Le fascisme , au-delà des stéréotypes
Robert O. Paxton.

 

Revue Sciences humaines Décembre 2004

Dans votre dernier livre, Le Fascisme en action, vous commencez par donner une définition très générale du fascisme . Ce serait la nouveauté politique la plus importante du xxe siècle, un mouvement populaire s'élevant à la fois contre la gauche et contre l'individualisme libéral, réalisant une sorte de synthèse entre le socialisme et le nationalisme de droite. Toutefois, vous refusez de donner d'emblée une définition plus précise. Pourquoi ?

Traditionnellement, les livres sur le fascisme commencent par une définition succincte du « minimum fasciste ». Cette approche habituelle a le grand désavantage de rendre statique un phénomène qui est toujours en mouvement, et de traiter isolément un phénomène qui est incompréhensible si l'on ne prend pas en compte les alliés et complices qui ont permis l'accès au pouvoir des fascistes. J'ai préféré procéder autrement. Après quelques repères indispensables, j'amène le lecteur à travers les étapes du parcours fasciste : la création des mouvements, leur enracinement (sous certaines conditions) à l'intérieur d'un système politique, leur arrivée (parfois) au pouvoir, l'exercice du pouvoir et, finalement, dans la longue durée, une radicalisation effrénée ou une décadence en simple autoritarisme. Chaque étape doit être comprise selon ses propres termes, car chacune comprend des processus différents - recrutement de militants, compromis avec des élites, imbrication dans la société civile. C'est seulement à la fin d'un tel voyage, à mon avis, qu'on peut bien comprendre le fascisme dans toute sa complexité et dans tout son dynamisme.


Vous dites vouloir éviter les stéréotypes, en vous concentrant sur les actes des différents régimes fascistes plutôt que sur les idéologies, d'où le titre de votre livre...

J'accorde un rôle moins central à l'idéologie dans l'interprétation du fascisme que la plupart des auteurs, parce que j'ai constaté que le radicalisme économique et social des premiers mouvements est mis en sourdine au moment du compromis avec des élites : ce compromis est nécessaire pour obtenir le pouvoir. Les programmes des jeunes mouvements fascistes donnent, en effet, une idée très imparfaite de la politique qui sera appliquée par les régimes fascistes au pouvoir.

Ce qu'on pourrait nommer une trahison idéologique provoque le départ de certains puristes de la première heure, mais la plupart des militants restent fidèles au parti grâce à son succès et à la propagande. Leur adhésion au mouvement me semble donc moins intellectuelle que viscérale.


Vous parlez du Fascisme italien mais aussi des fascismes en général. Pourquoi étendre un mot qui désigne le parti créé officiellement par Mussolini, à Milan en 1919, à un ensemble plus vaste de mouvements politiques, incluant le parti nazi de Hitler, mais aussi des groupuscules qui n'ont pas réussi à conquérir le pouvoir, comme la Légion de l'archange Michel en Roumanie ou le mouvement rexiste en Belgique ?

Certains spécialistes du fascisme , et pas les moindres (Renzo De Felice, Karl Dietrich Bracher), ont voulu limiter le terme au parti italien, soulignant ses différences (notamment en matière de racisme biologique) avec le nazisme. On peut adopter ce point de vue, mais au prix d'un nominalisme qui empêche de parler synthétiquement de l'innovation politique la plus signifiante du xxe siècle.

Le fascisme existe en tant que phénomène général : l'abandon de la liberté en faveur des méthodes dictatoriales afin d'unifier, de purifier et d'agrandir la nation, le tout avec l'accord enthousiaste des citoyens. Il est vrai que les variantes nationales du fascisme diffèrent profondément, car celui-ci refuse l'universel. Loin de poser un obstacle à la compréhension, pourtant, ces différences permettent des comparaisons fructueuses.


Selon vous, il faut distinguer fascisme et régime autoritaire. Par exemple, vous considérez Vichy comme un régime autoritaire. Pourtant, vous avez insisté, dans des ouvrages précédents, sur le caractère antisémite de l'Etat de Pétain et sur la tentation fasciste chez certains de ces membres. Pourquoi, alors, Vichy ne fut-il pas un Etat fasciste ?

Une distinction utile sépare l'autoritarisme du fascisme . L'autoritarisme diffère du fascisme par la faiblesse ou l'absence d'un parti unique, par la dominance des élites traditionnelles (Eglise, propriétaires, armée) et par une préférence pour un public démobilisé, mais pas forcément par une brutalité moindre. Franco a mis à mort des centaines de milliers d'Espagnols. Selon ces critères, le régime de Vichy se situe plus près du pôle autoritaire que du pôle fasciste, tout en évoluant vers le dernier aux moments ultimes. La IIIe République française contenait de vrais fascistes, mais Hitler préférait laisser gouverner ses satellites par des chefs autoritaires, sachant que les fascistes du coin manquaient de soutien populaire. On peut en outre se demander si un pays occupé, privé de toute expression d'un nationalisme agressif, peut être authentiquement fasciste. Par ailleurs, l'antisémitisme, rappelons-le, n'est pas à lui seul un critère propre au fascisme . Il était plus faible en Italie fasciste (avant 1938) qu'aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France entre les deux guerres.


