Lettre du Comte de Mirabeau à ses commettants.

 

 

10 Mai 1789.

Messieurs,

Nommé votre représentant aux États généraux, je vous dois un compte particulier de tout ce qui est relatif aux affaires publiques : puisqu’il m’est physiquement impossible de remplir ce devoir envers vous tous, autrement que par la voie de l’impression, souffrez que je publie cette correspondance et qu’elle devienne commune entre vous et la Nation ; car bien que vous ayez des droits plus directs aux instructions que mes lettres pourront renfermer, chaque membre des États généraux devant se considérer, non comme le député d’un ordre, ou d’un district, mais comme le procureur fondé de la Nation entière, il manquerait au premier de ses engagements s’il ne s’instruisait de tout ce qui peut l’intéresser ; personne sans exception ne pourrait s’y opposer, sans se rendre coupable du crime de lèse-majesté nationale, puisque même, de particulier à particulier, ce serait une injustice des plus atroces.
J’avais cru qu’un journal qu’on a annoncé dans son prospectus, comme devant être rédigé par quelques membres des États généraux, pourrait, jusqu’à un certain point, remplir envers la Nation ce devoir commun à tous les députés : grâce à l’existence de cette feuille, je sentais moins strictement l’obligation d’une correspondance personnelle, mais le ministère vient de donner le scandale public de deux arrêts du Conseil, dont l’un, au mépris du caractère avoué de ses rédacteurs, supprime la feuille des États généraux, et dont l’autre défend la publication des écrits périodiques.
Il est donc vrai que, loin d’affranchir la Nation, on ne cherche qu’à river ses fers ! que c’est en face de la Nation assemblée qu’on ose produire ces décrets auliques, où l’on attente à ses droits les plus sacrés ; et que joignant l’insulte à la dérision, on a l’incroyable impéritie de lui faire envisager cet acte de despotisme et d’iniquité ministériels, comme un provisoire utile à ses intérêts !
Il est heureux, Messieurs, qu’on ne puisse imputer au Monarque ces proscriptions, que les circonstances rendent encore plus criminelles. Personne n’ignore aujourd’hui que les arrêts du Conseil sont des faux éternels, où les ministres se permettent d’apposer le sceau du Roi ; on ne prend pas même la peine de déguiser cette étrange malversation ; tant il est vrai que nous en sommes au point où les formes les plus despotiques marchent aussi rondement qu’une administration légale !
Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse ; la Nation et le Roi demandent unanimement le concours de toutes les lumières. Eh bien ! c’est alors qu’on nous présente un veto ministériel ; c’est alors qu’après nous avoir leurrés d’une tolérance illusoire et perfide, un ministère, soi-disant populaire, ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées, privilégier le trafic du mensonge, et traiter comme objet de contrebande l’indispensable exportation de la pensée.
Mais de quel prétexte a-t-on du moins essayé de colorer l’incroyable publicité de l’arrêt du Conseil du 7 mai ? A-t-on cru de bonne foi que les membres des États généraux, pour écrire à leurs commettants, fussent tenus de se soumettre aux règlements inquisitoriaux de la Librairie’! Est-il dans ce moment un seul individu à qui cette ridicule assertion puisse en imposer ? N’est-il pas évident que ces arrêts proscripteurs sont un crime public, dont les coupables auteurs, punissables devant les tribunaux judiciaires, seraient bien forcés dans tous les cas d’en rendre compte au tribunal de la Nation ?
Eh ! la Nation entière n’est-elle pas insultée dans le premier de ces arrêts, où l’on fait dire à Sa Majesté qu’elle attend les observations des États généraux comme si les États généraux n’avaient d’autres droits que celui de faire des observations ?
Mais quel est le crime de cette Feuille qu’on a cru devoir honorer d’une improbation particulière ? Ce n’est pas sans doute d’avoir persifflé le Discours d’un Prélat, qui, dans la Chaire de vérité, s’est permis de proclamer les principes les plus faux et les plus absurdes : ce n’est pas non plus, quoiqu’on l’ait prétendu, pour avoir parlé de la tendance de la Feuille des Bénéfices ? Est-il personne qui ne sache et qui ne dise que la Feuille des Bénéfices est un des plus puissants moyens de corruption ? Une vérité si triviale aurait-elle le droit de se faire remarquer ? Non, Messieurs, le crime véritable de cette Feuille, celui pour lequel il n’est pas de rémission, c’est d’avoir annoncé la liberté, l’impartialité les plus sévères ; c’est surtout de n’avoir pas encensé l’idole du jour, d’avoir cru que la vérité était plus nécessaire aux Nations que la louange, et qu’il importait plus même aux hommes en place, lorsque leur existence tenait à leur bonne conduite, d’être servis que flattés.
D’un autre côté, quels sont les papiers publics qu’on autorise ? Tous ceux avec lesquels on se flatte d’égarer l’opinion : coupables lorsqu’ils parlent, plus coupables lorsqu’ils se taisent, on sait que tout en eux est l’effet de la complaisance la plus servile et la plus criminelle ; s’il était nécessaire de citer des faits, je ne serais embarrassé que du choix.
Sous le duumvirat Brienne et Lamoignon, n’a-t-on pas vu le Journal de Paris annoncer comme certaine l’acceptation de différents Bailliages, dont les refus étaient constatés par les protestations les plus énergiques ? Le Mercure de France ne vient-il pas tout récemment encore, de mentir impudemment aux Habitants de la Capitale et des Provinces ? Lisez l’avant dernier numéro, vous y verrez qu’à Paris, aux Assemblées de District, les Présidents nommés par la Municipalité, se sont volontairement démis de la présidence, et l’ont presque tous obtenue du suffrage libre de l’Assemblée ; tandis qu’il est notoire qu’ils ont opposé la résistance la plus tenace et la plus indécente ; et que sur le nombre de soixante , à peine en compte-t-on trois ou quatre à qui les différentes Assemblées aient décerné l’honneur qu’on leur accorde si gratuitement dans le Mercure.
Vous trouverez encore, dans ce même journal, de perfides insinuations en faveur de la délibération par ordre : tels sont les papiers publics auxquels un ministère corrupteur accorde toute sa bienveillance. Ils prennent effrontément le titre de papiers nationaux : on pousse l’indignité jusqu’à forcer la conscience du public pour ces archives de mensonges : et ce public, trompé par abonnement, devient lui-même le complice de ceux qui l’égarent.
Je regarde donc, Messieurs, comme le devoir le plus essentiel de l’honorable mission dont vous m’avez chargé, celui de vous prémunir contre ces coupables manœuvres ; on doit voir que leur règne est fini, qu’il est temps de prendre une autre allure, ou s’il est vrai que l’on n’ait assemblé la Nation que pour consommer avec plus de facilité le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit pas du moins en affectant de vouloir la régénérer. Que la tyrannie se montre avec franchise, et nous verrons alors si nous devons nous raidir, ou nous envelopper la tête.

