamnée à seulement dépeindre, en vertu de ce dogme dualiste qui veut qu'il n'y ait jamais qu'une seule forme optimale pour « exprimer » une réalité inerte comme un objet, sur laquelle l'écrivain n'aurait de pouvoir que par son art d'accommoder les signes.

Ces auteurs sans style Maupassant, Zola, Daudet et leurs épigones - ont pratiqué une écriture qui fut pour eux le refuge et l'exposition des opérations artisanales qu'ils croyaient avoir chassées d'une esthétique purement passive. On connaît les déclarations de Maupassant sur le travail de la forme, et tous les procédés naïfs de l'École, grâce auxquels la phrase naturelle est transformée en une phrase artificielle destinée à témoigner de sa finalité purement littéraire, c'est-à-dire, ici, du travail qu'elle a coûté. On sait que dans la stylistique de Maupassant, l'intention d'art est réservée à la syntaxe, le lexique doit rester en deçà de la Littérature. Bien écrire - désormais seul signe du fait littéraire - c'est naïvement changer un complément de place, c'est mettre un mot « en valeur », en croyant obtenir par là un rythme «expressif». Or l'expressivité est un mythe : elle n'est que la convention de l'expressivité.

Cette écriture conventionnelle a toujours été un lieu de prédilection pour la critique scolaire qui mesure le prix d'un texte à l'évidence du travail qu'il a coûté. Or rien n'est plus spectaculaire que d'essayer des combinaisons de compléments, comme un ouvrier qui met en place une pièce délicate. Ce que l'école admire dans l'écriture d'un Maupassant ou d'un Daudet, c'est un signe littéraire enfin détaché de son contenu, posant sans ambiguïté la Littérature comme une catégorie sans aucun rapport avec d'autres langages, et instituant par là une intelligibilité [50] idéale des choses. Entre un prolétariat exclu de toute culture et une intelligentsia qui a déjà commencé à mettre en question la Littérature elle-même, la clientèle moyenne des écoles primaires et secondaires, c'est-à-dire en gros la petite bourgeoisie, va donc trouver dans l'écriture artisti-co-réaliste - dont seront faits une bonne part des romans commerciaux - l'image privilégiée d'une Littérature qui a tous les signes éclatants et intelligibles de son identité. Ici, la fonction de l'écrivain n'est pas tant de créer une œuvre, que de fournir une Littérature qui se voit de loin.

Cette écriture petite-bourgeoise a été reprise par les écrivains communistes, parce que, pour le moment, les normes artistiques du prolétariat ne peuvent être différentes de celles de la petite-bourgeoisie (fait d'ailleurs conforme à la doctrine), et parce que le dogme même du réalisme socialiste oblige fatalement à une écriture conventionnelle, chargée de signaler bien visiblement un contenu impuissant à s'imposer sans une forme qui l'identifie. On comprend donc le paradoxe selon lequel l'écriture communiste multiplie les signes les plus gros de la Littérature, et bien loin de rompre avec une forme, somme toute typiquement bourgeoise - du moins dans le passé -, continue d'assumer Sans réserve les soucis formels de l'art d'écrire petit-bourgeois (d'ailleurs accrédité auprès du public communiste par les rédactions de l'école primaire).

Le réalisme socialiste français a donc repris l'écriture du réalisme bourgeois, en mécanisant sans retenue tous les signes intentionnels de l'art. Voici par exemple quelques lignes d'un roman de Garaudy : « ...Le buste penché, lancé à corps perdu sur le clavier de la linotype... la joie chantait dans ses muscles, ses doigts dansaient, légers et puissants..: la vapeur empoisonnée d'antimoine... faisait battre ses tempes et cogner ses artères, rendant plus ardentes sa force, sa colère et son exaltation. » On voit qu'ici rien n'est [51] donné sans métaphore, car il faut signaler lourdement au lecteur que « c'est bien écrit » (c'est-à-dire que ce qu'il consomme est de la Littérature). Ces métaphores, qui saisissent le moindre verbe, ne sont pas du tout l'intention d'une humeur qui chercherait à transmettre la singularité d'une sensation, mais seulement une marque littéraire qui situe un langage, tout comme une étiquette renseigne sur un prix.

