Textes

Mauriac Mémoires politiques Préface 1967
autour des cas Brasillach, Béraud etc

 

L'étrange aussi est que les premiers mois qui suivirent la libération ne me laissent que des souvenirs d'amertume et d'angoisse. Il avait été si facile d'espérer pendant les années noires, plus facile d'espérer que de ne pas désespérer lorsque nous débouchâmes dans les excès de l'épuration. Certes, dès ce moment-là, je compris, je ne dirai pas quelle chance, mais quelle grâce fut pour nous la présence de de Gaulle. Dès les premiers mois, dès les premières semaines, je pris conscience d'une totale incompatibilité d'humeur entre lui et les revenants de la Ille République et tous ceux des résistants qui n'avaient pas été ses compagnons proches au long de ces quatre années. Elle tenait certes au tempérament de l'homme qu'il était, à sa nature même. Il imposait à la fois et il déplaisait. Il se trouvait en situation de déplaire impunément. Que faire contre de Gaulle ? Je me souviens de ce déjeuner au Ritz où Georges Bidault, sortant d'un des premiers conseils des ministres, déplia sa serviette en murmurant rageusement : « Il vient encore de nommer un ambassadeur sans me consulter!»

Je connaissais, nous connaissions tous l'idée que de Gaulle se faisait de l'Etat et qu'il voyait dans les moeurs politiques de la République parlementaire telle qu'elle avait sévi en France la cause directe de tous nos malheurs, et qu'il ne se faisait aucune illusion sur la complicité de tous les partis, de la droite à la gauche, pour remettre en place le système qui avait rendu possible le désastre le plus honteux de notre histoire - et qui eût été le plus évitable puisque, depuis 1918, nous avions en main tous les atouts.

Je ne voyais pas clairement ce que de Gaulle pouvait faire, mais fus étonné par son départ, que lui-même crut être j'imagine) une fausse sortie. Ce fut une de ses erreurs, et sans doute une nécessité. L'écart était si grand entre cette « certaine idée » qu'il se faisait de la France et celle que s'en faisaient les républicains d'ancienne observance, que pour le combler ce ne fut pas trop de ces quatorze années désastreuses. Rien de ce qu'a finalement pu accomplir de Gaulle, revenu à la barre en 1958, n'aurait pu s'inscrire dans notre histoire si nous n'avions pas, le 13 mai, en Algérie, touché le fond; il n'en fallait pas moins pour que les hommes qui le haïssaient le plus en fussent réduits à aller eux-mêmes le chercher à Colombey : il était temps encore, il était juste temps, mais on le laisserait travailler, cette fois, et il ne perdit pas un jour pour tout changer de ce qui devait l'être.

Qu'ai-je pressenti de ces choses à la Libération ? Eh bien ! non, je n'en pressentis rien, je vivais dans le moment présent, surtout tourmenté par les excès de l'épuration. J'en ai souffert plus que je ne saurais dire : il y avait eu assez d'héroïsme de ce côté-là pour racheter toutes les hontes. Je souffris de ce que, maîtresse du pouvoir, la Résistance dressait l'appareil d'une fausse justice et ne tenait aucun compte de ce que la collaboration avec l'occupant avait été la politique officielle du gouvernement légal de la France - un gouvernement incarné dans un maréchal illustre, reconnu par les ambassadeurs du monde entier, y compris celui des Etats-Unis d'Amérique et le nonce.

Les articles de ce recueil qui ont trait à ce débat tragique, j'ignore quel intérêt y trouveront encore ceux qui ne l'ont pas vécu (en particulier ce qui m'opposa à Albert Camus). Mais moi, je l'ai vécu, et pas seulement la plume à la main, à cause de cette légende qui avait fait de moi un familier de de Gaulle. Les amis de Brasillach espéraient tout de mon intervention. Je n'oublierai jamais l'admirable fille de Pierre Laval, venant un soir chez moi, comme si j'eusse pu sauver son père ... Hélas ! S'il y eut jamais cas désespéré, c'était bien celui-là, Pierre Laval ayant en quelque sorte assumé toutes les haines, y compris celles des partisans du maréchal. Jamais bouc émissaire ne fut plus honni - moins à cause de ce qu'il avait fait qu'à cause de ce qu'il avait dit(« Je souhaite la victoire de l'Allemagne»).