6 Mai.
Le Gouvernement a fait afficher de grand matin un Placard, qui portait ces mots:

De Par Le Roi.

« Sa Majesté ayant fait connaître aux Députés des trois Ordres, l’intention où elle était qu’ils s’assemblassent dès aujourd’hui 6 Mai, les Députés sont avertis que le local destiné à les recevoir, sera prêt à neuf heures du matin. »

Une proclamation du Héraut d’armes, a confirmé ce Placard ; en conséquence, et conformément à l’ajournement que M. le Garde-des-Sceaux avait prononcé devant le Roi, les Députés des Communes se sont rendus à la Salle des Etats-Généraux , à neuf heures, et ils y ont attendu jusqu’à deux heures et demie les Députés des autres Ordres, qui n’ont point paru dans cette Salle. A deux heures et demie, les Députés des Communes se sont retirés, en convenant de s’y retrouver demain à neuf heures du matin, pour y attendre de nouveau leurs co-Députés.
Cette conduite est sage et régulière.
Sa régularité est incontestable, puisqu’une Assemblée ajournée doit se réunir telle qu’elle était lorsqu’on l’a ajournée ; et d’ailleurs cette expression : le local, lèverait tous les doutes à cet égard, si, à force de subtilités, on parvenait à en faire naître.
Cette conduite est sage ; car, pour répéter une expression heureuse du Discours du Directeur-Général, il ne faut pas être envieux du temps : lui seul propage l’instruction, établit l’harmonie, apaise les discordes. Toute démarche des Communes les eut, ou compromis en donnant des avantages et des prétextes à leurs adversaires, ou exposé à des résistances plus actives, à des contrariétés plus ardentes.
Il paraît que l’opinion qui a prévalu dans les Communes, a été de se regarder, puisque leurs pouvoirs n’étaient pas vérifiés, comme une agrégation d’individus présentés pour les Etats-Généraux ; individus qui pouvaient conférer amiablement, mais qui n’avoient encore aucun caractère pour agir ; et l’on a porté le respect du principe, jusqu’i refuser d’ouvrir des Lettres adressées au Tiers-Etat, et remises dans la Salle. Il paraît aussi que le vœu de l’Assemblée a été de laisser du temps aux Ordres privilégiés pour réfléchir, soit à l’inconséquence du système de séparation provisoire, puisque tous les Ordres ont un intérêt égal à la vérification des pouvoirs de chaque Ordre ; soit à l’absurdité qu’il y aurait à confondre leur vérification et leur légitimation , et à soutenir que les pouvoirs des Représentants de la Nation, ne doivent pas être légitimés par l’Assemblée Nationale ; soit enfin aux dangers d’une scission que l’opiniâtreté de privilégiés, sur ce premier et important acte de Juridiction, pourrait entraîner.
Les Ordres privilégiés n’ont pas cru devoir tenir la même conduite.
Dans le Clergé, cent trente-trois Membres ont délibéré, sous la présidence provisoire de M. le Cardinal de la Rochefoucauld, que les pouvoirs seraient vérifiés et légitimés dans l’Ordre. Cent quatorze ont cru qu’ils ne pouvaient l’être que dans l’Assemblée générale, sur le rapport de Commissaires triés dans les trois Ordres.
Il serait impossible de rendre compte des opinions particulières, parce qu’il n’y a point eu de débat régulier, et que la Délibération a été très tumultueuse.
La Noblesse a tenu également une Séance irrégulière, dans laquelle M. de Montboissier, comme le plus âgé, a été nommé Président provisoire, et M. Chalouet, Député d’Alençon, Secrétaire. Les mêmes questions y ont été agitées. On a fait deux motions ; l’une pour la vérification des pouvoirs par des Commissaires pris exclusivement dans l’Ordre de la Noblesse ; et l’autre pour la vérification par des Commissaires pris dans les trois Ordres.
Voici les efforts de logique dont on a appuyé la première de ces deux motions:
