Virgile, Ennéide

 

8, 102-189


Ce jour-là, justement, le roi arcadien offrait un sacrifice solennel
au noble fils d'Amphitryon et à d'autres divinités, dans un bois sacré
aux portes de la ville. Avec lui, son fils Pallas, avec lui,
 tous les notables des citoyens et son modeste sénat
offraient de l'encens, et du sang tiède fumait près des autels.
Quand ils voient de hauts navires glisser à travers le bois touffu,
et des hommes pousser en silence sur leurs rames, ils sont effrayés
par cette vision soudaine, et quittant les tables, tous  se lèvent en bloc.

L'audacieux Pallas  interdit d'interrompre les rites sacrés
et, saisissant son javelot, il vole vers eux et, du haut d'un tertre
de loin, il dit : « Jeunes gens, quelle raison vous pousse
à explorer des routes inconnues ? Où allez-vous ? De quelle  race,
de quelle patrie êtes-vous? Apportez-vous la paix ou la guerre ? »
Alors du haut de sa pouppe, le vénérable Énée, de la main
tend  un rameau d'olivier en gage de paix, et dit :
« Tu vois  des Troyens, et des armes ennemies des Latins ;
ils nous ont repoussés, nous des fugitifs, en une guerre insolente.
Nous venons voir Évandre. Rapportez-lui ceci et dites-lui
que une élite de chefs dardaniens vient solliciter une alliance militaire ».
 Pallas,  frappé de stupeur à l'énoncé de ce nom si prestigieux :
 « Qui que tu sois » dit-il, « sors de ton navire, adresse-toi
directement à mon père, et entre dans notre demeure en hôte ».
D'un geste il le reçut, l'embrassa, lui serra longuement la main.
Ils s'avancent et, s'éloignant du fleuve, pénètrent dans le bois.
Alors Énée adresse au roi des paroles amicales :
« Ô le meilleur des Grecs, à qui  la volonté de la Fortune m'impose
d'adresser des prières et de tendre des rameaux ornés de bandelettes,
je n'ai pas été effrayé du fait que tu aies été un chef grec, un Arcadien,
et que par ta naissance tu aies été l'allié des deux Atrides.
 
Mais  ma  vaillance et les oracles sacrés des dieux,
la parenté de nos ancêtres, et ton renom partout répandu,
m'ont lié à toi et les destins m'ont amené de mon plein gré.
Dardanus, le premier père de la ville d'Ilion, son fondateur,
est né d'Électre, la fille d'Atlas, comme l'attestent les Grecs ;
il aborda chez les Teucères ; Électre naquit du géant Atlas,
qui  de ses épaules soutient toute la voûte de l'éther.
Vous  avez pour père Mercure, que conçut et mit au monde
sur le sommet glacé du Cyllène la brillante Maia ;

or, Maia, si nous accordons quelque crédit à la tradition,
naquit d'Atlas, ce même Atlas, qui porte les astres du ciel.
Ainsi nos deux races, issues d'un seul et même sang, se scindent.
Fort de toutes ces raisons, je n'ai pas engagé de légats ni tenté
de premières approches avec toi par artifice : je suis venu en personne,
j'ai  risqué ma tête et  je me présente devant ton seuil en suppliant.
Les Dauniens, ce peuple qui te poursuit, nous combat cruellement ;
ils croient que, s'ils nous repoussaient, rien ne les empêcherait,
de soumettre complètement sous leur joug toute l'Hespérie,
baignée tant par la mer Supérieure que par la mer Inférieure.

Reçois ma confiance, donne-moi la tienne. Nous avons, pour combattre,
 des cœurs  vaillants, du courage, une jeunesse signalée pour ses exploits. »
 
Énée avait fini de parler. Depuis un moment, pendant son discours,
Évandre observait son visage, ses yeux, son corps tout entier.
Alors il intervient brièvement : « Ô toi, le plus vaillant des Troyens,
je suis heureux de t'accueillir, de te connaître ! Comme je retrouve
les paroles de ton père, et la voix du grand Anchise, et son visage !
Oui, je me souviens que, pour visiter le royaume de sa soeur Hésione,
Priam, le fils de Laomédon, fit un voyage à Salamine,
et chemin faisant, il vint visiter la fraîche région de l'Arcadie.
À cette époque, la jeunesse revêtait mes joues de sa première fleur,
j'admirais les chefs troyens, j'admirais aussi le fils de Laomédon,
mais de tous, c'était Anchise le plus haut par la taille.
Avec l'ardeur de la jeunesse, je brûlais du désir
d'interpeller le héros et de serrer sa main dans la mienne.
Je m'approchai et désirai le conduire sous les murs de Phénée.
Lorqu'il prit congé, il m'offrit un magnifique carquois,
avec des flèches de Lycie, une chlamyde tissée de fils d'or,
et les deux freins en or que possède maintenant mon fils Pallas.
Dès lors, cette dextre que vous sollicitez je l'ai unie à la vôtre
en signe d'alliance, et demain, dès que la lumière reviendra sur terre,
je vous renverrai, heureux de mon secours, et de l'aide de mes ressources.
D'ici là, puisque vous êtes venus ici en amis, célébrez avec nous
dans la ferveur ces rites annuels, qu'il est sacrilège de différer,
et désormais soyez des familiers à la table de vos alliés ».
 