« Taper à la machine », « battre » (en parlant du sang) ou « être heureux pour la première fois », c'est du langage réel, ce n'est pas du langage réaliste; pour qu'il y ait Littérature, il faut écrite : « pianoter » la linotype, « les artères cognaient » ou « il étreignait la première minute heureuse de sa vie ». L'écriture réaliste ne peut donc déboucher que sur une Préciosité. Garaudy écrit : « Après chaque ligne, le bras grêle de la linotype enlevait sa pincée de matrices dansantes » ou encore : « Chaque caresse de ses doigts éveille et fait frissonner le carillon joyeux des matrices de cuivre qui tombent dans les glissières en une pluie de notes aiguës. » Ce jeune jargon, c'est celui de Cathos et de Magdelon.

Évidemment, il faut faire la part de la médiocrité; dans le cas de Garaudy, elle est immense. Chez André Stil, on trouvera des procédés beaucoup plus discrets, qui n'échappent cependant pas aux règles de l'écriture artistico-réaliste. Ici la métaphore ne se prétend pas plus qu'un cliché à peu prés complètement intégré dans le langage réel, et signalant la Littérature sans grands frais : « clair comme de l'eau de roche », « mains parcheminées par le froid », etc.; la préciosité est refoulée du lexique dans la syntaxe, et c'est le découpage artificiel des compléments, comme chez Maupassant, qui impose la Littérature (« d'une main, elle soulève les genoux, pliée en deux »). Ce langage saturé de convention ne donne le réel qu'entre guillemets : on emploie des mots populistes, des tours négligés au milieu d'une syntaxe purement littéraire : « C'est vrai, il chahute drôlement, le vent », ou encore mieux : « En plein [52] vent, bérets et casquettes secoués au-dessus des yeux, ils se regardent avec pas mal de curiosité » (le familier « pas mal de » succède à un participe absolu, figure totalement inconnue du langage parlé). Bien entendu, il faut réserver le cas d'Aragon, dont l'hérédité littéraire est toute différente, et qui a préféré teinter l'écriture réaliste d'une légère couleur dix-huitiémiste, en mélangeant un peu Laclos à Zola.

Peut-être y a-t-il dans cette sage écriture des révolutionnaires, le -sentiment d'une impuissance à créer dès maintenant une écriture. Peut-être y a-t-il aussi que seuls des écrivains bourgeois peuvent sentir la compromission de l'écriture bourgeoise : l'éclatement du langage littéraire a été un fait de conscience non un fait de révolution. Il y a sûrement que l'idéologie stalinienne impose la terreur de toute problématique, même et surtout révolutionnaire : l'écriture bourgeoise est jugée somme toute moins dangereuse que son propre procès. Aussi les écrivains communistes sont-ils les seuls à soutenir imperturbablement une écriture bourgeoise que les écrivains bourgeois, eux, ont condamnée depuis longtemps, du jour même où ils l'ont sentie compromise dans les impostures de leur propre idéologie, c'est-à-dire du jour même où le marxisme s'est trouvé justifié. [53]

 

L'écriture et le silence

L'écriture artisanale, placée à l'intérieur du patrimoine bourgeois, ne dérange aucun ordre; privé d'autres combats, l'écrivain possède une passion qui suffit à le justifier : l'enfantement de la forme. S'il renonce à la libération d'un nouveau langage littéraire, il peut au moins renchérir sur l'ancien, le charger d'intentions, de préciosités, de splendeurs, d'archaïsmes, créer une langue riche et mortelle. Cette grande écriture traditionnelle, celle de Gide, de Valéry, de Montherlant, de Breton même, signifie que la forme, dans sa lourdeur, dans son drapé exceptionnel, est une valeur transcendante à l'Histoire, comme peut l'être le langage rituel des prêtres.