Ses partisans ont prétendu, 1°. Que les Députés, ayant été nommés dans l’Ordre de la Noblesse, devaient remettre leurs pouvoirs aux Commissaires de cet Ordre : il est donc bien évident que ces Messieurs, flattés de représenter leur Ordre, n’ont pas la moindre envie d’être les Représentants de la Nation. 2°. Que la Noblesse ne pouvait pas encore reconnaître la légitimité des pouvoirs des Membres des deux autres Ordres, ni par conséquent leur remettre les siens ; c’est donc en tenant ces pouvoirs bien serrés, en ne les communiquant pas, qu’on pourra parvenir à reconnaître leur légitimité. 3°. Que l’Ordre de la Noblesse était seul compétent pour reconnaître les titres d’après lesquels on prétendait y être admis, c’est-à-dire, que Messieurs de la Noblesse composent, à eux seuls, les Etats-Généraux. 4°. Que la vérification n’était pas d’ailleurs une opération assez importante pour s’y arrêter si longtemps, et que l’on abrégerait beaucoup en la faisant faire par des Commissaires de l’Ordre. Il est clair que ces Messieurs ne demandent qu’à économiser le temps.
Les partisans de la motion pour la vérification des pouvoirs par des Commissaires, pris des trois Ordres, ont soutenu que, les Députés étant envoyés aux Etats-Généraux, c’était aux Etats-Généraux, composés des trois Ordres, à vérifier les pouvoirs y que, les Elections ayant été sanctionnées par les trois Ordres de chaque Bailliage, et les Députés ayant prêté serment en présence des trois Ordres, c’était devant les Commissaires des trois Ordres qu’ils devaient justifier de leur Mandat.
Ce dernier avis n’a eu que quarante-sept voix contre cent quatre-vingt-huit ; on ne peut pas être surpris de cette minorité dans la Noblesse ; mais ce qui doit vraiment étonner, c’est sa grande disproportion avec celle du Clergé.
Nous nous abstiendrons de nommer ceux qui ont été de l’avis de la pluralité ; car, outre qu’il ne s’agit que d’une Assemblée irrégulière, c’est un ménagement que nous croyons leur devoir dans ces premiers moments ; mais on ne nous pardonnerait pas de taire le nom de ceux qui ont eu le courage de s’honorer eux-mêmes, en adhérant à la minorité : de ce nombre ont été le Vicomte de Castellane , le Duc de Liancourt, le Marquis de la Fayette ; les Députés du Dauphiné, ceux de la Sénéchaussée d’Aix en Provence, et le Député d’Amont, qui a demandé acte de la résolution où il était de remettre ses pouvoirs au Clergé et aux Communes.
Ceux qui se sont le plus distingués parmi les Prélats, pour la cause populaire, sont Messieurs les Archevêques de Vienne et de Bordeaux.
M. Freteau a fait une motion, sur laquelle, on ne sait pourquoi, il n’a pas été délibéré : elle avoir pour but de suspendre toute Délibération, jusqu’à ce que la Ville de Paris eût nommé ses Députés, attendu, disait M. Freteau, que l’Assemblée ne pourrait être regardée comme complète qu’autant que ces Députés auraient eu le temps, physiquement nécessaire , pour être nommés et pour se rendre à leur destination. Deux Membres seulement ont adopté cet avis, et l’on n’a pas jugé à propos d’aller aux voix.
Douze des plus âgés de l’Assemblée ont été nommés Commissaires-Vérificateurs des pouvoirs.
En voyant d’un côté l’inertie, pourtant raisonnée, des Communes, et de l’autre, la prestesse et l’activité des deux autres Ordres, on se demande la raison de cette différence : elle nous paraît bien facile à saisir. Les deux premiers Ordres n’ont qu’un but ; c’est celui de défendre leurs privilèges et leurs usurpations. Leur moindre nombre facilite, pour ainsi dire, la célérité de leurs évolutions. Il n’en est pas de même des Communes : pour acquérir cette célérité qui pourra leur devenir si nécessaire, et jouir du même avantage que les deux autres Ordres, nous croyons qu’il serait indispensable qu’elles établissent un Comité de ralliement ; c’est-à-dire, que chaque députation provinciale nommât un ou deux de ses Membres, à l’effet de former un Comité, où se prépareraient les Délibérations à prendre dans l’Assemblée des Communes.