Parmi les nombreux pays qui virent naître des mouvements fascistes, seuls deux ont connu un réel enracinement de ce type de mouvement : l'Allemagne et l'Italie. Cela tient-il au charisme particulier des deux leaders, Mussolini et Hitler, au contexte de crise économique et sociale propre à ces deux pays, ou y voyez-vous d'autres raisons ?

En effet, c'est seulement dans ces deux pays, l'Allemagne et l'Italie, que le fascisme est allé, au-delà de l'enracinement, jusqu'à la prise et l'exercice du pouvoir. Sans nier le talent ou l'ambition de ces deux chefs, aucun mouvement fasciste n'a jamais réussi du seul fait de son leader (comme leurs propagandistes le prétendaient). De multiples facteurs aident à expliquer ces deux succès : la défaite de l'Allemagne et l'humiliation de l'Italie en 1918, la faiblesse de la tradition démocratique et la profondeur des clivages sociaux dans ces deux pays, une forte poussée de la gauche révolutionnaire au lendemain de la guerre, une crise économique, et l'inefficacité d'un gouvernement libéral devant ces défis multiples, qui ouvre la voie au fascisme . Toutefois, malgré les graves problèmes de l'heure en Allemagne et en Italie, l'arrivée des fascistes au pouvoir dans ces deux pays n'était nullement inévitable. En effet, ni Hitler ni Mussolini n'ont gagné la moindre majorité électorale dans une élection libre. Le vote nazi a atteint son apogée (37 %) à l'élection de juillet 1932 ; celui-ci baissait dès l'élection suivante, en novembre. Mussolini n'avait que 35 sièges parlementaires avant la prise de pouvoir. Dans ces deux cas, des chefs politiques conservateurs ont voulu atteler le cheval fasciste à leur propre chariot, et les deux chefs d'Etat ont aidé à la réalisation d'un tel projet. L'arrivée au pouvoir des nazis et des fascistes italiens provenait, finalement, du libre choix des chefs conservateurs qui craignaient plus la gauche qu'un fascisme qu'ils pensaient pouvoir dominer.


Aujourd'hui, le débat fait toujours rage, en histoire contemporaine, entre les tenants du « fascisme » et ceux du « totalitarisme ». Par exemple, Emilio Gentile n'hésite pas à qualifier ce mouvement de totalitaire. Que pensez-vous de l'usage d'un tel terme ?

A mon avis, le concept de « totalitarisme » n'a qu'une utilité limitée pour l'analyse politique. Certes, si on veut parler de l'ambition de certains régimes de tout contrôler et des mécanismes qu'ils emploient pour arriver à cette fin, le mot « totalitaire » (que Mussolini avait repris à l'un de ses opposants) peut servir. Mais il faut reconnaître que les mécanismes de contrôle n'épuisent pas les problématiques du fascisme et du stalinisme.

En ce qui concerne le fascisme , le modèle totalitaire n'explique en rien les préconditions qui peuvent lui préparer le terrain, ni les tractations par lesquelles les fascistes sont arrivés au pouvoir, ni encore la façon dont les régimes fascistes ont engagé la société civile. Il est vrai que les mécanismes de contrôle peuvent se ressembler d'une dictature à une autre. Il n'y a pas trente-six façons d'emprisonner et de torturer. Mais des différences profondes séparent l'arrivée au pouvoir et l'exercice de ce pouvoir par Hitler ou Mussolini, d'un côté, et par Staline, de l'autre. Etant passés par une porte ouverte par l'élite, Hitler et Mussolini doivent partager le pouvoir avec elle. Le premier le fait beaucoup moins que le dernier, bien sûr, mais tant en Italie qu'en Allemagne, chefs, militants, élites et société civile s'engagent dans la même lutte pour la suprématie. Staline, par contre, n'est aux prises avec des rivaux qu'au sein de l'équipe dirigeante. Et n'oublions pas les différences de finalité entre fascisme et stalinisme, l'un dédié au triomphe d'une race, l'autre destiné à établir une égalité universelle et obligatoire (ce qui mena toutefois à des distorsions odieuses). Finalement, n'oublions pas que l'image totalitaire d'une dictature toute-puissante peut même servir d'alibi pour les complices du fascisme  : les élites qui lui ont ouvert la porte, les professions qui s'en sont accommodées, les populations qui y ont acquiescé, tous peuvent invoquer le totalitarisme afin de nier leur participation volontaire à l'avènement du fascisme .

E. Gentile a fourni une contribution de première importance à l'historiographie du régime fasciste en Italie. Mais, dans son grand livre La Voie italienne du totalitarisme (avec Philippe Baillet, Le Rocher, 2004), il aurait dû préciser qu'il y décrit l'ambition plutôt que la réalité d'un régime dans une société où le prêtre, le patron, le notable de village et le père de famille gardaient un pouvoir important.


Vous établissez un processus qui mène d'un ensemble de « passions mobilisatrices » à l'exercice du pouvoir par les fascistes. Cette spirale est-elle inéluctable et peut-elle nous aider à nous prémunir contre des fascismes à venir ?

Dans mon examen de la prise du pouvoir et de son exercice par le fascisme , j'ai voulu souligner l'élément de choix qui existe à chaque étape. Les élites allemandes et italiennes qui ont ouvert la porte aux chefs fascistes avaient d'autres options. Bien qu'il soit difficile dans une démocratie d'empêcher l'expression d'opinions fascistes - première étape du parcours fasciste -, l'arrivée du fascisme au pouvoir n'est jamais inéluctable.