Cette écriture sacrée, d'autres écrivains ont pensé qu'ils ne pouvaient l'exorciser qu'en la disloquant; ils ont alors miné le langage littéraire, ils ont fait éclater à chaque instant la coque renaissante des clichés, des habitudes, du passé formel de l'écrivain; dans le chaos des formes, dans le désert des mots, ils ont pensé atteindre un objet absolument privé d'Histoire, retrouver la fraîcheur d'un état neuf du langage. Mais ces perturbations finissent par creuser leurs propres ornières, par créer leurs propres lois. Les Belles-Lettres menacent tout langage qui n'est pas purement fondé sur la parole sociale. Fuyant toujours plus en avant une syntaxe du désordre, la désintégration du langage ne peut conduire qu'à un silence de l'écriture. L'agraphie terminale de Rimbaud ou de certains surréalistes - tombés par là même dans l'oubli -, ce sabordage bouleversant de la Littérature, enseigne que, pour certains écrivains, le langage, première et dernière issue du mythe littéraire, recompose finalement ce qu'il prétendait fuir, qu'il n'y a pas d'écriture qui se soutienne révolutionnaire, et que tout silence de la forme n'échappe à l'imposture que par un mutisme complet. Mallarmé, sorte de Hamlet de l'écriture, exprime bien ce moment fragile de l'Histoire, où le langage littéraire ne se soutient que pour mieux chanter sa nécessité de mourir. L'agraphie typographique de Mallarmé veut créer autour des mots raréfiés une zone vide dans laquelle la parole, libérée de ses harmonies sociales et coupables, ne résonne heureusement plus. Le vocable, dissocié de la gangue des clichés habituels, des réflexes techniques de l'écrivain, est alors pleinement irresponsable de tous les contextes possibles; il s'approche d'un acte bref, singulier, dont la matité affirme une solitude, donc une innocence. Cet art a la structure même du suicide : le silence y est un temps poétique homogène qui coince entre deux couches et fait éclater le mot moins comme le lambeau d'un cryptogramme que comme une lumière, un vide, un meurtre, une liberté. (On sait tout ce que cette hypothèse d'un Mallarmé meurtrier du langage doit à Maurice Blanchot.) Ce langage mallarméen, c'est Orphée qui ne peut sauver ce qu'il aime qu'en y renonçant, et qui se retourne tout de même un peu; c'est la Littérature amenée aux portes de la Terre promise, c'est-à-dire aux portes d'un monde sans littérature, dont ce serait pourtant aux écrivains à porter témoignage.

Dans ce même effort de dégagement du langage littéraire, voici une autre solution : créer une écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage. Une comparaison empruntée à la linguistique rendra peut-être assez bien compte de ce fait nouveau : on sait que certains linguistes établissent entre les deux termes d'une polarité (singulier-pluriel, prétérit-présent), l'existence d'un troisième [55] terme, terme neutre ou terme-zéro; ainsi entre les modes subjonctif et impératif, l'indicatif leur apparaît comme une forme amodale. Toutes proportions gardées, l'écriture au degré zéro est au fond une écriture indicative, ou si l'on veut amodale; il serait juste de dire que c'est une écriture de journaliste, si précisément le journalisme ne développait en général des formes optatives ou impératives (c'est-à-dire pathétiques). La nouvelle écriture neutre se place au milieu de ces cris et de ces jugements, sans participer à aucun d'eux; elle est faite précisément de leur absence; mais cette absence est totale, elle n'implique aucun refuge, aucun secret; on ne peut donc dire que c'est une écriture impassible; c'est plutôt une écriture innocente. Il s'agit de dépasser ici la Littérature en se confiant à une sorte de langue basique, également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit. Cette parole transparente, inaugurée par l'Étranger de Camus, accomplit un style de l'absence qui est presque une absence idéale du style; l'écriture se réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d'un langage s'abolissent au profit d'un état neutre et inerte de la forme; la. pensée garde ainsi toute sa responsabilité, sans se recouvrir d'un engagement accessoire de la forme dans une Histoire qui ne lui appartient pas. Si l'écriture de Flaubert contient une Loi, si celle de Mallarmé postule un silence, si d'autres, celles de Proust, de Céline, de Queneau, de Prévert, chacune à sa manière, se fondent sur l'existence d'une nature sociale, si toutes ces écritures impliquent une opacité de la forme, supposent une problématique du langage et de la société, établissant la parole comme un objet qui doit être traité par un artisan, un magicien ou un scripteur, mais non par un intellectuel, l'écriture neutre retrouve réellement la condition première de l'art classique : l'instrumentalité. Mais cette fois, l'instrument formel n'est plus au service d'une idéologie triomphante; il est le mode d'une situation nouvelle de l'écrivain, il est la façon d'exister d'un silence; il perd volontairement [56] tout recours à l'élégance ou à l'ornementation, car ces deux dimensions introduiraient à nouveau dans l'écriture, le Temps, c'est-à-dire une puissance dérivante, porteuse d'Histoire. Si l'écriture est vraiment neutre, si le langage, au lieu d'être un acte encombrant et indomptable, parvient à l'état d'une équation pure, n'ayant pas plus d'épaisseur qu'une algèbre en face du creux de l'homme, alors la Littérature est vaincue, la problématique humaine est découverte et livrée sans couleur, l'écrivain est sans retour un honnête homme. Malheureusement rien n'est plus infidèle qu'une écriture blanche; les automatismes s'élaborent à l'endroit même où se trouvait d'abord une liberté, un réseau de formes durcies serre de plus en plus la fraîcheur première du discours, une écriture renaît à la place d'un langage indéfini. L'écrivain, accédant au classique, devient l'épigone de sa création primitive, la société fait de son écriture une manière et le renvoie prisonnier de ses propres mythes formels. [57]