7 Mai.

Les Députés des Communes étant convenus hier de se rendre aujourd’hui, à neuf heures du matin, à la Salle des Etats-Généraux, pour y attendre de nouveau leurs co -Députés, s’y sont effectivement trouvés à l’heure indiquée. Leurs espérances ont encore été trompées ; Messieurs de la Noblesse et du Clergé n’ont pas jugé à propos d’aller les joindre.
En conséquence, même inertie que la veille, point de Délibération : on a seulement chargé les six personnes les plus âgées, de maintenir l’ordre dans les Conférences. Bientôt on a su que le Clergé était assemblé dans l’une des Salles voisines , et que certains Membres de la Noblesse l’étaient également dans une autre Salle ; alors, désirant de compléter l’Assemblée Nationale, et, de la mettre en activité , plusieurs Dépurés des Communes ont été inviter le Clergé et la Noblesse à se rendre à leur véritable poste ; c’est-à-dire, à se réunir avec eux, pour vérifier et légitimer les pouvoirs , leur déclarant que leur absence était cause de l’inaction des Communes.
L’Evêque de Montpellier, celui d’Orange, et quatre autres Ecclésiastiques sont venus, quelques moments après, dans la Salle des États-Généraux, et ont dit aux Communes que le Clergé consentait à nommer des Commissaires pour conférer avec ceux des Ordres respectifs, sur la proposition qui leur était faite, et qu’il y inviterait les autres Ordres.
La Noblesse n’étant point assemblée, n’a pu se rendre à l’invitation.
Nous ignorons quelle eût été la réponse de la Noblesse ; mais celle du Clergé ne nous paraît pas moins singulière qu’énigmatique. Et de quel droit ces deux Ordres ont-ils pu se permettre de s’absenter d’une Assemblée à laquelle ils étaient ajournés par le Législateur provisoire? Comment ont-ils cru qu’ils étaient libres d’y substituer, de leur propre autorité, des conciliabules partiels, également attentatoires aux intérêts et aux droits de la Nation et du Monarque ? Qu’ils tâchent, s’il est possible, de justifier cette conduite aussi indécente qu’irrégulière : qu’ils ne nous mettent pas surtout dans la nécessité de la qualifier de scission.
Jusqu’ici les Communes, rigoureusement attachées aux vrais principes, suivent un système d’inertie dont on n’aurait pas cru que notre légèreté fut capable ; mais bientôt il sera temps de mettre des bornes à cette inaction, non par de vains moyens d’une conciliation illusoire ; mais en se pénétrant de plus en plus du sentiment de leur force et de leur dignité. Qu’elles n’attendent rien que d’elles-mêmes, si leur patiente tolérance est sans efficacité : tout cédera bientôt à cette résolution généreuse, et la France leur devra sa gloire, sa constitution, sa liberté.