Sur ces paroles, il fait rapporter les mets du banquet et les coupes
déjà enlevées ; il installe lui-même ses hôtes sur des sièges de gazon,
et accueille spécialement Énée sur un lit, garni d'un coussin
et d'une peau de lion velu, l'invitant à prendre place sur un trône d'érable.
Puis, des jeunes gens choisis et le prêtre de l'autel s'empressent
d'apporter les chairs grillées de taureau, d'emplir des corbeilles
de galettes de fine farine de Cérès et de servir la liqueur de Bacchus.
Énée ainsi que les jeunes Troyens reçoivent comme nourriture
le dos entier d'un taureau et les entrailles lustrales.
Lorsqu'ils eurent apaisé leur faim et satisfait leur appétit,
le roi Évandre expliqua : « Ces cérémonies annuelles,
ces banquets traditionnels, cet autel dédié à une si grande divinité,
ce n'est pas une vaine superstition ignorante des anciens dieux
 qui nous les impose : nous les faisons, ayant échappé à de cruels périls,
ô Troyen, notre hôte, et nous renouvelons des honneurs bien mérités. »

8, 190 -267


« Tout d'abord, regarde, parmi les pierres, ce rocher en surplomb ;
tu vois au loin ces masses disjointes, ce refuge abandonné
dans la  montagne, ces rochers écroulés en un vaste éboulis.
Là se trouvait jadis, cachée au fond d'un renfoncement,
la caverne de Cacus, monstre à demi-humain, à face sauvage,
grotte inaccessible aux rayons du soleil et dont le sol est toujours
tiède d'un récent carnage ; fixées avec insolence sur les portes
pendaient des têtes humaines livides, souillées de pus.
Ce monstre avait pour père Vulcain ; il déplaçait sa masse énorme,
tandis que sa bouche vomissait  les sombres feux paternels.
 
À nous aussi qui le souhaitions, le temps offrit un jour
l'aide et l'arrivée d'un dieu. En effet, le grand justicier,
fier du massacre du triple Géryon et de ses dépouilles,
l'Alcide était chez nous ;  en vainqueur, il menait des taureaux
énormes, et ses troupeaux occupaient la vallée et les rives du fleuve.
Mais Cacus, l'esprit emporté par la fureur, pour ne pas passer
pour n'avoir pas eu l'audace de pratiquer un crime ou une ruse
détourna de leurs enclos quatre taureaux magnifiques,
et autant de génisses, superbes de beauté.
Et pour éviter de laisser les traces de leurs pas dirigés vers l'avant,
il les tira par la queue dans sa caverne, et ayant inversé ainsi
les indices de leur marche, il cacha sa prise dans son antre obscur.
Pour qui les cherchait nul indice ne conduisait à la caverne.
Cependant, tandis que le fils d'Amphitryon faisait sortir
de leurs abris les bêtes rassasiées et préparait leur départ,
les boeufs, en partant, se mettent à mugir ; le bois tout entier
résonne de leurs plaintes, et on quitte les collines dans les cris.
Une des génisses donna de la voix et, dans l'antre immense,
la prisonnière mugit et trompa ainsi les espoirs de Cacus.
Alors la douleur embrasa d'une bile noire l'Alcide, fou de colère ;
il saisit ses armes, sa lourde massue de chêne noueux,
et gagne en courant les crêtes élevées de la montagne.
Alors, pour la première fois, les nôtres ont vu Cacus effrayé,
ses regards se troubler ; il fuit aussitôt, plus rapide que l'Eurus,
et rejoint sa caverne ; la peur lui collait des ailes aux pieds.
Une fois enfermé, il rompt les attaches d'un énorme roc,
que des fers forgés par l'art paternel maintenaient suspendu ;
il le jette à terre, et avec cette barrière, étaie et fortifie sa porte.
Mais déjà le Tirynthien était là, la rage au coeur,
cherchant un accès, il portait partout ses regards
et grinçait des dents. Trois fois, bouillonnant de fureur,
il fait le tour de l'Aventin, trois fois il attaque l'obstacle de pierre,
en vain, trois fois il revient, épuisé, s'asseoir dans la vallée.
 Avec ses rocs tranchants de tous côtés, une aiguille de silex
se dressait, apparaissant très haute au-dessus de la caverne,
repaire bienvenu pour les nids des oiseaux de malheur.
Comme la pointe du rocher penchait à gauche vers le fleuve,
Hercule s'appuya sur sa face droite, le secoua, l'arracha
à ses assises profondes,  puis brusquement le culbuta dans le vide.
Sous le choc, l'immense éther gronde comme le tonnerre,
les rives sont ébranlées et le fleuve, épouvanté, reflue.
Alors, l'antre de Cacus, palais immense privé de toit, apparut,
et l'on découvrit les profondeurs de ses cavernes ténébreuses ;
c'était comme si la terre, largement ouverte sous un choc violent,
dévoilait les séjours infernaux et découvrait les royaumes livides,