 

L'écriture et la parole

II y a un peu plus de cent ans, les écrivains ignoraient généralement qu'il existât plusieurs façons - et fort différentes - de parler le français. Vers 1830, au moment ou la bourgeoisie, bonne enfant, se divertit de tout ce qui se trouve en limite de sa propre surface, c'est-à-dire dans la portion exiguë de la sociét. qu'elle donne à partager aux bohèmes, aux concierges et aux voleurs, on commença d'insérer dans le langage littéraire proprement dit quelques pièces rapportées, empruntées aux langages inférieurs, pourvu qu'ils fussent bien excentriques (sans quoi ils auraient été menaçants). Ces jargons pittoresques décoraient la Littérature sans menacer sa structure. Balzac, Siie, Mon-nier, Hugo se plurent à restituer quelques formes bien aberrantes de la prononciation et du vocabulaire; argot des voleurs, patois paysan, jargon allemand, langage concierge. Mais ce langage social, sorte de vêtement théâtral accroché à une essence, n'engageait jamais la totalité de celui qui le parlait; les passions continuaient de fonctionner au-dessus de la parole.

Il fallut peut-être attendre Proust pour que l'écrivain confondît entièrement certains hommes avec leur langage, et ne donnât ses créatures que sous les pures espèces, sous le volume dense et coloré de leur parole. Alors que les créatures balzaciennes, par exemple, se réduisent facilement aux rapports de force de la société dont elles forment comme les relais algébriques, un personnage proustien, lui, se condense dans l'opacité d'un langage particulier, et, c'est à ce niveau que s'intégre et s'ordonne réellement toute sa situation historique : sa profession, sa classe, sa fortune, son hérédité, sa biologie. Ainsi, la Littérature commence à connaître la société comme une Nature dont elle pourrait peut-être reproduire les phénomènes. Pendant ces moments où l'écrivain suit les langages réellement parlés, non plus à titre pittoresque, mais comme des objets essentiels qui épuisent tout le contenu de la société, l'écriture prend pour lieu de ses réflexes la parole réelle des hommes; la littérature n'est plus un orgueil ou refuge, elle commence à devenir un acte lucide d'information, comme s'il lui fallait d'abord apprendre en le reproduisant le détail de la disparité sociale; elle s'assigne de rendre un compte immédiat, préalable à tout autre message, de la situation des hommes murés dans la langue de leur classe, de leur région, de leur profession, de leur hérédité ou de leur histoire.

A ce titre, le langage littéraire fondé sur la parole sociale ne se débarrasse jamais d'une vertu descriptive qui le limite, puisque l'universalité d'une langue - dans l'état actuel de la société - est un fait d'audition, nullement d'élocution : à l'intérieur d'une norme nationale comme le français, les parlers différent de groupe à groupe, et chaque homme est prisonnier de son langage : hors de sa classe, le premier mot le signale, le situe entièrement et l'affiche avec toute son histoire. L'homme est offert, livré par son langage, trahi par une vérité formelle qui échappe à ses mensonges intéressés ou généreux. La diversité des langages fonctionne donc comme une Nécessité, et c'est pour cela qu'elle fonde un tragique.