Pour Brasillach, je fis ce que je pus. De Gaulle ne m'avait nullement promis, comme on me l'a fait dire, qu'il ne serait pas exécuté. Ses propos furent, autant qu'il me souvienne : « Je n'ai pas encore vu le dossier, mais j'espère qu'il ne sera pas exécuté ... » Je n'oublierai jamais que ce soir-là, où nous étions encore dans le doute, j'avais reçu une invitation à dîner à l'ambassade des Soviets. C'était la première fois que j'y pénétrais. Dans une chiche lumière, je gravis un escalier où le personnel impressionnait par sa carrure. Je m'étais attendu à un grand dîner d'apparat ; mais nous ne fûmes que trois ou quatre autour de l'ambassadeur - et à la place d'honneur, Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères. Je l'interrogeai anxieusement au sujet de Brasillach : sa réponse tomba comme un couperet. Je compris que cette nuit qui commençait serait la dernière nuit de cet écrivain, coupable d'une faute qui, certes, n'aurait pas dû aller à la mort. Et puis son père, tué au Maroc, avait tout payé d'avance. Brasillach aurait pu fuir en Espagne, comme tant d'autres, et il n'avait pas fui. Je me souviens, deux jours avant la Libération, de l'avoir vu assis, seul, à la terrasse des Deux-Magots. Que ne suis-je allé m'asseoir près de lui !

Du moins, aurai-je eu la consolation de sauver Henri Béraud. Je le crois, et lui aussi l'a cru. Je voudrais en rappeler le témoignage, non pour m'en glorifier mais parce que le livre où il a paru : Quinze Jours avec la mort, est aujourd'hui introuvable - et pour rappeler à certains de mes ennemis ce que je fus à l'heure des règlements de comptes.

Béraud, condamné à mort, attend son exécution : « •.• J'avais reçu quelques lettres, les unes fort belles, d'autres plates ou ridicules. Hors cela, un oubli complet, un inimaginable abandon ( ... ). Tous me laisseraient ainsi partir, dans l'indicible misère du réprouvé, sans même la banale, la pauvre, la dérisoire offrande d'un brin d'immortelle jeté sur ces quatre planches ? ... Dans ce désert, un homme s'est levé. Ardent et solitaire, sa voix s'est fait entendre. Il y fallait un grand courage. Le plus grand peutêtre: celui de rompre le silence, quand règne en tout lieu la servitude et la peur ( ... ). Ce soir, dans ma cellule, un lointain souvenir mêle aux rumeurs de Fresnes l'écho mélancolique des valses du Pré-Catelan et les cavatines d'un chanteur italien. C'est qu'une ombre vient d'entrer, cher Mauriac, coeur généreux, vous seul m'avez répondu. Voici dans ma main qui tremble le Figaro avec votre article : Autour d'un verdict. On me l'a remis tout à l'heure - et n'osant en croire mes yeux, j'ai lu ( ... ). A l'homme qui, écrivant ces lignes, m'a peut-être sauvé la vie - et sauve sûrement mon honneur, j'ai fait remettre une lettre. Un simple billet au crayon : « Mon cher Mauriac, un homme qui depuis cinq jours vit sa propre mort a tendu la main vers vous. Cette main vous l'avez prise, vous avez eu le courage et la générosité de la prendre. C'est en versant mes premières larmes que je viens de lire cet article où mon honneur est sauvé. Vous ne pensez certainement pas, Mauriac, que l'on puisse s'acquitter d'une dette pareille au moyen de remerciements. Je vous dis très simplement que, par vous, toutes mes souffrances sont oubliées. »

Ai-je fait vraiment tout ce que j'ai pu ? Non, j'ai laissé faire ce que j'eusse pu peut-être empêcher. Quand j'y resonge, je m'étonne par exemple que l'Académie ait tordu le cou au vieil Abel Hermant qui n'avait commis d'autre crime (c'en était un, bien sûr !) que de s'assurer son bifteck quotidien avec des articles sans aucune portée, que personne autour de moi ne lisait, et dont je n'ai entendu parler par personne. J'ai protesté, certes, comme on le verra ici, mais je n'ai pas agi à l'intérieur de l'Académie comme j'eusse dû faire.