honnis des dieux, comme si d'en haut, apparaissait un énorme gouffre,
où s'agiteraient les Mânes tremblants à l'intrusion de la lumière.
Donc Cacus est soudain surpris par cette clarté inattendue,
prisonnier au creux de son antre et plus rugissant que jamais,
et d'en haut, l'Alcide, faisant arme de tout, l'écrase sous les traits
 et l'accable de branches et de pierres énormes.
Le monstre, qui n'a plus  le moyen de fuir le danger,
vomit de sa gueule, fait étonnant ! une épaisse fumée
qui plonge sa demeure dans une obscurité aveugle
qui le dérobe aux regards ; il accumule ainsi dans la grotte
une nuit  enfumée où le feu se mêle aux ténèbres.
La colère de l'Alcide ne le supporta pas. À travers les flammes,
d'un saut il se précipita  là où la fumée était le plus dense,
et où l'immense caverne  bouillonnait dans une noire nuée.
Alors il saisit Cacus qui crache en vain ses feux dans l'obscurité ;
il l'enserre faisant un noeud de ses bras, et sans le lâcher, l'étrangle
lui faisant jaillir les yeux de la tête et privant sa gorge de sang.
Aussitôt, les portes sont arrachées, la sombre demeure est béante,
les animaux volés, les rapines  niées apparaissent au grand jour ;
le cadavre informe est traîné par les pieds au-dehors.
Les assistants ne peuvent rassasier leurs coeurs à regarder
les yeux effrayants de cet être monstrueux, son visage et sa poitrine
hérissée de poils, ainsi que les feux éteints de sa gorge. »

8, 268-305


« Depuis lors, un culte est célébré et, dans l'allégresse,
les générations ont conservé cette fête : Potitius en fut l'initiateur,

et la maison Pinaria,  la gardienne du culte d'Hercule,
éleva dans le bois sacré cet autel, que toujours nous
appellerons très grand, et qui toujours sera très grand.
Aussi, jeunes gens, allons ! Pour célébrer de si grands bienfaits,
ceignez vos cheveux de feuillage ; dans vos mains droites, tendez des coupes,
priez notre dieu commun, et de bon gré faites des libations de vin. »
 
Évandre avait parlé ; le peuplier bicolore le couvrit de son ombre
chère à Hercule, restant suspendue à ses cheveux entremêlés de feuilles
tandis que la main  du roi tenait un vase sacré. Aussitôt, dans l'allégresse,
tous versent des libations sur la table et adressent des prières aux dieux.

Pendant ce temps, Vesper se rapproche, dans l'Olympe qui décline,
Et déjà les prêtres, Potitius en tête, allaient en procession,
enveloppés de peaux selon la coutume, et portaient des flambeaux.
On reprend le banquet ; on amène les présents agréables
d'un second service ; on couvre les autels de plateaux d'offrandes.
Alors les Saliens, prêts à chanter autour des autels éclairés,
sont là, les tempes entourées de rameaux de peuplier.
Voici les choeurs des jeunes gens et des vieillards,
dont le chant rappelle les louanges et les exploits d'Hercule :
comment il étouffa ses premiers monstres, les deux serpents

envoyés par sa marâtre ; comment aussi il détruisit par la guerre
les villes magnifiques de Troie et d'Oechalie, comment il endura ,
sous le roi Eurysthée, mille travaux éprouvants par la volonté fatale
de l'inique Junon. « Toi, l'Invaincu, qui abattis les fils nés des nuages,
les hybrides Hyléus et Pholus, et les monstres de la Crète,

et sous son rocher le gigantesque lion de Némée !
Les marais du Styx ont tremblé devant toi, ainsi que le portier d'Orcus,
couché sur des ossements à demi-rongés, entassés dans son antre sanglant ;
aucun visage ne t'effraya, Typhée même ne te fit pas peur,
brandissant bien haut ses armes ; tu n'as pas perdu tes esprits,
lorsque t'a assailli le serpent de Lerne, avec ses multiples têtes.
Salut, incontestable fils de Jupiter, gloire nouvelle parmi les dieux,
bienveillant, viens à nous d'un pas propice participer à ta fête sacrée. »
Voilà ce que célèbrent leurs chants ; à tout cela, ils ajoutent
la caverne de Cacus, et le monstre lui-même crachant le feu.
Tout le bois résonne de ces cris, et les collines en renvoient l'écho.