Aussi la restitution du langage parlé, imaginé d'abord dans le mimétisme amusé du pittoresque, a-t-elle fini par exprimer tout le contenu de la contradiction sociale : dans l'œuvre de Céline, par exemple, l'écriture n'est pas au service d'une pensée, comme un décor réaliste réussi, qui [59] serait juxtaposé à la peinture d'une sous-classe sociale; elle représente vraiment la plongée de l'écrivain dans l'opacité poisseuse de la condition qu'il décrit. Sans doute s'agit-il toujours d'une expression, et la Littérature n'est pas dépassée. Mais il faut convenir que de tous les moyens de description (puisque jusqu'à présent la Littérature s'est surtout voulue cela), l'appréhension d'un langage réel est pour l'écrivain l'acte littéraire le plus humain. Et toute une partie de la Littérature moderne est traversée par les lambeaux plus ou moins précis de ce rêve : un langage littéraire qui aurait rejoint la naturalité des langages sociaux. (Il suffit de penser aux dialogues romanesques de Sartre pour donner un exemple récent et connu.) Mais quelle que soit la réussite de ces peintures, elles ne sont jamais que des reproductions, des sortes d'airs encadrés par de longs lécitatifs d'une écriture entièrement conventionnelle.

Queneau a voulu précisément montrer que la contamination parlée du discours écrit était possible dans toutes ses parties et, chez lui, la socialisation du langage littéraire saisit à la fois toutes les couches de l'écriture : la graphie, le lexique - et ce qui est plus important quoique moins spectaculaire -, le débit. Evidemment, cette écriture de Queneau ne se situe pas en dehors de la Littérature, puisque, toujours consommée par une partie restreinte de la société, elle ne porte pas une universalité, mais seulement une expérience et un divertissement. Du moins, pour la première fois, ce n'est pas l'écriture qui est littéraire; la Littérature est repoussée de la Forme : elle n'est plus qu'une catégorie; c'est la Littérature qui est ironie, le langage constituant ici l'expérience profonde. Ou plutôt, la Littérature est ramenée ouvertement à une problématique du langage; effectivement elle ne peut plus être que cela.

On voit se dessiner par là l'aire possible d'un nouvel humanisme': à la suspicion générale qui atteint le langage tout au long de la littérature moderne, se substituerait une réconciliation du verbe de l'écrivain et du verbe des [60] hommes. C'est seulement alors, que l'écrivain pourrait se dire entièrement engagé, lorsque sa liberté poétique se placerait à l'jntérieur d'une condition verbale dont les limites seraient celles de la société et non celles d'une convention ou d'un public : autrement l'engagement restera toujours nominal; il pourra assumer le salut d'une conscience, mais non fonder une action. C'est parce qu'il n'y a pas de pensée sans langage que la Forme est .la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire, et c'est parce que la société n'est pas réconciliée que le langage, nécessaire et nécessairement dirigé, institue pour l'écrivain une condition déchirée. [61]

 

L'utopie du langage

La multiplication des écritures est un fait moderne qui oblige l'écrivain à un choix, fait de la forme une conduite et provoque une éthique de l'écriture. A toutes les dimensions qui dessinaient la création littéraire, s'ajoute désormais une nouvelle profondeur, la forme constituant à elle seule une sorte de mécanisme parasitaire de la fonction intellectuelle. L'écriture moderne est un véritable organisme indépendant qui croît autour de l'acte littéraire, le décore d'une valeur étrangère à son intention, l'engage continuellement dans un double mode d'existence, et superpose au contenu des mots, des signes opaques qui portent en eux une histoire, une compromission ou une rédemption secondes, de sorte qu'à la situation de la pensée, se mêle un destin supplémentaire, souvent divergent, toujours encombrant, de la forme.