POST-SCRIPTUM.

Mon intention était de vous parler des Costumes des différents Ordres ; mais je crois pouvoir m’en dispenser en vous adressant la Lettre suivante, qui m’est parvenue en manuscrit.
Je crois, Monsieur, que la distinction des Costumes , donnés aux Députés des différents Ordres, a été généralement désapprouvée ; mais tout le monde n’est pas à même d’en sentir les conséquences politiques : la plupart n’y voient qu’une humiliation pour les Députés des Communes, parce qu’on ne leur accorde ni plumet ni dentelle, et s’imaginent, d’après cela, que les deux autres Ordres doivent être bien fiers d’une pareille distinction ; mais comment ne réfléchit-on pas que prescrire un Costume, quel qu’il soit, aux Membres du Corps législatif, présidé par le Monarque, et par conséquent du pouvoir Souverain, c’est soumettre les dépositaires de ce pouvoir à l’absurde et ridicule législature d’un Maître de Cérémonies ? N’est-ce pas le comble du Despotisme et de l’avilissement ? Qu’importe l’élégance où la richesse des habits, la servitude n’est-elle pas la même ? et des hommes nés pour la liberté peuvent-ils se prêter à cette honteuse dégradation ?
Le pouvoir arbitraire, n’est pleinement satisfait que lorsqu’il voit que les décrets les plus absurdes et les plus bizarres, sont aussi fidèlement exécutés que les lois les plus saintes et les plus sages : alors il fait un cheval Consul ; il ordonne de saluer un chapeau, de porter tel ou tel habit, &c., &c. Lorsqu’on voit de pareils symptômes dans une Nation, on peut assurer qu’elle n’a plus rien à perdre, et qu’elle est complétement asservie.

D’ailleurs, qui ne connaît point l’empire, je dirais presque le Despotisme, que les sens exercent sur nous ? C’est un témoignage bien humiliant de notre faiblesse. Le Philosophe n’en est pas plus à l’abri que les autres ; on pourrait dire, de presque tous les hommes, ce que la Fontaine dit, dans un de ses Contes, en parlant des femmes :

Pour une qui se prend par l’âme,
Mille se prennent par les yeux.

Donner un Costume différent aux Députés des différents Ordres, n’est-ce donc pas renforcer cette malheureuse distinction d’Ordres, qu’on peut regarder comme le péché originel de notre Nation, et dont il faut absolument que nous soyons purifiés, si nous prétendons nous régénérer.
S’il est de la dignité de l’Assemblée Nationale d’adopter un Costume, c’est à cette Assemblée seule à le prescrire ; puisqu’elle a le droit de se constituer et constituer la Nation, à plus forte raison doit-elle avoir celui de se costumer. Il est probable, qu’établie pour faire des lois, elle ne voudra pas en recevoir elle-même du Maître des Cérémonies. Les Membres qui la composent, ne devant point se regarder comme les Députés de tel ou tel Ordre, mais comme les vrais Représentant de l’universalité du Royaume, ne peuvent se dispenser de voter l’uniformité de Costume ; car il doit être le symbole de cette égalité de droit et de pouvoir, dont ils sont tous essentiellement revêtus. S’ils agissaient autrement, ils méconnaîtraient l’importance et la nature de leurs fonctions, et seraient indignes de représenter la Nation, qui veut bien les avouer pour ses Députés.

Je suis, &c.

SALAVILLE,