Textes

Mauriac Le mystère Pétain

 

L'article daté du 12 novembre 50 ne fut finalement pas publié dans le Figaro

 

LES années qui passent sur ce vieux chêne foudroyé, dont la cime demeure mystérieusement vivante, ont apaisé les passions amis et adversaires s'interrogent aujourd'hui à propos de ce condamné que sa condamnation n'a pas plus atteint que son acquittement ne l'eût déchargé. Cette évidence enfin se dégage que son cas ne relève d'aucun code militaire ou civil. Je n'ai point sous les yeux le texte de jugement, mais il importe peu de le rechercher : il ne concernait évidemment pas ce vieillard taciturne, ce maréchal de France qu'il n'appartenait à aucun tribunal de dégrader, et qui reste « le Maréchal » en dépit de toutes les sentences, devant son peuple et devant )'Histoire.

En revanche, qui aurait ici-bas pouvoir de l'absoudre? Il a consenti de collaborer, non avec l'ennemi - nous étions sous le régime de l'armistice - mais avec les nazis assassins. Tout tient pour moi dans cette vision de la gare d'Austerlitz, un train de marchandises où sont entassés des enfants juifs, agneaux voués à la boucherie, et pour les garder : la police française. Les débats de son procès ont déchargé à mes yeux le maréchal Pétain d'avoir signé l'armistice. Qu'une capitulation en rase campagne eût été préférable, j'en demeure persuadé, mais le débat reste ouvert et les arguments échangés n'apportent pas de certitude absolue. Ce qui demeure, c'est que Vichy, bon gré mal gré, a eu part au crime hitlérien.

Le Maréchal, le jour où il assuma ce fardeau qu'il devra porter aussi longtemps que la nation française aura une histoire, a-t-il su d'avance qu'il allait devenir ce complice? Ce qui nous ramène à nous demander ce que signifiait pour lui la parole fameuse : « Je fais don de ma personne à la France ... » Je crois me souvenir que Jean Schlumberger, dans les pages si lucides et si nobles qu'il a consacrées au procès Pétain ('), jugea cette parole « prudhommesque ». Pour moi, j'ai très présent à l'esprit le sens que je lui avais donné lorsque je l'entendis et qui, je l'avoue, m'avait touché au plus profond. Cela signifie : « Je ne veux pas vous laisser sans défense entre les mains du vainqueur. Je vous couvre de mon illustre nom, de ma vieille gloire. Les morts de Verdun que j'incarne vous feront un rempart de leurs innombrables ombres. » Et qu'au lieu de cela, il ait précipité dans la mort, dans les cachots, et dans la honte, des milliers de Français qui avaient cru en lui ne change rien au sens que le Maréchal attribuait au don, de sa personne.

Mais voyait-il plus loin? Etait-il sûr, à ce moment-là, de la victoire allemande? Ou at- il pressenti au contraire qu'il venait de lier sa cause au sort d'un colosse d'argile avec lequel il serait précipité? Le don qu'il faisait de sa personne comportait-il le sacrifice futur de son honneur humain?

Il est possible que le vieillard n'ait pas vu si loin, qu'il n'ait pas d'abord compris la portée de son engagement. Mais tel est le caractère de toutes les prophéties; les visionnaires d'Israël étaient sans doute inconscients de ce qui dans leurs propos dépassait les conjonctures présentes. Nous ne saurons jamais si ce « je fais don de ma personne à la France » consacre l'acceptation par avance du calice le plus amer qui ait jamais été tendu à un vieux chef : la flétrissure jusqu'à la mort et pardelà la mort.

Sans doute faut-il compter ici avec les grâces que Dieu accorde à la vieillesse qui est un supplice, et le pire de tous, comme l'a dit Michelet. Il n'empêche qu'elle amortit les coups dont nous accablent les hommes; elle nous enveloppe déjà de cette paix que connaissent nos pères endormis. Oh! comme je le guette, à certaines heures, ce commencement de sommeil où nous ne pourrons plus recevoir ni bien ni mal de la part des hommes ! Le silence du Maréchal devant ses juges était déjà le signe d'une absence. Ses adversaires cherchaient en vain à l'accabler : il n'était déjà plus là.

Qu'il demeure donc sur cette rive où l'a déposé le destin. Il n'existe pas pour lui d'autre place en ce monde. Et quand cette statue où demeure un reste de vie sera à jamais pétrifiée, il restera de l'étendre et de l'ensevelir au lieu même où elle se sera écroulée. Que Dieu le préserve des passions partisanes qui souhaitent de l'en arracher un jour, qui le ravaleraient à leur niveau et qui ressusciteraient le roi d'Yvetot vichyssois. Ce n'est pas cette image que !'Histoire gardera de lui. Il a échappé miraculeusement à cet opprobre. Gardons-nous de l'y rejeter. Mais dans cette île où il est déjà entré dans son repos, il sera misérable d'invoquer les règlements pour ne pas l'entourer de tous les soins, de tous les égards dus à son illustre infortune : aucun règlement ne concerne plus cette ombre déjà hors du temps. Nous savons maintenant que son procès restera ouvert et qu'il ne sera jamais jugé.