Or cette fatalité du signe littéraire, qui fait qu'un écrivain ne peut tracer un mot sans prendre la pose particulière d'un langage démodé, anarchique ou imité, de toute manière conventionnel et inhumain, fonctionne précisément au moment où la Littérature, abolissant de plus en plus sa condition de mythe bourgeois, est requise, par les travaux ou les témoignages d'un humanisme qui a enfin intégré l'Histoire dans son image de l'homme. Aussi les anciennes catégories littéraires, vidées dans les meilleurs cas de leur contenu traditionnel, qui était l'expression d'une essence intemporelle de l'homme, ne tiennent plus finalement que par une forme spécifique, un ordre lexical ou syntaxique, un langage pour tout dire : c'est l'écriture qui absorbe

désormais toute l'identité littéraire d'un ouvrage. Un roman de Sartre n'est roman que par fidélité à un certain ton récité, d'ailleurs intermittent, dont les normes ont été établies au cours de toute une géologie antérieure du roman; en fait, c'est l'écriture du récitatif, et non son contenu, qui fait réintégrer au roman sartrien la catégorie des Belles-Lettres. Bien plus, lorsque Sartre essaye de briser la durée romanesque, et dédouble son récit pour exprimer l'ubiquité du réel (dans le Sursis), c'est l'écriture narrée qui recompose au-dessus de la simultanéité des événements, un Temps unique et homogène, celui du Narrateur, dont la voix particulière, définie par des accidents bien reconnaissa-bles, encombre le dévoilement de l'Histoire d'une unité parasite, et donne au roman l'ambiguïté d'un témoignage qui est peut-être faux.

On voit par là qu'un chef-d'œuvre moderne est impossible, l'écrivain étant placé par son écriture dans une contradiction sans issue : ou bien l'objet de l'ouvrage est naïvement accordé aux conventions de la forme, la littérature reste sourde à notre Histoire présente, et le mythe littéraire n'est pas dépassé; ou bien l'écrivain reconnaît la vaste fraîcheur du monde présent, mais pour en rendre compte, il ne dispose que d'une langue splendide et morte; devant sa page blanche, au moment de choisir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans l'Histoire et témoigner qu'il en assume les données, il observe une disparité tragique entre ce qu'il fait et ce quMl voit; sous ses yeux, le monde civil forme maintenant une véritable Nature, et cette Nature parle, elle élabore des langages vivants dont l'écrivain est exclu : au contraire, entre ses doigts, l'Histoire place un instrument décoratif et compromettant, une écriture qu'il a héritée d'une Histoire antérieure et différente, dont il n'est pas responsable, et qui est pourtant la seule dont il puisse user. Ainsi naît un tragique [63] de l'écriture, puisque l'écrivain conscient doit désormais se débattre contre les signes ancestraux et tout-puissants qui, du fond d'un passé étranger, lui imposent la Littérature comme un rituel, et non comme une réconciliation.

Ainsi, sauf à renoncer à la Littérature, la solution de cette problématique de l'écriture ne dépend pas des écrivains. Chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la Littérature; mais s'il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la Littérature emploie à le reconquérir; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n'est jamais innocent : et c'est de ce langage rassis et clos par l'immense poussée de tous les hommes qui ne le parlent pas, qu'il lui faut continuer d'user. Il y a donc une impasse de l'écriture, et c'est l'impasse de la société même : les écrivains d'aujourd'hui le sentent : pour eux, la recherche d'un non-style, ou d'un style oral, d'un degré zéro ou d'un degré parlé de l'écriture, c'est en somme l'anticipation d'un état absolument homogène de la société; la plupart comprennent qu'il ne peut y avoir de langage universel en dehors d'une universalité concrète, et non plus mystique ou nominale, du monde civil.

Il y a donc dans toute écriture présente une double postulation : il y a le mouvement d'une rupture et celui d'un avènement, il y a le dessin même de toute situation révolutionnaire, dont l'ambiguïté fondamentale est qu'il faut bien que la Révolution puise dans ce qu'elle veut détruire l'image même de ce qu'elle veut posséder. Comme l'art moderne dans son entier, l'écriture littéraire porte à la fois l'aliénation de l'Histoire et le rêve de l'Histoire : comme Nécessité, elle atteste le déchirement des langages, inséparable du déchirement des classes : comme Liberté, elle est la conscience de ce déchirement et l'effort même qui veut le dépasser. Se sentant sans cesse coupable de sa propre solitude, elle n'en est pas moins une imagination avide d'un bonheur des mots, elle se hâte vers un langage rêvé dont la fraîcheur, par une sorte d'anticipation idéale, figurerait [64] la perfection d'un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné. La multiplication des écritures institue une Littérature nouvelle dare la mesure où celle-ci n'invente son langage que pour être un projet : la Littérature devient l'Utopie du langage. [65]